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Billet de blog 15 novembre 2025

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Ni virilisme ni déni, ne pas la laisser la détresse masculine aux extrêmes

Entre l’angoisse d’un retour du service militaire, l’effondrement des rencontres réelles, la domination des algorithmes et la misère affective captée par OnlyFans, une partie des jeunes hommes cherche un refuge. Ni réactionnaire ni victimaire, le masculinisme dit surtout la difficulté à devenir homme dans un monde sans repères, sans rôles et sans récit commun.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Image tirée de la série britannique « Adolescence »

« L’homme n’est pas un empire dans un empire », écrivait Spinoza. Cette phrase, si simple en apparence, dit quelque chose de décisif sur notre époque, personne n’échappe entièrement aux structures qui le façonnent. Ni les femmes, ni les hommes. Et pourtant, dans les débats contemporains, l’homme est souvent présenté soit comme un bloc de privilèges immobiles, soit comme un être en chute libre. Cette oscillation est devenue l’un des marqueurs les plus visibles d’une crise générationnelle.

Cette crise s’est brutalement rendue visible lors d’un fait récent, en 2024, plusieurs pays européens ont évoqué publiquement l’hypothèse d’un retour du service militaire obligatoire, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Ce débat, relayé par les gouvernements français, allemand et baltes, a ouvert chez une partie des jeunes hommes une angoisse nouvelle, celle de se voir réassignés à un rôle traditionnel protecteur, combattant, sacrifiable, dans un monde où ils avaient appris à se penser comme individus, non comme soldats potentiels. La jeunesse masculine ne s’est pas radicalisée spontanément, elle a été replacée, soudain, devant son propre inconscient historique.

C’est dans ce climat que le masculinisme, au sens large, s’est imposé dans le débat. Non comme idéologie unifiée, mais comme langage de détresse. Une partie des jeunes hommes, souvent les plus isolés, les plus timides, les plus maltraités par le marché amoureux et les logiques numériques, se sont tournés vers des discours qui leur promettaient ce que la société ne leur donne plus, un rôle, une place, une verticalité. Cette recherche n’est pas un caprice, mais une manière d’exprimer une fragilité que rien dans la culture contemporaine n’autorise à dire.

Simone de Beauvoir écrivait : « On ne naît pas femme, on le devient. » Il est temps d’ajouter, on ne naît pas homme non plus. On le devient et aujourd’hui, on ne sait plus très bien comment. Entre hypermodernité liquide, familles fragmentées, rencontres numérisées, pression de performance, effondrement des lieux de socialisation et saturation du marché amoureux, le masculin n’est plus donné, il est à reconstruire.

Le sujet importe d’autant plus que ce sont les jeunes générations qui en portent le poids. Les 16–30 ans sont les premiers à vivre dans un monde où l’amour se négocie sur applications, où le travail n’offre plus d’espace de rencontre, où la figure du père est souvent absente ou silencieuse, où les influenceurs remplacent les modèles réels, où les femmes avancent à juste titre, mais où les hommes n’ont reçu aucun cadre pour accompagner cette transformation. Résultat, le masculinisme devient pour beaucoup moins une doctrine qu’un refuge, un lieu où déposer une honte, une solitude, une confusion.

D’où la question centrale de ce texte :

Comment comprendre la montée du masculinisme sans caricature, en reconnaissant à la fois les structures qui dominent et les souffrances masculines qui émergent ?

Pour y répondre, il faut d’abord retracer l’archéologie profonde du malaise masculin, comprendre que la peur du féminin, chez Weininger, Schopenhauer ou dans Madame Bovary, parle moins des femmes que de la vulnérabilité masculine. Ensuite, il faut analyser la mutation numérique qui a transformé cette fragilité en marchandise émotionnelle, explosion des communautés incels, influence d’Andrew Tate, américanisation des imaginaires, disparition des rencontres réelles, OnlyFans et misère affective algorithmique. Enfin, il faut proposer une sortie européenne, lente et nuancée, fondée sur la mémoire, le droit, la littérature, la psychanalyse et la Grundnorm du lien, une manière de refaire du masculin non un rôle, mais une relation.

L’objectif n’est pas de défendre les masculinistes, ni de les condamner, mais de comprendre ce qui tremble en eux, ce qui tremble en nous, et ce que notre époque fait à la masculinité.

