« Quand la passion devient vertu publique, l’empire commence à décliner. »
écrivait Ibn Khaldoun dans Muqaddima.
Ibn Khaldoun ne parlait pas ici de la drogue, mais il aurait pu. L’addiction est devenue notre passion commune, le moteur secret d’un monde qui se croit lucide tout en restant en transe. De la caféine du bureau au microdosage des start-upers, des anxiolytiques silencieux aux vapeurs du studio, nous vivons dans une civilisation chimiquement assistée, où la dépendance n’est plus marginale, elle est le rythme même du progrès.
À l’échelle mondiale, l’OMS estime 3,2 millions de décès/an liés à l’alcool et aux drogues (≈ 2,6 Malcool + 0,6 Mdrogues). »
https://www.who.int/news/item/25-06-2024-over-3-million-annual-deaths-due-to-alcohol-and-drug-use-majority-among-men?
« Les Nations unies notent par ailleurs une hausse continue des usages et des marchés, avec des records récents sur la cocaïne et les synthétiques. »
https://www.unodc.org/unodc/en/data-and-analysis/world-drug-report-2024.html
Mais derrière les fumerolles de la liberté se cachent d’autres chaînes. L’Occident a fait de l’ivresse un art, de la souffrance un prestige, et de la chute une performance. L’addiction, qu’elle soit romantique, intellectuelle ou technologique, n’est plus un écart, c’est un système de pouvoir. On célèbre les poètes brisés, on exploite les jeunes artistes perdus, on vend la dopamine sous ordonnance, on criminalise la transe des pauvres.
« En France, 24 % des 18–79 ans déclarent fumer, dont 17,4 % quotidiennement (2024) ; le tabac reste un tueur majeurmalgré un net recul récent. »
https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/762453/document_file/888146_spf00006251.pdf?version=1
« Côté drogues illicites et psychotropes, l’OFDT documente une diffusion massive et diversifiée des usages (cannabis en tête, montée des cocaïnes, NPS), et 35 millions d’expérimentateurs en France (11–75 ans). » https://www.ofdt.fr/sites/ofdt/files/2025-01/dacc_2024.pdf
« En Europe, le cannabis demeure la substance la plus consommée et la menace synthétiques’accélère. »
https://www.euda.europa.eu/publications/european-drug-report/2024_en
« Les agences européennes signalent en 2024–2025 un niveau élevé de disponibilité et des produits plus puissants (nitazènes, cathinones, cannabinoïdes de synthèse), ce qui sature les urgences et complexifie la réponse de santé publique. »
https://www.euda.europa.eu/publications/european-drug-report/2024_en
C’est ce paradoxe qui fonde la question,
comment la dépendance est-elle devenue le miroir moral de nos sociétés ?Autrement dit, que dit notre rapport aux drogues de notre rapport à la liberté, à la santé mentale, au génie et à la domination ?
Pour y répondre, il faut d’abord déconstruire les masques de l’ivresse, depuis Baudelaire jusqu’aux artistes surexposés, pour comprendre comment la modernité a fait de la fuite une esthétique rentable;
puis retracer l’histoire mondiale des substances, des rites anciens à leur appropriation occidentale, pour dévoiler la logique coloniale et économique qui les a transformées en instruments de contrôle;
avant enfin de repenser la folie créatrice et la dissociation moderne, pour redonner à l’addiction sa part de sens, non comme faiblesse, mais comme tentative d’équilibre entre chaos et lucidité, entre douleur et mesure.
Les masques de l’ivresse: quand la dépendance devient mythe
« Il faut être toujours ivre », écrivait Baudelaire, comme si l’ivresse pouvait suffire à conjurer le vide. Être ivre, mais de quoi ? D’art, d’amour, de vin, ou simplement d’oubli ? L’alcool et l’opium chez lui n’étaient pas des vices, c’étaient des paraboles d’un monde qui ne supporte pas la conscience nue. Derrière sa formule, il y a moins une célébration qu’une fuite une peur de retomber dans la lucidité. La dépendance n’est pas alors un accident, mais une méthode, un moyen d’habiter l’écart entre le monde et soi, d’occuper la fracture que la pensée seule ne sait réparer.
