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Quand le luxe se répand, écrivait Ibn Khaldoun, les liens se défont, les corps deviennent des objets parmi d’autres.
Ce qu’il décrit pour les empires à l’agonie, nous le vivons aujourd’hui dans un monde où l’on peut, en quelques clics, louer un corps, une voix, une présence, un rôle d’amante ou de “baby” sur un écran. La prostitution n’est pas seulement une histoire de trottoirs, de chambres d’hôtel ou de ruelles sombres, c’est aussi une étudiante qui ouvre un compte OnlyFans pour payer son loyer, une jeune femme étrangère qui suit un homme par amour et se retrouve coupée de sa famille puis vendue à un réseau, un homme de cinquante ans qui recommence à vivre le samedi soir en payant une illusion de jeunesse.
Derrière le mot “prostitution”, il y a des vies cassées, des stratégies de survie, des traumatismes qui se rejouent, mais aussi des zones grises, des tendresses réelles dans des relations arrangées, des hommes qui ne savent plus comment aimer autrement qu’en payant, des femmes qui croient reprendre le pouvoir en monétisant le désir qu’on a d’elles. Il ne s’agit pas ici de juger les individus, ni celles et ceux qui se prostituent, ni ceux qui paient, mais de regarder en face ce que nos sociétés fabriquent, des êtres qui vendent leur corps ou leur intimité parce que tout le reste famille, école, travail, droit les a abandonnés.
Les chiffres, déjà, disent la violence silencieuse de ce marché. En 2023, la prévalence médiane du VIH chez les travailleurs et travailleuses du sexe dans le monde est d’environ 3 %, plus de quatre fois le taux de la population adulte générale (0,7 %) selon les données les plus récentes de l’ONUSIDA.
https://www.unaids.org/sites/default/files/media_asset/05-hiv-human-rights-factsheet-sex-work_en.pdf?utm_
Dans l’Union européenne, 10 793 victimes de traite des êtres humains ont été officiellement enregistrées en 2023, dont plus de 63 % de femmes et de filles, et près des deux tiers sont des personnes non ressortissantes de l’UE, ce sont très souvent ces étrangères séduites, isolées de leur famille, puis contraintes à la prostitution dans nos villes.
https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/w/ddn-20250403-1?utm
Pendant ce temps, la frontière entre travail du sexe “classique” et prostitution numérique explose, OnlyFans revendiquait fin 2024 près de 377,5 millions de comptes utilisateurs, plus de 4,6 millions de créateurs et 7,2 milliards de dollars dépensés en une seule année pour du contenu, en grande partie sexuel.
https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/w/ddn-20250403-1?utm_source=chatgpt.com
La sexualité tarifée n’est donc plus un “vieux métier” marginal, elle devient un écosystème global où se croisent la misère affective masculine, l’extrême vulnérabilité sociale de jeunes issus de foyers, de classes populaires ou de migrations contraintes, et le discours très contemporain d’un prétendu “empowerment” sexuel qui présente escorting, sugar dating ou pornographie personnalisée comme des voies d’émancipation. Ce discours, lorsqu’il se contente de mettre en scène des escorts “girl boss” ou des créatrices OnlyFans fières d’avoir “acheté une voiture en une semaine”, oublie délibérément les corps malades, les traumatismes, les addictions et surtout celles qui n’ont jamais choisi, les femmes étrangères recrutées par amour, puis revendues; les mineurs qui glissent des réseaux sociaux aux plateformes de rencontres et aux sites de sugar dating; les personnes handicapées pour qui on envisage de salarier des “assistants sexuels” sans jamais interroger le prix à payer pour celles et ceux qui devront occuper ce rôle.
https://www.aic.gov.au/publications/tandi/tandi697?utm_
À travers la prostitution, c’est aussi le cœur des relations hommes/femmes qui se dévoile de manière brutale. Otto Weininger posait, de façon caricaturale mais révélatrice, deux figures extrêmes, l’H pur qui, poussé au bout, devient bandit, et la F pure qui, poussée au bout, devient prostituée. Ces deux archétypes se cherchent et s’attirent, le bandit fasciné par le corps disponible, la prostituée fascinée par l’argent, le danger, le pouvoir. Notre époque numérique ne fait souvent que rejouer ce couple toxique sous des formes nouvelles, l’homme obsédé par le contrôle, le temps, le refus de la solitude, la femme qui croit reprendre la main en facturant le désir qu’il a d’elle.
Si la prostitution traverse l’histoire de l’Antiquité aux maisons closes du XIXᵉ siècle c’est qu’elle condense quelque chose de nos peurs les plus profondes, peur masculine de ne pas être désiré, peur féminine de ne pas être protégée, angoisse commune de la pauvreté, du vieillissement, de l’abandon et de la mort. En ce sens, la prostitution est un laboratoire tragique de l’amour moderne, elle montre ce qui arrive quand nous n’arrivons plus à nous rencontrer autrement qu’à travers le prix, la mise en scène et le contrat. Loin d’être un sujet “moral” réservé aux sermons, elle constitue aujourd’hui un enjeu politique, juridique, social et intime, comment protéger sans infantiliser, écouter sans idéaliser, nommer sans écraser ? Comment parler à la fois des sugar babies calculatrices qui épousent un “pigeon riche”, des escorts qui revendiquent une forme de liberté, des hommes réellement tendres mais incapables d’aimer hors du cadre payant, et des femmes et des mineurs qui sont littéralement brisés par la traite ?