Car la question n’est pas de savoir si les hommes souffrent autant ou moins que les femmes.
La question est, que fait-on d’une souffrance qu’on ne sait pas nommer ?
C’est là que commence vraiment le travail.

Archéologie et définitions: ce que “masculinisme” recycle d’au moins trois siècles de malaise masculin

Comprendre le masculinisme exige d’abord de cesser de le penser comme un bloc homogène. Ce mot, aujourd’hui saturé par les caricatures médiatiques, ne désigne pas un mouvement unique mais l’effet d’une longue histoire où la masculinité elle-même se découvre vulnérable. On ne naît pas “masculiniste” comme on embrasse une doctrine, on y glisse souvent par inquiétude, par solitude, par sentiment de déclassement. Et ce déplacement n’est compréhensible qu’en sortant des jugements rapides pour examiner les couches historiques, psychiques et littéraires qui ont fait du féminin une menace et du masculin une identité fragile, toujours en quête de justification.

La misogynie, dans cette perspective, n’est pas d’abord une haine des femmes, mais une peur masculine de la dépendance. C’est ce que montrent les textes les plus anciens comme les plus contemporains, l’homme n’a jamais vraiment supporté l’idée d’avoir besoin d’une autre personne, surtout lorsque cette dépendance touche à la tendresse, à l’estime, au regard de l’autre. Le patriarcat organise institutionnellement cette peur en donnant aux hommes le contrôle, la misogynie lui donne une forme affective, le masculinisme contemporain la traduit en discours anxieux sur la place de l’homme dans un monde qui a cessé de tourner autour de lui. Le paradoxe est là, ce que l’on appelle masculinisme naît moins contre le féminisme qu’à l’intérieur même de sa réussite. Ce n’est pas le retour d’un ordre ancien, c’est l’effondrement d’un ordre intérieur.

Pour s’en convaincre, il faut distinguer ce que les médias nomment “masculinisme” une poignée de figures hyper visibles, Andrew Tate, la red pill, des influenceurs virilistes et la multiplicité réelle des discours sur la condition masculine. Linguistiquement, le terme recouvre aussi bien les mouvements pro-égalité de la Men’s Liberation que les groupes de pères divorcés, les men’s studies, les cercles de parole masculins, les revendications sur la dépression masculine, les suicides, l’effondrement scolaire des garçons. Le pédagogue Jean-Louis Auduc l’a longuement analysé, les garçons échouent davantage à l’école parce que la culture virile dominante, encore aujourd’hui, les pousse à se distancer des normes scolaires, obéissance, régularité, attention, expression des émotions, perçues comme “féminines”. Cette dissociation précoce fabrique ensuite des hommes silencieux, en difficulté relationnelle, incapables d'exprimer leurs fragilités autrement que par le retrait ou la colère. Comme l'ont montré Warren Farrell et John Gray dans The Boy Crisis, les garçons sont particulièrement vulnérables dans les sociétés contemporaines, chute du sentiment d'appartenance, manque de figures masculines accessibles, isolement numérique, perte de repères scolaires et affectifs. Leur thèse éclaire une partie de l'inquiétude masculine actuelle, non pas comme hostilité envers les femmes, mais comme crise de structure et de sens. Réduire ce champ à quelques caricatures empêche de comprendre ce qui s’y joue vraiment, un besoin de reconnaissance, parfois mal formulé, parfois capturé par des figures toxiques, mais presque toujours enraciné dans un malaise affectif profond. Ce malaise, on peut le lire avec Connell comme crise de la masculinité hégémonique, avec Illouz comme effet du capitalisme émotionnel, avec Hartmut Rosa comme pathologie d’un rapport au temps devenu instable, avec Nancy Fraser comme conflit entre redistribution et reconnaissance.

Ce malaise n’est pas né en 2020, ni sur TikTok. Il existe depuis que l’homme a cessé d’être le centre de la scène morale. Déjà chez La Bruyère ou Rousseau, on voit apparaître les premières inquiétudes masculines face à des femmes qui pensent, qui désirent, qui choisissent. La crise masculine commence dès que le sujet féminin émerge. Elle se lit ensuite chez Dostoïevski, dans ces hommes sublimés, sacrifiés, qui ne savent aimer que dans l’excès, puis dans La Belle Époque, où l’amour commence à devenir un espace sans mythologie, sans sacrifice héroïque un lieu où il faut apprendre à être réel. Le masculinisme contemporain rejoue ce refus, il ne veut ni de la conversion au réel, ni de l’égalité, mais la restauration symbolique d’un rôle qui le protégeait d’avoir à se regarder lui-même.

