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Billet de blog 10 novembre 2025

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Weininger, ou la tentation de la pureté morale à l’ère du numérique

À travers le destin fulgurant d’un jeune philosophe viennois obsédé par la vérité morale, se dessine une question toujours brûlante, que devient l’humain quand il veut être pur ? Entre raison et chair, sincérité et vertige, cette réflexion explore nos propres contradictions face à un monde qui calcule tout, sauf la présence.

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Illustration 1
Otto Weninger

Parmi les figures les plus dérangeantes de la modernité viennoise, Otto Weininger (1880-1903) occupe une place paradoxale, celle d’un génie fulgurant et d’un penseur tragiquement mal compris. Auteur à vingt-trois ans de « Sexe et caractère » , traité mêlant philosophie, psychologie et métaphysique morale, il fut à la fois salué par Wittgenstein, lu par Freud, cité par Kraus et rejeté pour ses thèses violemment dualistes. On l’a classé parmi les misogynes, les moralistes malades ou les mystiques suicidaires. Et pourtant, derrière l’excès, se cache une intuition vertigineuse, la déchirure de l’être moderne entre la pureté de l’esprit et la présence du corps, entre la vérité qu’il exige et le monde qu’il redoute. Comme Kant, qu’il vénérait au point d’en recopier des pages entières à la main, Weininger croyait qu’une loi morale universelle pouvait exister indépendamment du désir. Mais là où Kant en fit un principe d’autonomie, lui en fit une ascèse, l’obéissance à la loi devint une purification du soi. Cette fidélité à l’impératif catégorique, poussée jusqu’au vertige, explique qu’il soit devenu le Misanthrope de la philosophie moderne, non par satire, mais par sincérité absolue.

Le tournant du siècle viennois est alors un véritable laboratoire de la modernité critique, l’effondrement de l’ordre impérial s’accompagne d’une crise des valeurs et d’un excès de rationalisation dans tous les domaines, science, art, sexualité, religion. C’est la même époque que Freud, Mach, ou Wittgenstein, où la conscience devient objet d’analyse et la morale, champ d’expérimentation. Weininger s’y inscrit comme une réponse extrême à cette tension entre subjectivité et rationalisation du monde.

Relu aujourd’hui, Weininger n’est pas seulement un auteur problématique; il est un symptôme lucide de notre condition numérique, celle où le masculin rationnel s’est dissous dans la logique des systèmes, et où le féminin vivant s’est transformé en image simulée. Son œuvre, malgré ses angles morts, ouvre encore une question brûlante, comment penser la vérité du lien sans retomber dans la domination, ni dans la dissolution ? En d’autres termes, comment réconcilier la rigueur du sens avec la fragilité du réel ?

Dès lors donc, comment comprendre, au-delà de ses excès, la pensée de Weininger comme une tentative désespérée mais visionnaire de sauver la vérité dans un monde désincarné ?

Pour y répondre, il faut d’abord replacer Weininger dans la Vienne fin-de-siècle, ce laboratoire du désenchantement, puis suivre la trajectoire intime et morale d’un esprit déchiré entre idéal et chair, avant d’en tirer une éthique contemporaine de la présence, capable de transformer son dualisme en voie de réconciliation. 

Vienne, 1900 ou le laboratoire d’une blessure:

Vienne, autour de 1900, respire comme une fin du monde élégante. L’Empire austro-hongrois s’effrite sans encore s’avouer mort, les cafés bruissent d’une intelligentsia inquiète qui invente la psychanalyse, le dodécaphonisme, la peinture symboliste. Freud publie « L’Interprétation des rêves », Mahler dirige un orchestre qu’il sent déjà orphelin de sens, Klimt couvre les murs d’or et de silence. Cette effervescence intellectuelle naît aussi d’une angoisse politique, l’Empire, rongé par les nationalismes et l’antisémitisme mondain, se délite sous le vernis de la culture. Les artistes et les philosophes viennois cherchent à sauver un sens dans le chaos par la forme chez Klimt, la dissonance chez Mahler, la méthode chez Freud. Weininger, lui, veut sauver l’esprit par la morale, sa réponse est métaphysique là où leurs réponses furent esthétiques ou cliniques. Dans cette ville saturée d’intelligence et de mélancolie, un jeune homme marche plus vite que son époque, en effet, Otto Weininger, né en 1880, fils d’un orfèvre juif. On raconte qu’enfant, il refusait de jouer avec les autres, préférant observer les gestes de son père, fasciné par la manière dont un métal impur pouvait devenir pur. C’est là son mythe d’origine, le travail de la fusion morale. Il lit Kant à douze ans, rédige à dix-huit un traité de logique, et écrit à un camarade, « Je veux comprendre Dieu avant de mourir. » Kant, pour Weininger, n’est pas un philosophe abstrait, mais un maître spirituel. Il dira un jour : « Si Dieu existe, c’est sous la forme de la loi morale en moi. » Cette phrase, que l’on croirait sortie de la « Critique de la raison pratique » de Kant, devient chez lui une confession, il veut faire coïncider le devoir et le salut. Mais là où Kant cherchait la liberté par la raison, Weininger y voit le salut par la rigueur un glissement du moral au mystique. Sa mère dira plus tard, « Il pensait plus qu’il ne vivait. » Dans une Vienne ivre de modernité, il incarne la contre-modernité, la nostalgie de la pureté.