C’est à partir de cette tension que ce texte se propose d’avancer, sans flatter ni condamner en bloc, mais en tenant ensemble l’histoire longue, la brutalité des chiffres et la vérité des expériences humaines.
Dès lors, comment penser aujourd’hui la prostitution sous toutes ses formes de la rue aux plateformes numériques, du sugar dating aux services “d’assistance sexuelle” comme un fait social total qui met en jeu la misère sexuelle et affective masculine, les traumatismes et stratégies de survie de celles qui se prostituent, et le mensonge d’un “empouvoirement” sexuel célébré par le discours néo-libéral, tout en rendant visibles les victimes contraintes, notamment étrangères, que ce discours efface ? Et surtout, que fait cette économie du corps à notre capacité d’aimer, de faire droit à l’autre, de construire du lien hors du marché ?
Pour répondre à ces questions, on suivra trois temps.
D’abord, on replacera la prostitution dans son histoire longue et sa géographie mondiale, en montrant comment, de l’Antiquité au numérique, elle est à la fois un instrument de contrôle des corps et un miroir extrême des rapports hommes/femmes, éclairé par Weininger, Ibn Khaldoun, Baudrillard ou Baricco.
On explorera ensuite les corps, les trajectoires et les acteurs, sociologie des personnes prostituées (classes populaires, foyers, migrants, handicaps, trauma, MST), analyse des nouvelles formes d’empouvoirement numérique (OnlyFans, sugar, escorting) et des figures de clients (jeunes inexpérimentés, nostalgiques, hommes obsédés par le contrôle et la peur de la mort), sans oublier les femmes étrangères draguées, coupées de leur famille puis vendues à des réseaux.
Enfin, on s’attachera à l’articulation entre amour, pouvoir et droit, illusions romantiques (de Pretty Woman à Jeune et jolie et La Belle Époque), choix des mots juridiques (prostitution, “travail du sexe”, “assistance sexuelle”), politiques publiques possibles et critique du faux pouvoir qui laisse intacts les inégalités de classe, de genre et de race, pour tenter d’esquisser ce que pourrait être une véritable politique du lien et de la réparation.
Prostitution, histoire longue, cartographie mondiale, nœud symbolique des rapports hommes/femmes
La prostitution apparaît d’abord, quand on la regarde sur la longue durée, comme une constante qui change de visage. Dans les cités antiques, elle n’est pas ce résidu honteux relégué au fond d’une ruelle, elle se tient souvent à un carrefour entre le sacré, le service et le contrôle. En Grèce, à Rome, on trouve des bordels organisés, des esclaves sexuelles, mais aussi des formes de prostitution dites “sacrées”, autour des temples, où le corps de certaines femmes est intégré à un rituel. Ce n’est pas une idylle : ce sont des corps possédés, administrés, prélevés comme on prélève un impôt. Le sexe tarifé est à la fois soupape sociale pour les soldats, les voyageurs, les célibataires, et ressource fiscale pour la cité. Très tôt se dessine une ligne de partage, d’un côté la femme “respectable”, épouse, mère, enfermée dans l’espace domestique; de l’autre la femme “publique”, dont le corps est accessible contre paiement. Cette opposition matrice épouse / prostituée, vierge-madone / “pute” va se sédimenter, se réécrire, mais elle ne nous quittera jamais tout à fait.
Au Moyen Âge et à l’époque moderne, cette ambivalence se durcit. Les villes organisent littéralement des ghettos sexuels, rues réservées, bordels municipaux, maisons tolérées. On y parque la prostitution comme on parquerait un risque d’incendie, trop dangereux pour disparaître vraiment, trop dangereux aussi pour se répandre partout. L’argument est toujours le même, il faut protéger la famille, canaliser le désir masculin, éviter les viols et les désordres. Alors on tolère les “filles publiques”, mais sous conditions. On les enregistre, on les surveille, on les enferme si besoin. Les visites médicales ne sont pas d’abord un droit à la santé, ce sont des instruments de police des corps, centrés sur la peur de la maladie qu’elles pourraient transmettre aux “bons citoyens”. Les prostituées deviennent un groupe à part, connu de la police et du clergé, simultanément utilisé et méprisé. On les juge nécessaires “il faut bien que quelqu’un porte la faute” et en même temps on les charge de tout le péché sexuel de la collectivité. Ce double regard utile mais impure, tolérée mais condamnée est le premier nœud de honte et d’hypocrisie qui s’enroule autour de la prostitution.