Cette longue histoire continue chez Schopenhauer, pour qui le mariage est un contrat de nécessité, et la femme une puissance de la nature qui enchaîne l’homme au vouloir-vivre, chez Weininger, qui cristallise la séparation H-pur / F-pur, fantasme de pureté morale et sexuelle qui anticipe les extrémismes contemporains, et chez Nietzsche, dont une partie de la culture masculiniste détourne la volonté de puissance en droit d’écraser plutôt qu’en exigence de se transformer. Rien de cela n’est neuf. Les mêmes angoisses traversent les époques, seulement recodées dans des langages nouveaux.

La littérature en donne des versions encore plus fines. Madame Bovary fait du désir un système clos où rien ne se perd, où tout se transforme, où la saturation affective finit toujours par déborder. Chez Flaubert comme chez Dostoïevski, les hommes sont déjà pris entre deux élan, une aspiration au sublime être admiré, désiré, exceptionnel et une incapacité à habiter pleinement le réel. Si la frustration masculine semble aujourd’hui nouvelle, c’est seulement parce que les conditions ont changé, la rencontre s’est numérisée, l’autonomie féminine est devenue une réalité sociale, et l’homme découvre qu’il n’est plus le centre géométrique du couple, ni le garant automatique de la relation.

L’effondrement contemporain de la profondeur culturelle  tel que le décrit Baricco dans Les Barbaresou The Game amplifie encore ce trouble. Le monde devient liquide, horizontal, fragmenté, plus de verticalité, plus de mémoire, plus de lenteur. Les interactions deviennent surfaces, les identités deviennent flux. Dans ce monde sans profondeur, beaucoup d’hommes expérimentent un vertige, celui de ne plus savoir où poser leur désir, ni comment se reconnaître eux-mêmes sans rôle pré-écrit. La misogynie moderne, comme substance affective, n’est alors plus simple rejet, c’est la peur que la fluidité du monde dissolve ce qui restait d’assises intérieures.

Cette peur explique le glissement contemporain de la misogynie vers une fragilité masculine diffuse. Beaucoup d’hommes y compris parmi ceux qui se réfugient dans les discours masculinistes ne se vivent pas comme dominants. Ils se vivent comme menacés. Non par un ennemi extérieur, mais par une dépendance qu’ils ne savent pas formuler, besoin d’être aimés, reconnus, choisis, peur de n’être jamais assez désirables. Freud l’avait déjà vu, ce que l’homme refoule de sa propre vulnérabilité revient sous forme d’hostilité envers le féminin. Houellebecq, d’une manière différente, a capté ce mouvement, dans un marché amoureux libéral, décentralisé, l’homme est exposé à une concurrence interminable, ce qui nourrit une misère sexuelle et affective que certains transforment en colère plutôt qu’en parole.

Dans d’autres espaces culturels patriarcats religieux, communautés diasporiques, banlieues cette fragilité masculine prend d’autres formes, contrôle du corps féminin, obsession de l’honneur, séparation stricte des mondes masculin et féminin, compensation symbolique du père absent par la figure du grand frère garant de la réputation. Là aussi, derrière les dispositifs d’autorité, on trouve souvent des hommes fragilisés, silencieux, dont aucune structure ne prend en charge la vulnérabilité.

Enfin, l’augmentation spectaculaire de l’espérance de vie a introduit une nouveauté radicale, la durée des mariages prévu autre fois jusqu’à ce que la mort sépare était dans un contexte de durée de vie plus courte . UN mariage long suivi d’un divorce aujourd’hui n’est donc pas un échec, ni contre nature ou contre morale mais plutôt logique et les trajectoires masculines sont désormais longues, multiples, réversibles. C’est beaucoup de temps pour vieillir, pour être seul, pour recommencer, pour rater, pour se comparer aux autres hommes. Ce surplus de temps affectif crée des anxiétés nouvelles, vieillissement sans rôle clair, relations instables, amours successives. Le masculinisme contemporain se forme aussi là, dans une temporalité allongée où les hommes doivent habiter des décennies d’incertitudes sans les anciens repères.

Cette archéologie permet de comprendre une chose simple, si les discours masculinistes montent aujourd’hui, ce n’est pas parce que les hommes veulent revenir en arrière. C’est parce qu’ils ne savent plus comment avancer. Ce trouble n’excuse rien, mais il explique beaucoup.