Cette pureté, il cherche à la prouver scientifiquement. Sa thèse, soutenue en 1903, est un monstre philosophique « Sexe et caractère » . Le jury, embarrassé, hésite entre admiration et malaise; l’étudiant parle de morale comme d’une géométrie, de Dieu comme d’un axiome, de l’amour comme d’un problème logique. Il dédie son livre « à tous les esprits qui cherchent la vérité, même contre eux-mêmes ». Dans ses pages, le monde entier se divise, deux pôles, deux essences, deux absolus, le H et le F, le principe masculin de la forme et le principe féminin de la vie. Weininger veut sauver la civilisation par l’esprit, donner au chaos du désir une loi morale. Il écrit : « Nul homme n’est pur, nulle femme n’est simple. » Cette tentative de “moraliser la biologie” s’inscrit dans un contexte intellectuel où la psychologie naissante, l’eugénisme et la philosophie morale s’entrecroisent. Il partage avec d’autres penseurs de son temps (Nordau, Lombroso, Möbius) l’idée que le déclin moral de l’Europe se lit dans ses comportements sexuels, mais là où eux s’en tiennent au diagnostic social, Weininger transforme la dégénérescence en faute ontologique. L’ange moraliste devient inquisiteur sans le vouloir.

Les premiers lecteurs s’enthousiasment ou s’indignent. Freud reconnaît une intelligence rare; Kraus, déjà, y voit « un cri d’âme dans un système ». Mais l’auteur, lui, s’effondre. Ses proches remarquent qu’il ne sourit plus. Dans une lettre, il confie: « Je suis devenu un problème moral pour moi-même. » Il comprend trop tard que sa théorie a jugé là où elle voulait comprendre, qu’il a substitué l’idée à la grâce. C’est alors que son génie s’éclaire d’une tristesse prophétique, il pressent la naissance d’un monde où l’homme n’aimera plus la femme réelle, mais son double imaginaire. Il écrit encore : « L’homme moderne ne veut plus aimer la femme vivante ; il veut aimer la femme qu’il ne peut posséder. »

Cette phrase suffit à relier deux siècles. Derrière le dualisme outré se cache l’annonce de notre ère du simulacre, celle où le lien se confond avec sa représentation, où l’idéal dévore la présence. Weininger n’a pas haï la femme, il a craint en elle la puissance du réel, celle qui oblige à se mesurer plutôt qu’à se sauver. Sa faute fut d’avoir cru que la pureté pouvait précéder l’amour; sa grandeur, d’avoir compris que la vérité exige qu’on se salisse un peu pour la toucher.

Pour comprendre sa pensée, il faut suivre la trajectoire de sa blessure, il a voulu purifier le réel pour l’aimer, mais le réel se venge toujours.

Biographie d’une exigence (rencontres, failles, conversions):

La vie de Weininger ressemble à une marche d’hiver, droite, silencieuse, brûlante de froid.
Ses maîtres et ses modèles, il les admire autant qu’il les contredit. Kant lui offre la rigueur, Beethoven la hauteur d’âme, Schopenhauer la désespérance. Mais là où Schopenhauer érige son amertume en système, Weininger la vit comme une faute. Il écrit à un ami, « Schopenhauer méprise le monde; moi, je ne le supporte pas. » C’est toute la différence, chez lui, le désespoir n’est pas esthétique, il est moral. Son exigence ne vient pas du dégoût, mais du remords.