Le XIXᵉ et le début du XXᵉ siècle ne font qu’institutionnaliser ce dispositif. En France comme ailleurs, c’est l’ère des maisons closes réglementées, des “maisons de tolérance” fichées, des visites gynécologiques obligatoires. L’obsession sanitaire est omniprésente, on craint les maladies vénériennes dans les casernes, dans les colonies, on parle de “fléau social” mais le fléau, ce n’est jamais la demande masculine, toujours les corps des prostituées. Là encore, on prétend protéger la société, rarement protéger ces femmes. Parallèlement, les grandes puissances se heurtent à leurs propres contradictions, elles encouragent la prostitution dans l’ombre des empires, tout en signant les premières conventions internationales contre la “traite des blanches”. Des mouvements abolitionnistes se structurent, des féministes dénoncent ce système où l’État devient proxénète légitime. C’est aussi le moment où moralistes, médecins, psychiatres, juristes, sociologues prennent la prostitution comme objet privilégié, elle leur sert à penser la sexualité, la décadence, la criminalité, l’hystérie, la famille. Autrement dit, depuis plus d’un siècle, la prostitution est déjà un laboratoire théorique des rapports hommes/femmes, un lieu où se concentrent les peurs et les fantasmes de toute une époque.
Aujourd’hui, cette histoire longue ne disparaît pas, elle se redistribue à l’échelle de la planète. Les législations dessinent une carte très contrastée. Certains États optent pour la prohibition stricte, tout est officiellement interdit, clients, proxénètes et personnes prostituées, mais en pratique tout se déplace dans l’illégalité totale, avec corruption policière, violence accrue, impossibilité d’accès aux droits. D’autres choisissent le réglementarisme ou la légalisation, aux Pays-Bas, en Allemagne, on autorise les bordels, on enregistre les “travailleurs du sexe”, on tente d’intégrer ce marché dans le droit commun. Mais la question revient sans cesse, une inscription officielle suffit-elle à garantir que les personnes ont réellement choisi, dans un contexte de traite transnationale, de pauvreté, de dettes et de violences familiales ? Entre ces deux pôles, le “modèle nordique” et ses déclinaisons (Suède, Norvège, puis France depuis 2016) pénalisent surtout le client, au nom de la “fin de la demande”. Le geste symbolique est fort retourner la culpabilité mais les effets concrets sont discutés, violences déplacées vers des zones plus cachées, clandestinité accrue, ambiguïté du statut des personnes prostituées qui, théoriquement “victimes”, restent souvent celles qu’on contrôle le plus.
Sur le terrain, ces choix juridiques se traduisent par des géographies très différentes. La prostitution de rue, visible, bruyante, exposée aux agressions, coexiste avec une prostitution indoor plus discrète, clubs, bars, salons de massage, appartements loués à la nuit. Il ne s’agit pas des mêmes logiques de danger, de clientèles, de marges de négociation. Dans les pays du Sud, la donne change encore, la pauvreté massive, le tourisme sexuel, l’instabilité politique et la prévalence du VIH transforment les corps féminins et parfois masculins en ressources de survie. Une jeune fille kényane qui fait “un vieux blanc” sur la plage, une femme de Kinshasa qui accepte “un arrangement” avec un expatrié, un adolescent philippin recruté pour des shows en ligne ne sont pas en train de vivre une expérience marginale, ils sont pris dans un système économique qui a intégré leurs corps dans la chaîne globale des services. À l’autre bout de cette chaîne, des agences d’escorting très luxueuses organisent les déplacements de femmes d’Europe de l’Est, d’Afrique, d’Asie vers les capitales occidentales. Les flux migratoires, le marché de la nuit, la traite et le tourisme se mêlent au point que l’on ne sait plus toujours où commence le voyage volontaire et où finit la capture.
À cette mondialisation “classique” vient se greffer un autre continent, celui des plateformes. En moins de dix ans, la vente de sexe à distance a explosé. Cam girls, cam boys, sexting payant, vidéos personnalisées, abonnements mensuels, une part croissante de la sexualité tarifée passe par des écrans. OnlyFans est devenu le symbole de ce basculement. On ne paie plus seulement pour un acte sexuel dans une chambre, on paie pour l’accès à un flux d’images, à des messages pseudo-intimes, à la sensation d’un lien direct avec une personne qui s’expose. La créatrice ou le créateur se présente comme “indépendant”, “libre”, “entrepreneur de soi”, mais dépend en réalité de la plateforme, de l’algorithme, des abonnés, du maintien de certaines normes de beauté et de disponibilité. À côté, les sites de sugar dating mettent en scène des “rencontres” entre sugar daddies ou mommies et sugar babies, rhétorique du mentorat, du “lifestyle”, des cadeaux, mais au cœur, toujours le même échange argent / intimité / sexe. Beaucoup de sites d’escortes empruntent au même vocabulaire doux : on n’y parle pas de prostitution, mais “d’accompagnement”, “d’expérience”, “de rendez-vous de charme”. Pourtant, juridiquement et humainement, c’est la même réalité, un temps de corps loué contre rémunération. Le changement principal n’est pas la nature de l’acte, mais son degré de déni collectif.
