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« On ne joue pas du piano avec les doigts, on joue du piano avec l’esprit. » disait le pianiste canadien Glenn Gould dans un entretien (entretien avec David Dubal, un pianiste américain ).
Khatia Buniatishvili justement appartient à cette lignée rare, née sur une terre de feu et de montagnes,le 21 juin 1987 en Géorgie, où la musique n’est pas un art mais une mémoire, un souffle transmis de mère en fille, de peuple en peuple. Dans ses doigts se mêlent l’ardeur caucasienne et la nostalgie soviétique, la ferveur de Tbilissi et les ombres d’un empire disparu. Dès l’enfance, sa sœur Gvantsa et elle étudiaient le répertoire d’Arno Babajanian et de Giya Kancheli, deux compositeurs qu’elle vénère encore, le premier pour son lyrisme arménien incandescent, le second pour son silence spirituel, ces voix de l’Est qui oscillent entre désespoir et lumière. De Rachmaninov à Prokofiev, de Brahms à Gershwin, Khatia a tissé sa géographie intérieure, un pont entre l’âme slave et la sensibilité européenne, entre la douleur et la grâce.
Mais derrière le vernis de la virtuosité et la beauté qu’on lui renvoie, il y a une intelligence hors norme, une lucidité presque douloureuse. HPI, hypersensible, elle perçoit les structures du monde comme des harmonies à recomposer. La musique devient pour elle une arme de nuance, contre la réduction, la condescendance, le regard qui voudrait l’enfermer dans l’image d’une femme séduisante plutôt que d’une pensée incarnée. Dans un monde qui juge avant d’écouter, elle joue pour rendre audible ce qu’on n’ose plus ressentir.
Son dernier concert en offre la preuve éclatante, de Schumann à Prokofiev, en passant par Brahms, Chopin et Gubaidulina, elle construit un récit intérieur. Un récit de naissance et de renaissance, de douceur et de combat. Un programme conçu après avoir donné la vie et qui, sous ses apparences musicales, retrace la traversée d’une mère, d’une artiste et d’une femme qui se reconstruit dans la musique.
Dès lors, comment ce programme, de la Fantaisie de Schumann à la Sonate de Prokofiev, peut-il être lu comme une traversée de la maternité, de la transmission à la perte de soi, puis à la renaissance et comme un autoportrait intellectuel et affectif de Khatia Buniatishvili ?
Pour y répondre, on montrera d’abord comment elle inscrit son parcours dans la mémoire du romantisme et de la filiation, avant de traverser les zones de désordre et de vulnérabilité liées à la maternité et à la reconstruction de soi, pour enfin renaître dans une liberté créatrice qui dépasse la douleur et la transforme en énergie vitale.
La mémoire du romantisme : amour, idéal et transmission
Dans la première partie du programme de son spectacle, Khatia Buniatishvili semble remonter le fleuve de la musique romantique pour y puiser sa propre source. En ouvrant avec la Fantaisie en un majeur op. 17 de Robert Schumann, elle choisit l’excès d’amour comme point d’origine. Schumann écrit cette œuvre en 1836, séparé de Clara Wieck, elle est sa lettre silencieuse, son cri contenu. Dans ses trois mouvements, l’élan héroïque se brise en prière, l’exaltation devient tendresse, et la structure formelle se dissout dans l’émotion. C’est un monument d’amour transformé en architecture sonore, conçu pour Beethoven mais adressé à Clara ; un pont entre deux filiations, un cœur mis à nu sous des voûtes harmoniques. Chez Khatia, cette pièce devient l’entrée dans un monde d’idéal, celui où la passion est encore pure, absolue, où la musique porte la promesse de la rencontre. Sa manière de la jouer, ample, brûlante, presque narrative, suggère qu’elle y projette non seulement son admiration pour le romantisme allemand, mais aussi la mémoire d’un amour géorgien, celui, tellurique et pudique, qu’on porte aux siens. La Fantaisie est l’origine du don ; c’est l’acte de foi avant la maternité, le moment où l’on croit encore que la création sauvera tout.
Vient ensuite Johannes Brahms, et l’atmosphère change, le feu devient cendre chaude. Khatia choisit non pas ses grandes sonates, mais les Intermezzi des opus 117 et 118, ces miniatures d’une pudeur extrême qu’il appelait lui-même « berceuses de mon chagrin ». Brahms, orphelin de Schumann et de Clara, transforme le manque en douceur retenue. Ce n’est plus la passion de l’amour, mais celle du souvenir. L’univers de ces pièces est celui du soir, un monde intérieur où l’on console plutôt qu’on ne brûle. Pour Khatia, qui a dédié un disque entier (Motherland) à sa mère et aux racines de son enfance, cette partie du programme résonne comme un sanctuaire intime, l’endroit où le don initial devient protection, où la femme devient mère. Les Intermezzi sont les gestes du soin, un souffle sur le front d’un enfant endormi, une main qui veille. En les jouant avec une simplicité désarmée, elle semble renouer avec cette fragilité douce du post-partum, le besoin de silence, d’abri, de tendresse sans condition.