Sa position est aussi celle d’une génération post-impériale, la bourgeoisie juive assimilée, dont il est issu, vit la modernité comme double contrainte, reconnaissance par la culture, rejet par la société. C’est dans cette fracture identitaire que naît son obsession de la pureté morale. Il n’est pas seulement un solitaire, il incarne le conflit d’un monde où la raison ne protège plus l’homme du désespoir.

À Vienne, il croise Ernst Mach, Friedrich Jodl, Karl Kraus. Tous voient en lui un être anachronique, un mystique déguisé en logicien. Kraus dira plus tard : « Ce n’était pas un misogyne, c’était un croyant sans Église. »

Freud lui-même, qu’il admirait autant qu’il redoutait, a lu « Sexe et caractère » de Weininger, avec un mélange d’inquiétude et de fascination. Il y voyait, selon ses propres mots rapportés par un élève, « un jeune homme qui avait compris trop tôt ce qu’il faut désapprendre pour vivre ». Freud, pourtant opposé à son moralisme, reconnaissait en lui une intelligence d’une rare profondeur et un miroir de la crise de la modernité viennoise. Dans une lettre à Fliess, il note : « Weininger n’est pas un malade, il est la maladie de notre culture incarnée en une seule conscience. » Pour Freud, ce suicide n’était pas pathologique, mais symbolique, le sacrifice d’un esprit trop lucide pour supporter les contradictions du monde. Il le disait “capable d’aller jusqu’à la sainteté par excès de logique” et c’est sans doute cette phrase qui résume le mieux l’admiration inquiète qu’il lui portait.

Leur dialogue implicite symbolise la bifurcation de la pensée viennoise, Freud choisit d’explorer les déterminations inconscientes du désir, Weininger tente de les dépasser par l’éthique. Deux façons opposées de répondre à la même crise du sujet moderne.

Trop pur, trop grave, incapable de feindre. Il veut vivre dans l’absolu, et c’est cela, déjà, son drame, croire qu’on peut vivre sans compromis dans un monde de compromis.

Mais la vérité la plus intime de Weininger n’est pas dans les bibliothèques, elle est dans les silences qu’il a partagés avec quelques femmes. Une jeune pianiste, qu’il écoutait longuement sans jamais l’aborder, lui inspira cette phrase : « Elle joue comme si chaque note pesait sur sa conscience. » Une actrice, amie de Kraus, fut la seule à le traiter sans révérence; il lui répondit : « Je ne peux aimer qu’une âme qui m’effraie. »
Une autre, mariée, fut peut-être son amour réel, il rompit sans explication, terrifié par la proximité. Dans son carnet, on lit : « La femme que j’aime est trop réelle. »
Son ascèse, loin de le libérer, le rend prisonnier d’un idéal inhumain. Le corps l’attire, mais il le soupçonne de mensonge. Il veut aimer sans être affecté, désirer sans être possédé contradiction impossible. À chaque rencontre, il se retrouve face à sa propre blessure, le H pur cherchant à se délivrer du F qu’il porte en lui. L’amour devient miroir de sa faute métaphysique.

Au printemps 1903, tout s’accélère. Il obtient son doctorat avec mention, refuse tout poste. Il écrit : « Enseigner, c’est se répéter; je veux me purifier. » Il se convertit au protestantisme, non par foi, mais par besoin d’une règle morale. Ses lettres se font plus sobres, presque liturgiques. Il parle de Dieu comme d’un absolu qu’il ne peut atteindre qu’en cessant d’être homme.
Le 3 octobre, il loue une chambre dans la maison où Beethoven mourut. Sur la table, il laisse son livre ouvert : « L’homme ne peut se sauver que par la vérité, même contre lui-même. »
On retrouvera près de lui une lettre adressée à son père : « Pardonne-moi d’avoir voulu être meilleur que les autres au lieu de les aimer. »
Il meurt d’une balle au cœur, à vingt-trois ans.

Il avait ainsi touché les deux pôles de sa propre théorie, le pire et le meilleur de H et de F.
Le H pur, devenu bandit moral, cherchait à dominer le monde par la rigueur ; le F pur, réduit à la courtisane, cherchait à survivre dans la séduction.
L’un voulait sauver, l’autre voulait plaire tous deux fuyaient la vérité du lien.
Weininger les portait ensemble en lui, l’orgueil de celui qui veut purifier la vie, et la douleur de celui qui veut encore la sentir.
Il a voulu être le saint, et s’est retrouvé à mi-chemin entre le juge et l’amoureux impuissant.
C’est là, dans ce dédoublement, que son intelligence a touché au génie toi et sa morale, à la mort.