Si la prostitution concentre autant de discours, c’est qu’elle fonctionne comme un miroir extrême des rapports hommes/femmes. Otto Weininger, dans son livre aussi brillant que toxique, proposait une typologie radicale, l’H pur, poussé jusqu’au bout de sa logique, devient bandit; la F pure, poussée jusqu’au bout, devient prostituée. Le bandit n’est plus tenu par aucune loi, seulement par sa volonté de puissance; la prostituée n’est plus tenue par aucun “non”, seulement par la loi de la sexualité et du gain. Ces deux figures sont des caricatures, mais elles ont une puissance symbolique étrange, elles dessinent deux pôles négatifs du masculin et du féminin qui se cherchent et se rejoignent. Le bandit fasciné par la disponibilité du corps, la prostituée fascinée par le danger, l’argent, l’aura de l’homme criminel, c’est le couple tragique qu’on retrouve dans des films noirs, des faits divers, des fantasmes adolescents. En réalité, ce sont deux archétypes qui s’attirent autant qu’ils se détruisent. Les reprendre aujourd’hui, ce n’est pas les valider, c’est montrer à quel point notre culture continue de fonctionner avec des images “bad boy / fille sulfureuse” qui saturent l’espace de la nuance.
Ibn Khaldoun, de son côté, ne s’intéresse pas d’abord à la sexualité, mais à la dynamique des empires. Pourtant, sa description du luxe et de la décadence éclaire directement notre sujet. Plus une civilisation s’enrichit, explique-t-il, plus elle multiplie les raffinements, concubines, courtisanes, fêtes, spectacles, divertissements. Les corps deviennent des accessoires du prestige. À un certain niveau d’abondance, ce ne sont plus seulement des instruments de reproduction ou de plaisir : ils deviennent des objets de représentation, des signes que l’on montre pour prouver sa puissance. La prostitution, dans ce cadre, est un symptôme, elle indique que le corps d’autrui peut être acheté comme on achète une tenture ou un meuble rare. Ce n’est pas un hasard si nos métropoles saturées de lumière et de vitrines quartiers festifs, clubs, bars, “quartiers chauds” concentrent à la fois le luxe et la présence des industries du sexe, tout y dit “regarde comme je peux consommer”, y compris les personnes.
Baudrillard et Baricco prolongent, chacun à leur manière, cette intuition. Pour Baudrillard, la prostitution est la vérité nue de la logique marchande, non plus seulement des objets, mais le désir lui-même mis à prix. Ce qui se vend, ce n’est pas seulement un service sexuel, c’est la possibilité de disposer d’un autre comme d’une chose, en toute transparence contractuelle. Il n’y a plus de “reste” d’amour, de non-dit, de surprise, tout est converti en équivalent monétaire. Baricco, lui, décrit une civilisation de surface et de vitesse, où l’on “surfe” sur les expériences sans jamais descendre en profondeur. Sous cet angle, la prostitution est une forme condensée de notre manière d’utiliser les autres, contact intense, rapide, spectaculaire, puis passage à autre chose. Le livre L’homme tue et la femme rend fous’inscrit aussi dans cet imaginaire, le masculin y est associé à la violence directe, au geste qui détruit; le féminin à la folie, à la capacité de rendre fou, de piéger. La prostituée, dans ce tableau, condense toutes les peurs, peur de la femme qui a du pouvoir sur le désir, peur de la femme qui peut monnayer ce pouvoir, peur de devenir dépendant de ce qu’on achète.
En regardant la prostitution à travers ces couches historiques, géographiques et symboliques, on voit qu’elle n’est ni un “reste archaïque” ni un simple “métier parmi d’autres”, elle est un dispositif où se rencontrent la gestion du désir masculin, le contrôle des corps féminins, les inégalités économiques, les fantasmes de luxe et de décadence, et nos propres difficultés à penser l’amour sans marché. Mais tant qu’on reste au niveau des modèles juridiques, des archétypes et des théories, on risque de perdre de vue ceux et celles qui en paient le prix dans leur chair. Il faut maintenant descendre au ras du sol, là où ces logiques abstraites deviennent des biographies, celles des jeunes, des femmes, des hommes, des étrangers et des handicapés qui se prostituent ou sont prostitués ou ont besoin de ce service, et celles des clients qui viennent y chercher maladroitement une réponse à leur misère sexuelle et affective.