Or, ce trouble change de nature dès qu’il rencontre les technologies contemporaines. Après trois siècles de constructions morales et littéraires, une nouvelle scène s’ouvre, celle d’Internet, des algorithmes, des forums, de la red pill, de l’américanisation des imaginaires. C’est là que commence la seconde partie, le moment où la fragilité masculine devient un matériau numérique, monétisable, radicalisable, où les discours éclatent en constellations des groupes pro-égalité aux incels, des pères déclassés aux imitateurs d’Andrew Tate et où la souffrance masculine bascule du terrain intime au terrain algorithmique.

C’est vers cette mutation que nous allons maintenant.

Masculinismes contemporains: sociologie numérique, économie du désir et corps masculins sacrifiés

Si la première partie permettait de comprendre d’où vient le masculinisme, la deuxième montre comment il se transforme dans nos sociétés numériques. Ce n’est plus seulement une angoisse affective ou littéraire, c’est une constellation de mouvements, de forums, de communautés, de groupes rassemblés par des algorithmes qui simplifient, uniformisent, polarisent. Le masculinisme n’existe pas comme bloc monolithique, il prolifère sous des formes multiples, parfois incompatibles entre elles, mais qui partagent un sentiment commun, celui d’une masculinisation qui vacille, se fragilise, se cherche dans un monde qui ne lui renvoie plus les images stables d’autrefois.

Il faut d’abord reconnaître cette pluralité. D’un côté, des mouvements pro-égalité issus de la Men’s Liberation, des groupes d’hommes travaillant leurs émotions, ou des associations de pères séparés qui tentent de comprendre ce que la transformation du droit de la famille fait vivre aux hommes. De l’autre, des MRA (Men’s Rights Activists), des communautés red pill, des incels, des forums de jeunes hommes persuadés que le monde amoureux leur est devenu inaccessible. Entre les deux, une infinité de positions intermédiaires. Ce paysage complexe est pourtant aplati par les réseaux sociaux, qui homogénéisent tout sous le label “masculiniste” et artificialisent l’image d’une colère masculine uniforme. Ce raccourci fait plus de mal que de bien, il empêche de traiter les vraies souffrances et renforce les plus extrémistes en les érigeant en porte-parole de tous.

Pour comprendre la singularité francophone et européenne de ces mouvements, il faut passer par le Québec, là où le mot “masculinisme” est né. Francis Dupuis-Déri l’a montré, dans les années 1980-1990, l’évolution du droit de la famille, pensions alimentaires, garde alternée, autorité parentale  a créé une inquiétude masculine profonde, dans un État perçu comme de plus en plus féminisé. Ce contexte politique a donné naissance à des groupes très organisés d’hommes, pas tous hostiles au féminisme, mais traversés par l’idée d’un déséquilibre nouveau. Dans ce même espace culturel nord-américain, les chiffres du suicide massivement masculin, deviennent rapidement un matériau politique pour affirmer l’existence d’un “problème masculin”. Ces données, réelles et importantes, sont récupérées par certains groupes pour construire une rhétorique victimaire qui oppose les hommes aux femmes, au lieu d’interroger les structures de domination qui affectent différemment les deux sexes.

Les États-Unis constituent la deuxième matrice contemporaine du masculinisme. On y voit émerger les MRA dans les années 1970-80, puis leur radicalisation numérique dans les années 2000-2010 avec les forums, les subreddits, les chaînes YouTube. De la plainte narcissique on passe à la violence idéologique, et parfois au meurtre, Polytechnique, Isla Vista, Toronto. Cette haine de masse n’est pas sortie du néant, elle s’est construite à l’intersection de l’individualisme libéral, du puritanisme sexuel et d’une culture où la thérapie est privatisée et les émotions masculines rarement traitées collectivement. En Europe, ces discours sont importés tardivement, souvent mal compris, puis réadaptés, on cite Céline, Nietzsche ou Weininger à la place de Peterson, mais les mécanismes sont les mêmes. La souffrance devient identité, l’identité devient colère, et la colère devient justification.

