Agrandissement : Illustration 1
Le sociologue Français Gérald Bronner, occupe aujourd’hui une place centrale dans le paysage intellectuel contemporain. Professeur de sociologie, membre de l’Institut universitaire de France et figure reconnue de la sociologie cognitive, il s’est imposé comme l’un des principaux analystes des croyances, des biais de jugement et des dérives informationnelles. Depuis L’Empire des croyances(2003) jusqu’à Apocalypse cognitive (2021), en passant par La Démocratie des crédules (2013), La Pensée extrême (2009), L’Inquiétant principe de précaution (2010), Déchéance de rationalité (2019), Comme des dieux (2022) ou Les Origines (2023), ses œuvres articulent systématiquement psychologie cognitive, sociologie et analyse des technologies pour comprendre la prolifération des illusions, des rumeurs et des fanatismes.
Dans son dernier livre, À l’assaut du réel (2025), Bronner pousse cette intuition plus loin, pour lui nous serions entrés dans une ère où l’imaginaire, soutenu par les technologies de simulation et les architectures algorithmiques, submerge le réel jusqu’à rendre floue la frontière entre le vrai, le plausible et le fabriqué. L’ouvrage prolonge ainsi sa réflexion sur l’“apocalypse cognitive”, en décrivant un monde où les images artificielles, les récits émotionnels et les algorithmes d’amplification capturent notre attention plus efficacement que le réel lui-même. À ses yeux, le défi est de sauvegarder les conditions minimales d’une rationalité commune dans un environnement saturé d’artifices et d’incitations manipulatoires.
Ce diagnostic, pertinent, doit toutefois être élargi. Le réel ne disparaît pas seulement sous la pression des biais cognitifs ou des technologies de simulation, il se délite aussi sous l’effet de forces que Bronner laisse en marge, l’accélération du temps, la nostalgie politique, la fatigue structurelle, le malaise générationnel, la crise du masculin, la marchandisation du corps, les transformations des banlieues, l’esthétique des ruines, la fragilité affective, le dérèglement des transmissions, la souveraineté des algorithmes, la symbolique du post-humanisme, l’économie libidinale des plateformes, les crises de mémoire et la mutation de la forme-culture décrite par Baricco et Baudrillard qu’il est crucial de lire aujourd’hui .
Autrement dit , il faut comprendre que la croyance n’est jamais seulement une erreur cognitive, elle est aussi un affect, un régime de temporalité, un rapport au corps, un lieu social, un milieu technique, un symptôme d’un monde trop rapide pour ses propres institutions.
C’est ici que réside l’enjeu contemporain, comprendre les croyances non plus comme simples “bug cognitifs”, mais comme phénomènes totaux, traversant la technique, le désir, le droit, le temps, les institutions, les territoires et les corps.
Cette extension est nécessaire pour penser les défis du XXIᵉ siècle , IA, plateformes, polarisations, fatigue sociale, désaffiliation politique, ruines symboliques, exil intérieur, nostalgies réactionnaires, post-humanisme, dissolution du lien social qui excèdent largement le seul champ de la rationalité individuelle.
Dès lors, comment dépasser l’approche cognitiviste de Gérald Bronner pour élaborer une théorie élargie des croyances, une théorie qui articule flux symboliques, temporalités sociales, affects, corps, territoires et institutions,
tout en proposant un cadre juridique capable de répondre aux défis du réel à l’ère des images, des algorithmes et de l’accélération ?
Pour comprendre comment dépasser l’approche proposée par Gérald Bronner, il faudra d’abord déplacer son socle théorique.