Corps, trauma et faux empouvoirement: acteurs, clients, plateformes
Quand on quitte les cartes, les modèles juridiques et les grands textes pour se rapprocher des corps, le paysage change de profondeur. Ce qu’on appelle “les prostituées” ne sont pas un bloc homogène, mais les statistiques et les récits convergent sur un point, la surreprésentation des vies cabossées, des enfances non protégées, des milieux les plus pauvres. Beaucoup viennent des quartiers laissés pour compte, de la protection de l’enfance, des foyers, des écoles où l’on disparaît avant d’avoir appris à se défendre. On retrouve des histoires de violences domestiques, de pères absents ou dangereux, de mères débordées, de placements successifs, de ruptures scolaires. Pour ces filles et ces garçons la prostitution n’apparaît jamais comme une “opportunité glamour”, mais comme la continuation logique d’une chaîne de manques, manque d’argent, de soutien, de regard stable, de possibilité de se projeter. On entre “dans le milieu” parce qu’il n’y a plus grand-chose d’autre, parce qu’on a déjà appris très tôt que son corps n’était pas vraiment à soi, qu’il pouvait être pris, commenté, blessé par d’autres sans que personne n’intervienne. Ce sont des enfants mal protégés devenus adultes trop vite, avec l’impression que leur seul choix réel est de choisir la forme du risque pas d’y échapper.
Le trauma n’est pas une explication magique, mais il est impossible de faire comme s’il n’était pas massivement présent. Une proportion importante des personnes prostituées a subi des violences sexuelles avant 18 ans, viols, incestes, attouchements répétés, agressions par des proches, par des hommes de passage, par des figures censées les protéger. La prostitution peut alors devenir une forme de répétition inversée, ce qu’on a subi gratuitement, on le fait payer; ce qui a été imposé, on prétend le choisir; ce qu’on n’a pas pu empêcher, on tente de maîtriser. Mais le corps, lui, ne distingue pas toujours entre “choisi” et “vendu”. Il connaît la répétition d’actes non désirés, la tension qu’on avale, la dissociation qui permet de survivre. C’est là que surgissent les addictions, alcool pour supporter, cocaïne pour tenir, médicaments pour dormir, chemsex pour endurer certaines pratiques. Les produits servent à neutraliser ce qui, sinon, serait insupportable à vivre en pleine conscience. Et avec les années, on voit parfois apparaître des modes de contrôle extrême du corps, orthorexie, obsession de manger “propre”, anorexie, rituels de lavage, hyper-hygiénisme. Comme si, après des années à se sentir envahi, on tentait de reprendre le pouvoir en devenant soi-même le gardien maniaque de sa peau, de son poids, de ses odeurs. C’est une manière désespérée de reprendre possession d’un corps longtemps utilisé par d’autres.
À cette usure psychique s’ajoute l’usure physique. Les taux de VIH et de MST sont, dans de nombreux contextes, largement supérieurs à la population générale, surtout lorsqu’il faut accepter des rapports non protégés mieux payés ou que la négociation du préservatif devient impossible. Au-delà du VIH, il y a les infections chroniques, les douleurs, les grossesses non désirées, les IVG répétées, les cicatrices de violences, la fatigue extrême de nuits passées dehors ou enfermées. C’est un corps usé plus vite que les autres, auquel on demande pourtant d’être toujours disponible, cohérent, impeccable. Et c’est précisément cette fatigue-là que les discours actuels d’“empowerment” effacent. Dans les récits glamourisés sur l’escorting, OnlyFans et le sugar dating, on ne voit jamais les MST, les hémorragies, les dépressions, les insomnies, les rapports non désirés “supportés” pour l’argent. Comme si, pour que la fiction du pouvoir fonctionne, il fallait faire disparaître le prix que les corps paient réellement.
Les plateformes numériques amplifient ce déni. OnlyFans, en particulier, propose à chacun de devenir entrepreneur de son propre corps, photos, vidéos, lives, messages personnalisés, interactions tarifées. La femme ou l’homme y devient une sorte d’Ève numérique, un corps fragmenté, filtré, vendu par morceaux. Weininger aurait reconnu ici sa caricature, la F “pure” réduite à la séduction totale, l’H “pur” réduit à celui qui commande, contrôle, exige, paie ou se retire. La technique pousse ces archétypes au maximum. Pourtant, de nombreuses créatrices revendiquent un sentiment de liberté, indépendance financière, gestion autonome du temps, capacité à dire non. Cela existe, mais leur pouvoir reste suspendu à des chiffres, nombre d’abonnés, taux de fidélisation, algorithmes opaques, humeur des clients. Une variation de 20 % d’abonnés peut faire basculer un mois de “pouvoir” en un mois de panique. Le discours du contrôle masque donc une réalité de dépendance.
Le sugar dating occupe un registre plus feutré, on parle de “mentor”, de “relation privilégiée”, d’échange mutuel. Mais au cœur, il y a le même mécanisme, sécurité matérielle contre intimité, cadeaux contre disponibilité émotionnelle, loyer contre présence. Beaucoup de sites de sugar functionnent comme couloirs vers l’escorting, mêmes profils, mêmes photographes, mêmes réseaux. Et ce qui inquiète davantage encore, c’est la présence de mineurs. L’inscription est théoriquement réservée aux majeurs, mais il suffit d’une fausse date de naissance; et sur les réseaux sociaux, le sugar est parfois présenté comme une “astuce” pour financer ses études. Des adolescentes et des adolescents se retrouvent ainsi exposés à des hommes adultes persuadés d’être dans une relation “contractuelle” alors qu’ils exploitent une vulnérabilité extrême.