À ce paysage déjà complexe vient s’ajouter un élément décisif, l’américanisation des imaginaires masculins. Le script venu des États-Unis figure un monde où les hommes se diviseraient en alphas et bêtas, où les femmes seraient mues par l’hypergamie, où l’on pourrait “hacker” les relations en suivant quelques règles de séduction. Ce récit, pensé pour une société très spécifique, arrive en Europe comme un prêt-à-penser, red pill, développement personnel viriliste, illusions de “self-help” appliquées à la vie sentimentale. Il repose sur une vision entrepreneuriale de l’amour, où il s’agit de maximiser son attractivité comme on maximiserait un portefeuille d’actions.

Mais ce script serait resté marginal s’il n’avait trouvé un terreau propice, l’effondrement des rencontres naturelles dans le monde du travail. Pendant des décennies, les bureaux, les usines, les commerces, les hôpitaux, les administrations étaient le premier espace de rencontre des couples. La proximité, la durée, les pauses, les collaborations créaient des liens organiques, non calculés, non quantifiés. Or, la tertiarisation, l’ubérisation, le télétravail, les open spaces sans intimité, les réunions en visio ont presque fait disparaître ces rencontres. Dans ce vide relationnel, les applications de rencontre ont pris le relais, imposant une logique de marché qui nourrit les récits virilistes américains, comparaison permanente, impression de compétition généralisée, sentiment d’exclusion chez les hommes timides, anxieux, moins à l’aise dans le jeu hypervisible des réseaux. Les analyses de Jean-Louis Auduc et de The Boy Crisis convergent sur ce point, les garçons qui peinent à s’exprimer, à verbaliser, à affronter la compétition symbolique deviennent les adultes les plus vulnérables aux narrations virilistes ou victimaire. Le numérique récupère une fragilité que l’école n’a jamais traitée.

La red pill n’a donc pas “converti” les hommes, elle a rempli un espace que nos sociétés ont laissé vacant.

Baudrillard aurait sans doute dit que nous vivons aujourd’hui dans une hyperréalité affective, les conflits de genre n’existent plus seulement dans les corps, mais dans les écrans qui les surexposent. Le masculinisme devient alors un produit dérivé du spectacle, un simulacre où des copies circulent sans original. Tout se passe comme si l’homme réel, avec ses contradictions, ses failles, ses désirs confus, était remplacé par une caricature viriliste. Baricco, dans Les Barbares, parle de ce monde de surface où l’on glisse sans jamais plonger. Le masculinisme numérique est un pur produit de cette mutation, un surf permanent sur des affects bruts, des ressentiments non digérés, des identités fragiles.

Ce mécanisme n’est pas propre aux hommes. OnlyFans en est une autre manifestation, plateforme où la misère affective devient monnaie, où les corps féminins sont capitalisés et où les hommes paniquent devant leur propre vieillissement. On voit des femmes persuadées de trouver un pouvoir là où elles n’acquièrent que visibilité précaire, et des hommes persuadés d’acheter de l’intimité là où ils n’achètent qu’une fiction. Deux solitudes qui s’observent sans jamais se rencontrer. Deux misères captées par les mêmes plateformes.

Dans cet univers, les discours nuancés, notamment en France, peinent à émerger. Il existe pourtant des vidéastes, des éducateurs, des psychologues, des juristes qui parlent de paternité, de décrochage scolaire, de masculinités blessées, de responsabilisation affective, sans haine ni ressentiment. Mais ces voix sont peu relayées, elles ne génèrent pas le même engagement algorithmique que les cris de colère. Le numérique ne retient que les extrêmes. C’est ainsi que les masculinistes les plus radicaux sont devenus, malgré eux, les représentants médiatiques de problèmes qu’ils ne font souvent qu’aggraver.

Pourtant, la souffrance masculine ne se limite pas à l’univers des écrans. Elle s’incarne dans des réalités que les discours publics évoquent rarement. La prostitution en est un révélateur puissant, hommes vieillissants, angoissés de ne plus être désirés, femmes précarisées, persuadées d’avoir repris un pouvoir alors qu’elles sont prises dans la logique implacable des plateformes. Dans ce monde-là, la misère affective des hommes devient une ressource économique, exploitée par les mêmes forces qui exploitent les femmes. L’illusion d’une revanche masque la réalité d’une vulnérabilité partagée.

Il en est de même pour les violences faites aux hommes, hommes battus, souvent ridiculisés par les institutions, hommes violés en guerre ou en détention, invisibilisés parce que leur souffrance contredit l’idéal viril, pères séparés humiliés dans leur tentative de maintenir un lien. Ce n’est pas “la domination féminine” qui produit ces angles morts, mais le patriarcat lui-même, système qui exige la force des hommes, et les abandonne dès qu’ils ne s’y conforment plus.