Baudelaire a fondé un imaginaire où la douleur devient noble, où l’auto-destruction est signe de profondeur. C’est là que s’invente le mythe du génie maudit, prolongé jusqu’à nos contemporains, artistes, musiciens, acteurs, jeunes corps surexposés et déjà fatigués. L’ivresse y est un argument esthétique, une promesse d’intensité. Le marché de la culture, plus cynique qu’inspiré, s’en empare, les failles deviennent rentables, les dérives se vendent. De Billie Holiday à Amy Winehouse, le déséquilibre devient un fonds de commerce. L’État, lui, ferme les yeux, aucune protection spécifique n’existe pour les mineurs ou jeunes créateurs exposés à ces milieux saturés de substances et d’attentes. L’addiction n’est pas seulement un drame intime, c’est un rapport de pouvoir. Ibn Khaldoun l’avait pressenti, quand la passion devient vertu publique, l’empire décline non parce que les corps s’affaiblissent, mais parce que la souffrance devient spectacle.
L’époque a raffiné ses paradis artificiels, plus besoin de bouteille, l’intellect suffit. Penser trop devient une autre forme d’ivresse, un substitut élégant à la perte. On ne consomme plus seulement des drogues, on consomme des concepts; on anesthésie par la parole. Baudrillard l’avait formulé : « Nous préférons la représentation à l’expérience. » L’addiction, chez les érudits comme chez les artistes, se déplace, de la matière au signe, de la substance au symbole. Le manque se travestit en style. Ainsi, la société encense les dépendances lorsqu’elles s’expriment en vers, mais les condamne lorsqu’elles s’injectent en silence. Le droit, ironie ultime, sanctionne la possession mais pas la glorification, l’article L3421-1 du Code de la santé publique punit le toxicomane, jamais le poète. On réprime les corps et on récompense les discours. Le résultat est une hiérarchie morale, le drogué populaire est suspect; l’intellectuel dépendant, fascinant. Dans les deux cas, la douleur reste muette, récupérée, marchandisée, jamais écoutée.
Derrière cette hypocrisie se cache une vérité plus profonde, la dépendance est souvent une tentative de soin. Avant que la psychiatrie n’invente des noms et des diagnostics, on se soignait seul. Les génies qu’on vénère aujourd’hui, Mozart, Tesla, Sylvia Plath étaient peut-être d’abord des survivants, des esprits fragmentés cherchant à recoller leur monde intérieur. Beaucoup de grands créateurs ont vécu dans la zone grise de la dissociation, cette défense du cerveau qui isole pour ne pas sombrer. Les drogues, sous toutes leurs formes, ont servi de pont entre le chaos et la concentration, entre la douleur et la beauté. C’est là leur ambiguïté, poison et remède, fléau et refuge.
L’histoire de la médecine ajoute à ce paradoxe une dimension plus troublante encore. La psychiatrie du XIXᵉ siècle a pathologisé les comportements déviants, tout en expérimentant sur ses patients des psychotropes nouveaux. Elle a créé le malade et vendu la cure. Aujourd’hui encore, la frontière reste floue, les mêmes sociétés qui diagnostiquent la dépendance la nourrissent. Les stimulants, anxiolytiques et amphétamines légales façonnent une humanité réglée sur la chimie du rendement. Baricco y voit le symptôme d’un monde passé de la profondeur à la vitesse, nous ne cherchons plus à comprendre, mais à tenir.
La reconnaissance par l’OMS, en 2017, du trouble addictif comme pathologie à part entière semble une avancée tardive, presque ironique, il aura fallu des siècles pour admettre que ce que l’on condamnait moralement était une souffrance, et non une faute. L’addiction dit moins la faiblesse que la tentative désespérée de rester présent. Elle est une réponse à l’impossible mesure entre la douleur et la lucidité.
Ainsi se dessine le grand paradoxe moderne, nous glorifions la fuite, tout en la punissant, nous consommons la douleur des autres, tout en dissimulant la nôtre. L’ivresse, sous toutes ses formes, alcool, idée, image, vitesse, n’est plus un accident, c’est une structure. C’est elle qui soutient l’économie du désir et de la production, celle qui rend supportable l’épuisement du monde.