Sa mort n’est pas une fuite, c’est une fidélité jusqu’à l’excès. Il voulait prouver que la vérité devait être vécue, pas seulement pensée. Il aura transformé la philosophie en ascèse, la morale en destin.
Son œuvre s’est achevée là où tant d’autres commencent, dans le passage du concept au sang. Commencer par le réel, finir dans le réel. 

Son utilité aujourd’hui, retourner Weininger pour sauver le réel:

Il y a dans la postérité de Weininger un paradoxe qui résume tout son destin, il est à la fois l’un des esprits les plus lucides de la Vienne fin-de-siècle et l’un des plus mal lus du siècle suivant.
Il faut ici rappeler que la réception de « Sexe et caractère » est inséparable des débats idéologiques du premier XXᵉ siècle, la biopolitique naissante, la médicalisation du comportement et la montée des nationalismes ont façonné sa lecture. C’est dans cet horizon qu’Hitler le déforma, transformant une quête morale individuelle en allégorie de pureté raciale.

Selon certains témoignages rapportés (notamment par Gilad Atzmon, La Parabole d’Esther), Hitler aurait un jour déclaré : « Il n’y avait qu’un seul juif honnête, et il s’est suicidé. » . Qu’importe ici la véracité littérale de la citation, elle illustre comment la pensée de Weininger, arrachée à son contexte éthique, fut instrumentalisée par la rhétorique de la purification.

En vérité, Weininger n’a jamais renié le judaïsme par haine, mais par vertige moral, il voulait s’élever à une vérité qui dépasse toute appartenance. Sa conversion au protestantisme, en 1902, ne fut pas une adhésion théologique, mais une tentative d’ordonner sa vie selon une loi intérieure qu’il ne trouvait plus dans les rites ni les appartenances. Il confia un jour à un ami d’enfance : « J’ai quitté le judaïsme comme on quitte sa maison d’enfance, non par mépris, mais parce qu’on veut comprendre le ciel. »
Ce geste, profondément sincère, révèle sa tragédie, il voulait transformer la foi en morale pure, la transcendance en exigence 
rationnelle. 

Il disait encore, peu avant sa mort : « Je ne puis croire en un Dieu que je ne puisse d’abord aimer moralement. » La conversion fut son dernier essai de réconciliation entre l’éthique et le sacré une tentative de retrouver dans la religion la rigueur qu’il cherchait déjà dans la philosophie. Mais, comme tout ce qu’il entreprenait, elle fut trop entière, trop absolue pour durer.

Ce que nous pouvons sauver de lui, c’est la structure même de sa pensée, les deux pôles qu’il appelait H et F ne sont pas des essences mais des énergies. Le H n’est plus le sexe fort mais la rigueur, la verticalité du sens ; le F, la porosité, la présence, la capacité de transformation. Le premier édifie, le second relie. Ce qu’il a figé, nous pouvons le faire respirer. L’amour vrai n’abolit pas les contraires, il les accorde. Le masculin et le féminin cessent d’être catégories pour devenir deux courants d’attention. 

Il faut employer ici les termes H et F comme opérateurs symboliques, deux formes d’énergie de la conscience et non comme essences de genre. Weininger a figé un dualisme, nous pouvons en faire une dialectique, celle de la rigueur et de la présence, du sens et de la relation.
C’est peut-être là la Grundnorm du lien, une fidélité sans hiérarchie, une cohérence affective fondée sur la reconnaissance mutuelle.

Nous avons pourtant prolongé sa tragédie par d’autres moyens. Cette désincarnation du lien n’est pas qu’un phénomène moral, elle est aussi économique. Les plateformes numériques transforment l’attention en marchandise, les affects en données. En ce sens, notre monde accomplit techniquement la peur de Weininger, la disparition du face-à-face sous le régime de la visibilité mesurable. On pourrait dire qu’il pressentit la biopolitique de la reconnaissance, là où Honneth ou Han y verront plus tard la pathologie du social.