Entre Schumann et Brahms, une filiation se dessine, et Khatia s’y inscrit naturellement. Schumann écrivait pour Beethoven, Brahms écrivait pour Schumann; elle, elle joue pour tous, héritière d’une chaîne affective qui relie la passion à la mémoire. À travers ces deux compositeurs, elle ne rend pas seulement hommage à l’histoire de la musique, mais à celle de la transmission elle-même, chaque génération donnant naissance à la suivante par l’amour et la perte. La maternité prend ici une dimension symbolique, donner vie à ce qu’on a reçu, accepter d’en être traversée. Ce premier arc de son programme est donc celui de la genèse, l’origine du sentiment, sa lente humanisation, puis sa réappropriation par la femme qui crée à son tour.
Et déjà, sous la surface, on sent l’ombre d’un désordre à venir, car aimer, transmettre et porter ne suffisent pas à préserver de la chute. Dans la seconde partie, le romantisme se fissurera, l’équilibre se brisera sous le poids de la douleur, et la musique de Khatia deviendra traversée du chaos et quête de réconciliation.
La traversée du désordre : douleur, révolte et réconciliation
Après la lumière tamisée du romantisme, le programme bascule. Ce qui était ordre, filiation et tendresse devient trouble, vertige, oscillation. Khatia entre ici dans la zone où la musique ne console plus, elle déchire, elle expose. Le Scherzo n°2de Chopin ouvre cette seconde partie comme une tempête morale. Composé à Majorque pendant l’hiver 1838-39, dans la maladie, la solitude et l’amour blessé, ce scherzo est tout sauf un jeu, c’est une sonate en crise, une alternance de fureur et d’extase. La main droite implore, la gauche s’effondre, et le thème central, l’un des plus tendres que Chopin ait écrits, surgit comme une prière noyée dans la houle. Khatia s’y reconnaît, elle y transpose le chaos intérieur d’une période post-partum, l’élan vital et le désespoir mêlés. Ses attaques percussives, ses rubatos presque parlés restituent ce déséquilibre d’après-naissance, cette lutte entre la fatigue du corps et le sursaut de l’âme. La virtuosité devient ici un cri, non pas pour briller, mais pour survivre.
Puis, sans transition, elle place une pièce minuscule, Song of the Fisherman de Sofia Gubaidulina. Après la déflagration, la pureté. Ce court morceau extrait du cycle Musical Toys paraît presque naïf, quelques notes suspendues, un balancement marin, un sourire d’enfant. Mais chez Gubaidulina, la simplicité n’est jamais innocente, c’est une théologie du jeu, une manière de retrouver Dieu dans la fragilité. En insérant cette miniature entre Chopin et Prokofiev, Khatia introduit un geste d’humilité bouleversant, elle quitte le grand théâtre romantique pour rejoindre le monde de l’enfance, celui de sa fille, celui qu’elle apprend à redécouvrir. On y entend le silence après la tempête, le moment où la mère écoute respirer son enfant. Ce morceau fait office de miroir : il ramène la pianiste à la source, à ce qui reste quand tout a vacillé.
Le dialogue entre Chopin et Gubaidulina prend ainsi valeur de rite de passage. Du cri à la berceuse, du vertige à la paix. Khatia, qui a souvent dit qu’elle ne sépare pas la scène de la vie, y accomplit une traversée symbolique, celle du corps qui a souffert, du cœur qui s’est ouvert, et de la conscience qui apprend à veiller. Le Scherzo disait « je souffre », le Songmurmure « je veille ». Entre les deux, une guérison se dessine, par la musique, elle réapprend le rythme de la respiration, la pulsation du monde. Ce n’est plus la passion de Schumann ni la douceur de Brahms ; c’est la survie du souffle. Et c’est dans ce souffle retrouvé que va s’ouvrir la dernière étape du voyage, celle de la renaissance, où la douleur se mue en force, et où la femme devient à nouveau créatrice du monde.