Une autre zone grise ravive un dilemme éthique profond, l’assistance sexuelle aux personnes handicapées. Ici, la souffrance est indéniable, solitude, absence de toucher, impression d’être condamné à une vie sans intimité. Certaines associations revendiquent le droit à une forme de contact sexuel accompagné. Mais en France, cela est assimilé juridiquement à de la prostitution. D’où un paradoxe, répondre à la misère sexuelle de personnes vulnérables risque de créer une profession où d’autres personnes vulnérables seraient rémunérées pour offrir leur corps. Les féministes abolitionnistes y voient une légalisation déguisée; certains éthiciens y voient la reconnaissance d’un besoin humain réel. La question persiste, voulons-nous une société où la solution collective à l’absence d’accès au désir consiste à salarier le corps d’autrui ?
Et puis il y a les clients. On pourrait croire qu’ils constituent la part simple du problème; c’est l’inverse. Une partie des clients sont des jeunes hommes intimidés, mal à l’aise avec les femmes de leur âge, qui vont “apprendre” avec une prostituée parce qu’ils n’ont jamais eu accès à une éducation affective digne de ce nom. D’autres sont des hommes plus âgés, fortunés, qui cherchent à rejouer une jeunesse ratée, payer une jeune femme pour ressentir, un instant, qu’ils n’ont pas vieilli. Certains, plus abîmés, viennent rejouer des scénarios violents ou répéter des traumatismes non digérés. Mais un ressort traverse tout cela, le besoin de contrôle. Dans la prostitution, le temps, le corps, la parole de l’autre sont achetés. Pas d’imprévu, pas de refus, pas de conflit. Pour beaucoup, ce contrôle permet de se maintenir à flot psychiquement, c’est une manière de continuer à se mentir à soi-même, de faire comme si tout allait encore, comme si l’on n’était ni vieux, ni seul, ni fragile. Le client construit un monde parallèle où le désir est garanti, où le temps ne passe pas, où personne ne lui dit non. Cette illusion lui permet de repousser ce qu’il ne veut pas voir, sa vieillesse, sa solitude, son incapacité à aimer autrement que par la transaction.
La peur de la mort traverse de manière souterraine une grande partie des clients masculins. Faire appel à une prostituée, c’est acheter du temps figé, un moment où l’on rejoue un désir qu’on n’est plus sûr d’inspirer spontanément. Payer une jeune femme, c’est tenter de nier le vieillissement; enchaîner les partenaires, c’est refuser l’idée qu’il n’y en aura pas toujours; consommer du sexe sous drogue, c’est échapper à la conscience de sa propre finitude. La prostitution devient alors non plus un lieu de plaisir, mais un dispositif pour oublier que l’on va mourir. Le contrôle sur le scénario sexuel est une manière de contrôler symboliquement la seule chose que personne ne maîtrise, le temps qui nous reste.
Derrière ces chemins de traverse, les jeunes intimidés, les hommes plus âgés et nostalgiques, les profils compulsifs, il y a un autre visage de la demande, la misère affective masculine. Beaucoup de clients ne sont ni violents ni cyniques, ce sont des solitaires, maladroits, qui n’arrivent plus à croire qu’ils peuvent être aimés sans payer. Ils ont peur du ridicule, peur du rejet, peur de ne pas être à la hauteur. La carte bancaire devient alors une manière de contourner toute possibilité d’exposition émotionnelle. On ne risque rien, on n’avoue rien, on ne perd rien. l’immaturité masculine ici, n’est pas l’absence de sentiment, mais l’incapacité à transformer un sentiment en relation réelle. On préfère payer un simulacre que risquer une rencontre.
Du trauma des personnes prostituées à la solitude anxieuse des clients, en passant par les plateformes numériques, les faux discours d’empouvoirement et les zones grises du handicap, une ligne commune se dessine. La prostitution est une machine qui recycle des fragilités humaines, des manques affectifs, des peurs existentielles. Elle n’est pas seulement un marché du sexe; elle est un système émotionnel, un marché du mensonge, une économie du vide. Elle révèle la manière dont nos sociétés tentent d’échapper à la vulnérabilité, au vieillissement, à la mort, en transformant le besoin d’être aimé en transaction tarifée.
C’est à partir de cette vérité-là que l’on peut aborder la dernière partie, l’amour, le droit, les illusions romantiques, et ce que la prostitution dit finalement de notre difficulté collective à tenir ensemble le désir, la liberté et la dignité.