Nos écrans, nos algorithmes, nos identités multiples rejouent la peur du réel qu’il formulait avant tout le monde. L’Ève numérique est la femme idéale qu’il redoutait, un corps sans chair, un visage sans fatigue, une perfection servile. Le H pur est devenu son double spectral, un homme abstrait, consommateur d’images, qui confond intensité et vérité. Nous avons accompli son cauchemar à la vitesse du flux. Et pourtant, dans cette confusion, sa blessure nous sert de boussole : « Celui qui hait la femme hait le monde parce qu’il ne peut le supporter. »
Il avait ainsi touché les deux pôles de sa propre théorie, le pire et le meilleur de H et de F. Le H pur, devenu bandit moral, voulait dominer le monde par la rigueur; le F pur, réduit à la courtisane, cherchait à survivre dans la séduction. L’un voulait sauver, l’autre plaire; tous deux fuyaient la vérité du lien. Weininger les portait ensemble en lui, l’orgueil de celui qui veut purifier la vie, et la douleur de celui qui veut encore la sentir. 

Il a voulu être le saint, et s’est retrouvé à mi-chemin entre le juge et l’amoureux impuissant. C’est là, dans ce dédoublement, que son intelligence a touché au génie et sa morale, à la mort.
C’est pourquoi il faut le lire non comme un ennemi du féminin mais comme le symptôme d’un masculin égaré dans son propre idéal. Son geste désespéré n’était pas haine, mais refus du mensonge. Il a choisi la mort plutôt que la simulation; il a voulu que la vérité reste incarnée. Ce qu’il nous lègue, c’est une éthique de la présence, ne plus chercher la sainteté dans la séparation, mais la clarté dans la mesure.

Ainsi s’achève son épopée morale, il avait commencé par le réel, un monde de corps, de voix, de douleurs pour tenter de le purifier. Nous pouvons finir par le réel, un monde de présences, de lenteurs, de regards, pour le réapprendre.

Peut-être, au fond, Weininger n’a-t-il fait que prolonger la solitude d’Alceste, ce héros qui voulait aimer sans feindre et parler sans travestir la vérité. Comme chez Molière, sa pureté se retourne contre lui, à force de vouloir être juste, il devient seul. Mais cette solitude-là, tragique et sublime, reste la marque des êtres qui ne savent pas trahir la vérité pour vivre plus facilement.
En cela, il rejoint Kant par le haut et Molière par le bas, la raison pure et la pure sincérité s’y rejoignent dans une même aporie, celle de vouloir être absolument vrai dans un monde qui exige toujours un peu de mensonge pour tenir debout.


En conclusion, relire Weininger aujourd’hui, ce n’est pas excuser ses dérives, mais comprendre comment une métaphysique de la pureté a anticipé nos propres logiques d’abstraction. Il a voulu sauver la vérité par la rigueur, et découvert que la rigueur, livrée à elle-même, peut tuer le lien qu’elle prétend protéger. Son dualisme H/F devient fécond s’il est lu comme une grammaire de l’attention, rigueur et présence, loi et grâce, structure et relation. Dans un monde où la visibilité s’est substituée à la vérité, cette grammaire fonde une éthique de la présence, une Grundnorm du lien, où la fidélité n’est plus domination mais cohérence vécue. La leçon est simple et politique, il faut préférer la justesse du réel à la pureté des idées.

Ce que Weininger pressentait dans la Vienne finissante, la perte du rapport incarné à soi et à l’autre, nous le vivons aujourd’hui sous sa forme la plus technologique. Là où il opposait esprit et chair, nous opposons virtuel et présence. Ses catégories, qu’il croyait naturelles, deviennent sous nos yeux des figures sociales, le H comme rationalisation, performance, algorithmisation; le F comme attention, lien, reconnaissance. Ce déplacement ouvre un champ critique contemporain, celui d’une politique de la présence.
L’enjeu serait alors de traduire l’intuition métaphysique de Weininger en diagnostic matérialiste, comment préserver des formes de reconnaissance et de lenteur au sein d’un monde où tout s’accélère, se mesure et s’évalue ? Reprendre Weininger, c’est renverser son ascèse en méthode, non plus purifier la vie, mais lui redonner poids, durée et vérité. Ainsi, de la morale solitaire du Viennois à la critique sociale d’aujourd’hui, une même question traverse les siècles, comment rester humain dans un monde qui calcule tout, sauf la présence.

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