La renaissance dans la force : dépassement, liberté et création
La dernière étape du voyage s’ouvre dans un éclat de fer et de feu. Après la douceur murmurée de Gubaidulina, Khatia revient sur scène avec la Sonate n°7 de Prokofiev, comme on entre en guerre contre soi-même. L’œuvre, écrite en 1942 alors que Moscou brûlait, porte en elle tout le fracas du monde, la brutalité de l’Histoire, la peur et la nécessité d’avancer malgré tout. C’est une musique sans refuge, une course haletante où chaque silence est un sursis. Dans les mains de Buniatishvili, cette sonate devient un acte d’affirmation vitale. On n’y entend plus la mère blessée ni la femme en deuil, mais la survivante. Le Precipitato final, qu’elle joue comme un orage de pierres, est moins une démonstration qu’un exorcisme, il s’agit de faire circuler l’énergie, d’empêcher la stagnation de la douleur. À travers Prokofiev, Khatia célèbre la victoire du mouvement sur la peur, la renaissance dans la vitesse, la maîtrise retrouvée du corps et du temps.
Mais cette renaissance n’efface pas la vulnérabilité, elle la transforme. Ce que Khatia accomplit dans ce moment de tension extrême, c’est la transmutation du tremblement en force. La maternité, pour elle comme pour beaucoup d’artistes, n’a rien d’un apaisement, c’est une fracture identitaire.
Donner la vie, c’est perdre une part de soi, et devoir la recréer autrement. Son interprétation en témoigne, elle n’y cache pas la fatigue, elle la sublime. Chaque note devient une preuve que la faiblesse peut se convertir en énergie créatrice. Le piano, plus qu’un instrument, devient un corps prolongé, une extension du souffle. Là où le romantisme cherchait la beauté, elle cherche la vérité, celle d’un être qui se recompose en jouant, qui redéfinit son identité non plus contre la douleur, mais avec elle.
Ainsi se dessine, dans l’ensemble du programme, une lignée de femmes et d’âmes liées par la transmission. Clara Schumann, Clara pour Brahms, Gubaidulina pour la foi, Khatia pour la réconciliation, toutes, à leur manière, ont transformé la blessure en source. Buniatishvili n’interprète pas cette filiation, elle l’enfante. Elle joue ces œuvres comme on donne naissance, dans le sang et la lumière. En refermant son récital sur Prokofiev, elle ne signe pas une fin, mais une délivrance. Le cycle s’accomplit, porter, accoucher, transmettre, renaître. L’art devient alors ce qu’il a toujours été pour elle, non pas un refuge, mais une seconde naissance.
Pour conclure, le programme de Khatia Buniatishvili, de Schumann à Prokofiev, n’est pas seulement une suite d’œuvres, mais une trajectoire intérieure. On y traverse les âges de la vie comme les états de l’âme, l’amour idéalisé de Schumann, la tendresse maternelle de Brahms, la tempête de Chopin, le dépouillement de Gubaidulina, la renaissance combative de Prokofiev. Tout s’y tient, comme si la pianiste avait voulu écrire sa propre partition existentielle, celle d’une femme qui, après avoir donné la vie, cherche à se redonner à elle-même. Chez Khatia, la musique devient acte vital, elle ne s’exécute pas, elle se vit. Ce programme compose le récit d’une gestation prolongée, d’une descente au plus profond du corps et du cœur, d’une remontée vers la liberté. Il dit que la création n’est pas le contraire de la maternité, mais sa continuité spirituelle, donner la vie au monde et lui redonner du sens. Ainsi, à travers les siècles et les compositeurs, elle réinvente la lignée romantique sous une forme nouvelle, celle d’un romantisme lucide, féminin, conscient de sa fragilité et de sa puissance à la fois. En ce sens, Khatia Buniatishvili ne joue pas la musique des autres, elle y inscrit la sienne, née de la chair, de l’intelligence et du silence.
Ce parcours intime, qui unit la mémoire, la douleur et la renaissance, dépasse le simple cadre du concert. Il pose une question plus vaste, celle de savoir si la musique peut, à elle seule, réparer le lien entre la vie et le sens, entre la création et la maternité. À travers Khatia, c’est tout un pan du féminin contemporain qui se réinvente, un féminin non pas fragile, mais transmuté, capable de transformer l’épreuve en langage. Et l’on songe alors à d’autres créateurs, Arvo Pärt, Giya Kancheli, Arno Babajanian, mais aussi Clara Schumann ou Lili Boulanger, qui ont su faire de la douleur une forme d’amour élargi. Le concert s’achève, mais quelque chose continue, cette idée que, dans chaque note, dans chaque silence, une mère, une fille, ou tout simplement un artiste ( homme ou femme) transmettent la même chose, le droit de renaître.
Je vous joins le programme du dernier concert de Khatia Buniatishvili, pour les curieux :
Robert Schumann:
Fantaisie op.17
Johannes Brahms:
Rhapsodie n°2, op.79
Intermezzo op. 117 n°1
Intermezzo op. 117 n°2
Intermezzo op. 118 n°2
Frédéric Chopin:
Scherzo n°2 op.31
Sofia Gubaidulina:
Song of the fisherman extrait de Musical Toys
Sergueï Prokofiev:
Sonate pour piano n° 7, op.83