Amour, pouvoir et vérité du lien: illusions romantiques, droit et pensée critique
Il existe un point où la prostitution déborde la question du sexe et rejoint celle de l’amour, ce lieu trouble où l’échange tarifé se déguise en tendresse, où l’argent tente de racheter la dissymétrie, où les illusions romantiques se greffent sur une relation fondée sur un contrat. Le cinéma populaire a largement façonné ces imaginaires. Pretty Woman est sans doute la matrice contemporaine, un riche homme d’affaires “sauve” une prostituée qui, par miracle narratif, était en réalité “pure”. Il achète des robes, des repas, un hôtel, et ces dépenses deviennent les preuves d’un amour sincère. Tout le film repose sur une idée dangereuse, l’argent peut corriger l’exploitation, lisser les rapports de domination, réhabiliter une femme en la rachetant. Il suffit de payer pour que tout soit inversé. Dans La Belle Époque, la dimension tarifée est encore plus explicite, on paie pour rejouer le passé, pour reconstruire à l’identique une rencontre amoureuse que le temps a détruite. On loue une actrice pour qu’elle joue l’être aimé de naguère. La prostitution n’est plus seulement sexuelle, elle devient prostitution de la mémoire, du récit de soi, de la nostalgie. Avec ces récits, le public apprend une leçon insidieuse, l’argent peut réparer le réel, transformer le manque en magie, racheter le déséquilibre affectif. La fiction devient une pédagogie sociale qui banalise l’idée que l’amour peut être acheté, remixé, amélioré.
À côté de ces grands récits, la réalité est plus grise, plus humaine, plus contradictoire. Jeune et joliemontre une lycéenne qui se prostitue sans nécessité financière, poussée par l’ennui, la curiosité, un besoin de contrôle sur son propre désir. Ce n’est ni une victime totalement passive ni une figure puissante, c’est une jeune fille prise dans la confusion entre affirmation de soi, auto-destruction et recherche d’une sensation, d’une frontière. De la même manière, les univers sugar et escort offrent une palette de relations bien plus complexes qu’un simple rapport marchand. Il existe des sugar babies sincèrement attachées à leur “mentor”, des clients qui se montrent plus tendres, respectueux ou attentifs que certains conjoints “réels”, des liens affectifs qui naissent malgré l’argent. Mais à côté de ces exceptions, il y a l’autre face, des jeunes femmes extrêmement stratégiques, héritières modernes des grandes courtisanes du XIXᵉ siècle, qui cherchent explicitement le “pigeon riche”, celui à qui s’attacher pour s’extraire définitivement de la précarité. Tendresse et calcul coexistent. Sincérité et intérêt se mélangent. Il n’y a ni anges ni démons, seulement des humains essayant de composer avec un monde où l’amour et l’argent s’entremêlent plus que jamais.
La question devient alors, amour et argent peuvent-ils vraiment cohabiter ? La réponse oscille selon les penseurs. Ibn Khaldoun rappelait déjà que lorsque le luxe envahit tout, l’amour risque de devenir un simple décor, une jouissance parmi d’autres dans un paysage saturé d’abondance. Baudrillard, lui, va plus loin, quand on paie pour faire l’amour, on révèle la vérité nue de la logique marchande. L’autre cesse d’être un sujet; il devient un objet parfait, sans reste, sans imprévu, sans altérité. Le contrat tarifé est la forme pure de la réification. Seule une fiction, un rôle, une romance, un scénario peut recouvrir cet échange et empêcher le client de voir ce qu’il achète réellement, non pas un corps, mais une disponibilité. Enfin, relire Weininger à l’envers permet de saisir un point essentiel, les archétypes du H bandit et de la F prostituée n’expliquent rien aux cas où client et prostituée se prennent vraiment d’affection. Là où Weininger affirmait des pôles fixes, la réalité montre des mélanges, elle montre une zone grise tragique où amour et argent persistent ensemble, incapables de se dissoudre, mais incapables aussi de s’unifier sans se contredire.
Ce trouble renvoie immédiatement à la manière dont les sociétés nomment, réglementent ou dissimulent la prostitution. Le droit français, depuis la loi de 2016, pénalise les clients et propose des dispositifs de sortie, mais les débats persistent sur ce qu’on appelle “l’indirect criminalisation”, la pénalisation ne vise pas les personnes prostituées en théorie, mais elle les met en danger en pratique. Au niveau européen, les rapports parlementaires et les décisions de la CEDH montrent une grande tension entre le modèle nordique (criminaliser la demande), le modèle réglementariste (encadrer l’offre), et le modèle libertaire (légaliser le “sex work”). À l’ONU, la Convention de 1949 continue de peser comme un repère abolitionniste, mais les discussions actuelles interrogent la compatibilité entre un “travail du sexe” légal et la lutte contre la traite. Autrement dit, le droit avance, mais avec un retard constant sur la réalité.