Mais avant de juger cette fuite, encore faut-il comprendre d’où elle vient. Car l’addiction n’est pas née dans les clubs ou les laboratoires, elle plonge ses racines dans les sociétés anciennes, dans les rituels où l’on buvait ou fumait non pour oublier, mais pour se relier. L’ivresse fut d’abord un langage spirituel, avant de devenir une marchandise. Pour comprendre comment elle a glissé du sacré au profit, du rite à la dépendance, il faut traverser l’histoire, celle des drogues comme passeurs, puis comme armes civilisationnelles.
L’empire des drogues: de l’outil rituel à l’arme civilisationnelle
Avant que la dépendance ne devienne marchandise, elle fut rituel. Dans les civilisations anciennes, les drogues n’étaient ni interdites ni glorifiées, elles étaient des passeurs. En Afrique, en Asie, dans les Andes ou l’Amazonie, les plantes servaient à franchir des seuils de la conscience, de la douleur, du monde visible. Le chaman n’était pas un dealer, mais un traducteur, il accompagnait le passage, guidait la transe pour que l’individu s’y retrouve sans s’y perdre. Ces sociétés connaissaient le danger de l’ivresse, mais elles en faisaient un outil collectif, non un péril solitaire. L’usage n’était pas répressif, mais encadré, le droit coutumier veillait à ce que l’ivresse reste reliée à la communauté. Dans ces contextes, le pouvoir spirituel appartenait à ceux qui savaient redonner sens au chaos intérieur, l’État, lui, n’avait encore aucun droit sur les âmes.
C’est avec la modernité que l’équilibre s’est rompu. L’Occident, en conquérant le monde, a conquis aussi les psychés. Coca, pavot, tabac, trois plantes spirituelles devenues des empires économiques. Ce qui avait été instrument de reliance devint marchandise, puis poison. Le commerce triangulaire du plaisir, importer les paradis, en interdire l’usage, inventa la schizophrénie morale de la modernité. Les fumeries d’opium furent à la fois fascinées et diabolisées, décor exotique pour bourgeois mélancoliques. L’Orient devint fantasme, la transe un spectacle. Les auteurs arméniens Charents et Yesayan avaient déjà dénoncé cette perversion, l’Europe consomme le monde symbolique des autres comme elle consomme leurs matières premières, en effaçant l’origine. La colonisation fut aussi celle des âmes.
Baudrillard l’a résumé d’une formule : « Le pouvoir moderne s’exerce par la circulation, non par l’interdit. » On ne supprime pas la drogue, on la fait circuler, on la régule, on la hiérarchise. La “Convention unique” des Nations unies de 1961 n’est qu’une continuation coloniale, certaines substances sont criminalisées parce qu’associées aux peuples dominés, d’autres légitimées car intégrées dans le système pharmaceutique occidental. L’héroïne devient un crime, la morphine un soin. Le café, jadis sacré en Éthiopie, devient un carburant mondialisé. Le pouvoir s’exerce par la normalisation, on décide ce qui soigne et ce qui corrompt, ce qui civilise et ce qui dévie. Les anciennes puissances, qui avaient imposé ces substances par la force, les interdisent aujourd’hui au nom de la morale, un théâtre de purification où se rejoue la domination géopolitique.
Cette hypocrisie s’inscrit jusque dans la géographie contemporaine de l’addiction. Au Nord, on se dope pour produire; au Sud, on consomme pour s’unir. Les drogues occidentales, caféine, antidépresseurs, amphétamines servent la performance, la vitesse, la lutte contre la fatigue. Celles des Suds ayahuasca, khat, cannabis artisanal cherchent la lenteur, la transe, la reliance spirituelle. Baricco l’avait observé : « Le monde moderne a perdu la lenteur. » Notre addiction n’est plus à la substance, mais au mouvement. L’Occident veut tenir debout, pas s’élever. L’ivresse n’y relie plus les vivants, elle les isole dans une accélération sans fin.
Derrière ces différences d’usage, un même système de domination persiste. L’industrie pharmaceutique a capté les profits de la dépendance légale tandis que le droit pénal continue de réprimer la dépendance illégale. Le travailleur pauvre est puni pour le joint qui le calme; le cadre stressé est félicité pour l’anxiolytique qui le maintient. Le double standard juridique est devenu la norme, les drogues du contrôle sont licites, celles de la déconnexion interdites. Le corps n’appartient pas à celui qui l’habite, mais à celui qui le rend rentable.