Si certains hommes se tournent alors vers les discours masculinistes, ce n’est pas parce qu’ils sont attirés par la haine, mais parce qu’ils cherchent un récit dans lequel leur souffrance serait enfin entendue. Le problème, c’est que ces récits transforment la souffrance en ressentiment, et le ressentiment en identité.

Comprendre cette seconde partie, c’est donc comprendre comment la fragilité masculine devient le combustible d’une économie numérique du conflit.

Mais ce n’est pas ici que doit se terminer l’analyse. Ce que nous avons décrit n’est qu’un diagnostic. Il manque encore une chose, une issue.

Une autre manière de penser le masculin.

Une autre manière de penser le lien.

Une alternative au mimétisme américain, au virilisme numérique, à la nostalgie.

C’est ce qui ouvre la troisième partie, comment sortir de la guerre des sexes, non en revenant en arrière, mais en inventant une éthique européenne du masculin relationnel, fondée sur la lenteur, la mémoire, la réciprocité, et la possibilité d’un lien qui ne soit ni domination ni effacement.

Sortir de la guerre des sexes: singularité européenne, Grundnorm du lien et éthique du masculin relationnel

Sortir de la guerre des sexes suppose de reconnaître que les récits importés des États-Unis, red pill, masculinité “alpha”, hypergamie, séduction codifiée ne suffisent pas à saisir ce que vivent les hommes européens aujourd’hui. L’américanisation du débat, avec son goût pour les slogans, les punchlines et les “méthodes” de transformation personnelle, impose une lecture individualiste du masculin, à chacun de “s’optimiser”, de s’armer psychiquement, d’apprendre les “codes”. Ce modèle, qui vient du coaching, de la Silicon Valley et de la culture du self-help, transforme les hommes en entrepreneurs d’eux-mêmes. Or l’Europe n’a jamais pensé la masculinité ainsi, elle l’a toujours inscrite dans la lenteur de l’histoire, dans la mémoire longue, dans les liens qui durent.

C’est précisément dans cette différence que s’ouvre une alternative. L’Europe n’est pas une culture de l’instant, elle est une culture du temps long. Alors que le récit américain propose des solutions rapides “deviens un homme en 30 jours”, “reprends le contrôle”, “domine ta vie”, l’héritage européen a toujours travaillé le masculin dans la nuance, dans l’ambivalence, dans l’intranquillité. Le roman européen est rempli d’hommes qui doutent, qui vacillent, qui cherchent leur place dans le réel, les figures masculines de Dostoïevski, Musil, Camus ou Kundera n’ont rien à voir avec les archétypes virilistes contemporains. Elles montrent des hommes faillibles, déchirés, sensibles, parfois perdus, parfois magnifiques

mais jamais réduits à une essence.

Cette différence culturelle devient centrale aujourd’hui, d’autant plus qu’un élément géopolitique inattendu vient réactiver des imaginaires anciens, la perspective d’une guerre en Europe. Depuis l’invasion de l’Ukraine, les débats sur la remilitarisation, les discours de défense nationale, ou même l’hypothèse (déjà discutée dans plusieurs pays de l’UE en 2024) d’un retour du service militaire obligatoire, ont ravivé une angoisse profonde chez les jeunes hommes. Il est compréhensible et même logique qu’une partie d’entre eux, dans ce climat d’incertitude, fantasme un retour en arrière, le temps des rôles clairs, de l’homme protecteur, du soldat, du père stable. Quand le monde semble vaciller, les archétypes deviennent des refuges. Certains masculinistes surfent sur cette peur en invoquant une masculinité guerrière censée donner sens, structure, direction.

Mais cette nostalgie militaire est un piège, elle confond stabilité et passé. Elle promet une force qu’elle ne produit jamais vraiment. Le XXᵉ siècle en Europe a montré l’inverse, quand la virilité devient devoir, sacrifice ou idéologie, elle détruit les hommes avant de détruire les femmes. La masculinité guerrière n’est pas un refuge, c’est un gouffre.