Ce retard est encore plus visible dans le numérique. Les plateformes fonctionnent avec des “age checks” fictifs, des cases à cocher, des déclarations auto-validées. Les mineurs circulent sur des sites d’escorting, de sugar, de cam, parfois encouragés par des adultes ou attirés par des promesses d’argent rapide. Les lois SESTA/FOSTA ont tenté de responsabiliser les plateformes aux États-Unis, mais ont surtout déplacé le problème ailleurs. En Europe, les projets de régulation numérique restent timides. Et le paradoxe demeure, le porno “classique” est menacé de censure par excès de zèle, tandis que les plateformes où se monétise l’intimité réelle des jeunes échappent largement au contrôle. Cette absence de régulation sérieuse favorise concrètement la mise sur le marché du corps des mineurs surtout ceux déjà fragilisés par la précarité ou l’isolement.
Toute cette confusion est entretenue par un glissement linguistique permanent. On ne dit plus “prostituée”, mais “escort”, “sugar baby”, “accompagnatrice”, “créatrice de contenu érotique personnalisé”. Ces mots blanchissent le réel. Ils l’adoucissent. Ils masquent la violence structurelle de l’échange. Dire “je suis escort”, c’est, parfois, vouloir se distinguer de la prostituée “de rue”, se hisser dans un autre registre, moins stigmatisé. Dire “créatrice de contenu”, c’est camoufler la dépendance aux abonnés. Or ce n’est pas le mot “prostitution” qui est violent; c’est ce qu’il désigne. Chaque euphémisme protège en réalité les clients, les proxénètes, les plateformes et invisibilise celles et ceux qui ne choisissent pas vraiment, ou pas du tout.
Le cœur de cette partie tient pourtant en un point, le faux empouvoirement. Beaucoup de femmes et d’hommes disent entrer dans la prostitution ou dans son équivalent numérique pour reprendre le pouvoir, renverser la honte, monétiser ce qui leur a été imposé. Ce récit existe, et il mérite d’être entendu. Mais il repose presque toujours sur une illusion, un pouvoir qui dépend de la jeunesse, de la beauté, du désir des autres, de la régularité des paiements, des plateformes, de la tenue d’un personnage. C’est un pouvoir instable, fragile, réversible. Le véritable empouvoirement, lui, suppose autre chose, des alternatives professionnelles, un accès réel à l’éducation, à la sécurité, à la santé, à une intimité non tarifée. On ne se libère pas en vendant ce qui a été blessé; on peut seulement survivre un peu mieux.
Au milieu de ces nuances, il faut faire apparaître celles dont on parle le moins, les victimes étrangères manipulées par amour. Le scénario est connu, une jeune femme slave, africaine, sud-américaine rencontre un homme qui lui promet l’amour, l’Occident, une vie meilleure, parfois un mariage. Elle coupe avec sa famille pour lui, quitte son pays, espère un avenir. Dès son arrivée, tout change, confiscation des papiers, violences, menaces, endettement, puis revente à un réseau. Les proxénètes utilisent le chantage affectif “tu m’aimes, tu dois m’aider” pour briser leur résistance. Ce sont elles, les premières victimes invisibilisées par le discours néo-libéral du “sex work choisi”. À force de mettre en avant des escorts occidentales “autonomes” sur TikTok, on finit par faire croire que la prostitution serait un choix individuel, presque une démarche entrepreneuriale. Et ces femmes, qui n’ont jamais eu le moindre choix, disparaissent de l’image.
Face à cela, les politiques publiques ressemblent souvent à des slogans. La sortie de la prostitution exige du concret, logement, protection policière réelle, possibilité de changer d’identité en cas de danger, accès à des soins spécialisés, accompagnement psychologique, formations, et un filet de sécurité matériel. Rien de cela ne peut exister sans budgets, sans volonté, sans reconnaissance de la pluralité des situations. Car la prostitution n’est jamais un phénomène isolé, elle révèle l’échec des protections de l’enfance, a mis en lumière la misère affective masculine, montre la violence des inégalités sociales, expose le racisme structurel, renvoie à notre culte obsédé du corps jeune et disponible.
Et lorsque l’on prend du recul, on voit se dessiner une image commune, celle que Weininger décrivait comme deux pôles extrêmes H pur bandit, F pure prostituée. Ces archétypes ne disent pas la vérité des individus, mais ils disent quelque chose de notre structure collective, nous avons fabriqué un monde où le masculin en crise se réfugie dans le contrôle, et où le féminin en survie se réfugie dans la mise en scène. Les deux ne cessent de se chercher. Mais dans cette dynamique, ce sont toujours les plus fragiles les enfants, les jeunes femmes étrangères, les mineurs, les personnes isolées qui paient le prix. Là où sexe, argent et amour ne savent pas cohabiter, ce sont les corps les plus exposés qui s’effondrent en premier.
C’est peut-être cela, au fond, que révèle la prostitution, notre incapacité collective à accepter la vulnérabilité, le vieillissement, la peur, la solitude, la mort. Et le besoin que nous avons, encore et encore, de transformer ces angoisses en transactions, comme si l’on pouvait acheter un peu de sens, un peu de tendresse, un peu d’existence.