Ainsi, l’empire des drogues ne s’est pas effondré, il a changé de forme. Il ne repose plus sur des trafiquants, mais sur des brevets; plus sur des temples, mais sur des laboratoires. L’addiction, jadis porte vers l’invisible, est devenue moteur de l’économie visible. C’est tout le sens du passage de la plante au produit, la substance est désormais prétexte à domination. Et si l’ivresse servait autrefois à relier les mondes, elle ne fait plus que maintenir la machine.
Mais il reste, dans les ruines de cette marchandisation, un mystère, pourquoi certains continuent-ils à chercher dans la dépendance autre chose qu’un profit ou un oubli ? Peut-être parce que, sous la surface du commerce, l’ivresse garde un secret, celui du lien entre douleur et création. Ce lien, qu’on a réduit à une pathologie, fut longtemps le cœur du génie. Et c’est à lui qu’il faut maintenant revenir à cette frontière fragile entre la folie, la dissociation et l’inspiration pour comprendre comment, malgré tout, certaines âmes transforment le manque en beauté.
Génie, dissociation et survie: repenser la folie créatrice
Le génie moderne est un mort rentable. De Van Gogh à Kurt Cobain, la souffrance a cessé d’être un drame pour devenir un label. L’artiste torturé fascine parce qu’il incarne la possibilité d’une intensité que la vie ordinaire ne permet plus. On ne lui pardonne pas sa douleur, on la consomme. Baudrillard l’avait vu venir, « La mort mise en scène donne sens à une vie vide. » Nos sociétés font de la fin tragique un rituel collectif, on pleure l’artiste qu’on a détruit, on diffuse ses œuvres, on analyse sa chute. La douleur devient marchandise.
L’île noire du génie, ce cliché romantique de l’homme seul face à son abîme, n’a jamais été qu’un dispositif de pouvoir. Le créateur isolé, affamé, dissident, sert à maintenir le mythe que la société n’a pas besoin de le protéger que sa fragilité est le prix de sa grandeur. En réalité, le génie n’est pas une île, c’est un continent fragmenté par le regard collectif. Les institutions culturelles se nourrissent de ces naufrages, elles vendent la mélancolie comme une esthétique, la dépression comme une profondeur. Et pourtant, aucun cadre juridique ne protège ceux dont la santé mentale est la ressource première. La productivité artistique, lorsqu’elle rapporte, efface la souffrance qu’elle révèle. C’est là la grande hypocrisie contemporaine, glorifier la création, ignorer le créateur.
Derrière la figure du génie brisé, il y a pourtant une vérité plus intime, la dissociation. Ce mécanisme psychique, loin d’être une folie, est une stratégie de survie. Lorsqu’un être ne peut plus affronter le réel, son esprit se dédouble, une partie vit, l’autre observe. C’est cette fracture que l’art tente souvent de recoudre. Mozart, Tesla, Virginia Woolf tous ont connu ces zones où la lucidité touche au vertige, où la création devient un moyen d’apprivoiser la fragmentation du moi. Les drogues, parfois, ont prolongé cet état, non pour le plaisir, mais pour garder le lien avec le chaos. Le génie n’est pas un miracle, c’est une adaptation.
Aujourd’hui, cette dissociation n’est plus l’apanage des artistes, elle s’est démocratisée. Baricco, dans The Game, décrit notre ère numérique comme une gigantesque machine à dissocier. Le scrolling, les notifications, la dopamine, autant de micro-addictions invisibles qui imitent les effets des psychotropes. Nous vivons désormais dans un état d’attention fracturée, oscillant entre euphorie et épuisement. La dépendance a changé de visage, mais non de logique, les plateformes exploitent les mêmes circuits neuronaux que la cocaïne. Elles offrent la récompense sans le risque, la transe sans le rite. La société tout entière est devenue un laboratoire de comportement, chaque clic, une dose légale.
Dans ce contexte, repenser la folie créatrice devient un impératif éthique. Il ne s’agit plus de romantiser le chaos, mais d’en faire un lieu de soin. Le véritable génie n’est pas celui qui s’abîme, mais celui qui trouve la mesure, ce qu’Ibn Khaldoun appelait le retour à l’équilibre après l’excès. Reconnaitre la fragilité comme base de justice, c’est rendre possible une société qui ne condamne pas la faille, mais s’en inspire. Les expériences psychotropes, quand elles ne sont pas détournées, peuvent redevenir ce qu’elles furent dans les sociétés premières, des savoirs anthropologiques, des voyages d’introspection, non des déviances.