Car les sociétés traditionnelles, poussées à leur paroxysme, ne produisent jamais l’harmonie qu’elles promettent, mais une guerre des sexes silencieuse et permanente, hommes assignés à la force, femmes assignées à la patience, infidélités dissimulées, violences normalisées, vies parallèles sous un même toit. Ces mondes figés n’apaisent rien, ils enferment chacun dans un rôle qui finit par détruire la relation. Et paradoxalement, nos sociétés modernes reproduisent la même guerre non plus par excès de règles, mais par absence de cadres deux modèles opposés qui conduisent à la même fracture.

Une autre tentation surgit alors, croire que les sociétés traditionnelles détiennent une solution. Beaucoup de jeunes hommes idéalisent aujourd’hui la famille “à l’ancienne”, les rôles séparés, la non-mixité, le “respect” fondé sur l’autorité. Mais lorsqu’on examine ces modèles, on découvre qu’ils ne produisent pas la sécurité espérée. Dans ces systèmes, les violences masculines sont souvent normalisées, tolérées ou invisibilisées, les mariages arrangés créent des vies parallèles, des double-existences, des infidélités silencieuses, les hommes n’ont pas de langage pour dire leur souffrance, ni pour avouer qu’ils se sentent dépassés, honteux ou vulnérables. Ce n’est pas par hasard si Weininger, en cherchant à figer le masculin et le féminin dans des essences pures, finissait par décrire des identités impossibles à vivre. Ce n’est pas un hasard non plus car les rôles rigides rendent les hommes incapables d’aimer dans le réel, ils deviennent des personnages, pas des sujets.

Le retour à la tradition n’est donc pas une solution. C’est une répétition du même.

Une manière de fuir la fragilité plutôt que de la travailler.

Pour sortir du cycle de la pureté et du ressentiment, il faut accepter de relire autrement les textes qui ont structuré la pensée antiféministe, non comme des modèles, mais comme des symptômes. Weininger n’est pas un maître à suivre, il est un homme terrorisé par son propre chaos intérieur, projetant sur les femmes ce qu’il ne supportait pas en lui-même. Schopenhauer ne disait rien de la nature féminine, il parlait de son incapacité à supporter la dépendance affective. Lorsque l’on relit ces auteurs comme des hommes pris dans leur propre trouble, ils cessent d’être des prophètes et deviennent des miroirs. Les forums masculinistes reprennent exactement les mêmes structures peur de la dissolution, fantasme de pureté, obsession du contrôle, simplement adaptés à la grammaire numérique.

Pour dépasser cette répétition, il faut aussi sortir de la logique thermodynamique du ressentiment. Le désir ne disparaît jamais, il se transforme. Ce n’est pas parce que l’on souffre que l’on doit convertir cette souffrance en colère contre les femmes, ce n’est pas parce que l’on a été blessé qu’il faut transformer la blessure en identité politique. Il existe une autre manière d’habiter la vulnérabilité avec la Grundnorm affective. Elle repose sur trois exigences simples, la présence, la réciprocité et la fidélité au réel. Pas la fidélité à un rôle, pas la fidélité à un mythe, mais la fidélité à ce qui est là, un être humain devant un autre, avec ses limites, ses ambivalences et sa finitude.

Penser le masculin dans cette perspective, c’est proposer une véritable écologie du temps, ralentir, cesser de performativiser la virilité, accepter l’incomplétude comme dimension essentielle de l’identité masculine. C’est refuser d’être un “alpha” ou un “soft-boy”, deux rôles qui exigent la même chose, être un personnage. C’est retrouver un masculin qui ne soit ni posture de force ni posture de fragilité rentable, mais présence réelle, une manière de traverser la relation plutôt que de la dominer ou de s’y dissoudre.

Reconnaître cette dimension permet aussi de tenir ensemble deux réalités qu’on oppose trop souvent, la domination masculine, encore présente dans de nombreux domaines, et les souffrances masculines spécifiques, suicides, solitude, faillite sentimentale, honte de demander de l’aide, violences invisibles. Les hommes ne souffrent pas moins, ils souffrent différemment. Et tant qu’on opposera les douleurs, le masculinisme victimaire aura un terrain fertile. La seule manière d’y mettre fin consiste à reconnaître la co-vulnérabilité, sans hiérarchiser.

C’est également ce qui permet d’inclure les oubliés de l’histoire masculine, les hommes violés en guerre que personne ne voulait entendre, les hommes battus dont le témoignage déclenche encore des ricanements dans certains commissariats, les suicidés que les statistiques absorbent mais que la société ne regarde pas, les requis du STO, longtemps considérés comme des traîtres alors qu’ils n’étaient que des jeunes hommes pris dans un engrenage où l’État, la famille et la nation ne leur laissaient aucune place pour exister autrement que comme corps disponibles. Tous ces hommes n’ont jamais été écoutés, ils n’ont jamais eu de langage. Les récupérer ne doit pas servir à accuser les femmes, mais à construire une mémoire partagée, non compétitive, où la souffrance masculine devient un point de départ, pas un argument contre autrui.

L’issue est là, sortir du masculinisme ne signifie pas nier le masculin, ni le “rééduquer”, ni le punir. Cela signifie lui rendre la possibilité d’être un sujet relationnel, un être qui vit dans et par les liens, non dans la pureté ou la domination. Cela signifie retrouver une tendresse lucide, s’aimer sans s’abandonner à l’illusion, aimer sans rejouer les mythes, aimer sans chercher à être un rôle.

La vérité, c’est que le masculinisme ne résout aucune souffrance masculine, il la recycle, la renforce, l’amplifie, la retourne contre les autres et contre soi-même. La voie européenne que tu proposes, lente, réflexive, complexe, permet quelque chose que les récits virilistes rendent impossible, redonner aux hommes la capacité d’aimer, d’être aimés, et de ne pas avoir honte de leur vulnérabilité.

C’est peut-être cela, finalement, la véritable sortie de crise, non pas revenir en arrière, non pas imiter l’Amérique, mais inventer une manière de devenir homme qui ne demande pas d’être un héros ni une victime, simplement un humain.

En conclusion, ce que révèle cette exploration, c’est que le masculinisme n’est ni un accident idéologique ni un simple contrecoup antiféministe, c’est le symptôme d’un basculement historique où les hommes se retrouvent démunis devant la transformation du monde social, amoureux et symbolique. Il surgit chaque fois que l’on demande aux hommes d’assumer un rôle qu’ils n’ont pas choisi, ou de s’adapter à une époque qui ne leur fournit plus de langage pour dire leurs failles. Il grandit dans les interstices entre les injonctions contradictoires, être fort mais sensible, performant mais discret, autonome mais disponible, solidaire mais sans plainte.

En retraçant son archéologie, en comprenant sa mutation numérique, en replaçant chaque discours dans la texture affective, culturelle et politique qui le produit, une chose apparaît clairement, ce que l’on appelle “masculinisme” n’est que le nom contemporain d’un malaise ancien, mais désormais amplifié par les algorithmes, marchandisé par les plateformes, et capturé par des récits importés qui ne disent rien de l’expérience européenne du masculin.

Reste alors une tâche, désamorcer la mécanique du ressentiment sans nier la réalité des souffrances masculines. Cela suppose de tenir ensemble la critique du patriarcat et la reconnaissance des vulnérabilités masculines, de sortir des rôles, des mythologies, des caricatures, pour entrer dans un travail plus difficile, faire exister des sujets capables de relation plutôt que des identités crispées sur leur propre blessure.

Cette voie n’est ni nostalgique ni punitive, elle est simplement humaine. Elle demande de la lenteur, de la mémoire, du réel. Elle demande ce que la culture numérique détruit, la possibilité d’être un homme qui ne se vit ni comme héros ni comme menace, mais comme être de lien imparfait, ambivalent, réparable.

Peut-être est-ce là que commence le véritable enjeu des prochaines années, non pas “réformer” les hommes, mais réinventer les conditions sociales et symboliques dans lesquelles ils apprennent à aimer, à se dire, à se raconter. Les prochaines générations ne seront pas définies par le virilisme ou par sa négation, mais par leur capacité à habiter une masculinité enfin dissociée de la pureté, de la performance et de la peur.

Reste une question que notre époque n’a pas encore résolue, si les femmes ont trouvé dans le féminisme un cadre pour se penser, quel est le cadre qui permettra aux hommes de se transformer sans se perdre ?

La réponse n’est peut-être ni dans les plateformes, ni dans les retours en arrière, ni dans les manuels de puissance, mais dans une éthique relationnelle à construire, lente, européenne, incarnée où la vulnérabilité masculine n’est plus un scandale, mais une forme de vérité.

En somme, ce n’est pas le masculinisme qu’il faut sauver,

c’est le masculin, délivré enfin de ses mythes et rendu à sa capacité d’exister avec les autres.

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