Réhabiliter la sobriété n’est pas revenir à l’ordre moral, mais retrouver l’art de présence cette “ivresse juste” dont parlait Baricco, une conscience vive, non saturée. Là où le pouvoir politique voit dans la dépénalisation une menace, il faudrait y voir un désarmement symbolique, retirer à l’État un outil de contrôle moral, redonner à l’individu la souveraineté sur son propre corps.
Au fond, tout ramène à une même leçon, les civilisations tombent quand elles confondent lucidité et excès; elles renaissent quand elles réapprennent la mesure. Baudrillard en décrivait les symptômes, Baricco en constatait les effets, Ibn Khaldoun en avait pressenti la cause. Nous vivons à ce carrefour, entre la transparence et le vertige, entre le chaos et le soin. Il ne reste plus à l’humanité qu’à choisir son ivresse, celle qui détruit ou celle qui éclaire.
En conclusion, la drogue n’est plus seulement une substance, elle est devenue une syntaxe du monde moderne. Elle révèle ce que nos sociétés refusent d’admettre, le besoin de fuite, de rythme, de rupture. Derrière chaque addiction se cache une tentative de régulation chimique, psychique ou sociale d’un déséquilibre collectif. Ibn Khaldoun, en observant la décadence des civilisations, rappelait que les empires tombent quand la passion devient vertu publique; nous y sommes. Nos passions, performance, vitesse, rentabilité, visibilité sont devenues nos drogues. Et, comme toujours, l’excès précède la chute.
Mais cette lucidité ne doit pas être un désespoir. Car la dépendance, si elle est une pathologie, reste aussi une tentative maladroite de guérison. Elle traduit le besoin de réapprendre à sentir, à relier, à ralentir. Là où Baudrillard dénonçait la société du signe et Baricco celle de la vitesse, il ne s’agissait pas de condamner la modernité, mais d’en rappeler la mesure. Une société saine n’est pas une société sans drogues, mais une société qui comprend pourquoi elle en a besoin.
Les solutions existent aujourd’hui, à condition d’abandonner la morale punitive. Sur le plan législatif, la France s’apprête à examiner plusieurs pistes :
- la création d’un statut juridique de “réduction des risques étendue”, inspiré du modèle portugais (décriminalisation de l’usage simple, accompagnement médical et social plutôt que sanction);
- l’expérimentation encadrée du cannabis thérapeutique et récréatif, dont la première phase pilote menée depuis 2021 a montré des bénéfices réels pour la douleur chronique;
- le renforcement de la protection des mineurs dans les milieux artistiques (proposition en commission en 2025, inspirée du droit du travail des mineurs), afin d’éviter l’exploitation psychologique et chimique des jeunes créateurs;
-la reconnaissance juridique des troubles addictifs comme facteurs de vulnérabilité dans le Code du travail et le Code pénal, ouvrant la voie à une politique de soin plutôt que d’exclusion.
Au-delà des lois, c’est un changement de paradigme qu’il faut imaginer, une éthique du soin plus qu’une économie du contrôle. Dépénaliser ne signifie pas banaliser; cela veut dire rendre à la fragilité sa dignité, faire de la santé mentale un bien commun, et non un marché. Introduire dans les programmes scolaires une éducation au psychisme, à la lenteur, à la respiration; financer la recherche sur les usages thérapeutiques des psychotropes (psychedelic studies); revaloriser la sobriété comme art de présence plutôt que comme privation.
On peut y voir une anthropologie politique du sensible, la reconstruction d’un lien entre liberté et mesure, où le soin devient une forme de résistance au capitalisme de la dopamine. On peut lire également une interrogation éthique, comment mourir à l’addiction sans mourir à la joie ?
Il y a également une loi de conservation ici, rien ne disparaît, tout se transforme, même la dépendance, lorsqu’elle devient lucidité.
L’avenir des sociétés ne se jouera pas dans la guerre contre les drogues, mais dans leur compréhension. Ce n’est pas l’ivresse qu’il faut abolir, c’est la démesure. Entre le contrôle et le chaos, il reste à inventer une voie du milieu, une politique de la respiration.