En premier lieu, nous montrerons ainsi que le “marché cognitif” qu’il mobilise depuis plus de vingt ans ne suffit plus à saisir la matérialité des croyances contemporaines. Nous proposerons de le remplacer par une écologie des flux symboliques, attentive aux simulacres, aux transformations de la culture numérique, aux nouvelles temporalités sociales et à l’accélération générale du monde. Cette relecture permettra de repenser la manière dont le réel disparaît, non par simple déficit de rationalité, mais parce que les technologies, les images et les rythmes de vie créent des environnements où l’imaginaire circule plus vite que les faits. Sur cette base, nous ouvrirons des pistes juridiques, statut des contenus artificiels, droit à la vérifiabilité, encadrement de l’IA et reconnaissance d’un véritable droit au temps humain.
Ensuite nous nous attacherons à épaissir la figure du sujet croyant, longtemps réduite à un individu victime de biais cognitifs. Nous montrerons qu’il ne suffit pas d’invoquer des erreurs de jugement, les croyances sont aussi des réponses à des tensions affectives, sociales et corporelles. Nous intégrerons alors des dimensions que Bronner laisse en marge, comme la misère affective, le malaise masculin, les reconfigurations du corps à l’ère des plateformes, les fractures générationnelles, la fatigue structurelle, la racaillisation des banlieues, la dissolution des transmissions familiales et scolaires. À partir de ce diagnostic élargi, nous proposerons des solutions juridiques centrées sur la protection du corps et de la vulnérabilité, régulation des plateformes affectives et pornographiques, égalité cognitive territoriale, réforme des programmes scolaires et reconnaissance légale des fragilités psychiques et attentionnelles.
Enfin, dans la dernière partie nous chercherons à refonder la normativité elle-même. En reprenant les intuitions de Bronner sur les dérives du précautionnisme et les illusions transhumanistes, nous montrerons que la crise actuelle n’est pas seulement cognitive mais elle est aussi institutionnelle, juridique et symbolique. Il s’agira alors d’esquisser une nouvelle architecture normative fondée sur une Grundnorm affective, un principe supérieur de droit garantissant à la fois la continuité du réel, la protection de la fragilité humaine, la transparence des algorithmes, l’indisponibilité du corps et la lenteur indispensable aux processus démocratiques. Cette dernière partie visera ainsi à donner au droit les moyens de répondre aux défis du monde algorithmique, accéléré et instable qui vient.
Déplacer l’épistémologie de Bronner, du « marché cognitif » à l’écologie des flux, du temps et des simulacres
Pour prendre la mesure réelle de l’apport et des limites de Gérald Bronner, il faut partir de la métaphore qui organise la quasi-totalité de ses livres, celle d’un “marché cognitif”. Dans L’Empire des croyances, L’Empire de l’erreur, La Démocratie des crédules, La Planète des hommes, Cabinet de curiosités sociales, puis Apocalypse cognitive et À l’assaut du réel, Bronner décrit un espace où des croyances concurrentes (scientifiques, religieuses, complotistes, magiques, thérapeutiques, etc.) se disputent un bien rare “notre attention”.
Les biais de jugement, heuristique de disponibilité, biais de confirmation, aversion aux pertes y sont compris comme autant de “distorsions” qui favorisent certaines offres de croyance, les plus simples, les plus spectaculaires, les plus émotionnelles. C’est un modèle puissant, parce qu’il permet de relier psychologie individuelle et structure de l’espace public.
Mais ce modèle demeure profondément économique et mentaliste, ce qui circule, ce sont des “informations” ou des “représentations” dans un cerveau isolé, face à une offre informationnelle abondante.
Or cette métaphore du marché devient insuffisante dès qu’on prend au sérieux ce que d’autres penseurs notamment Jean Baudrillard ( philosophe des années 80) et Alessandro Baricco(sociologue du début des années 2000) nous disent de la matière même de nos mondes contemporains. Dans Simulacres et Simulation, Baudrillard montre que nous ne vivons plus seulement dans un univers d’objets et d’idées, mais dans un univers de modèles, d’images et de signaux qui précèdent et remplacent le réel,
la carte finit par recouvrir le territoire, et la distinction classique entre vrai et faux y devient secondaire par rapport à celle, plus radicale, entre réel et irréel.
De son côté, Baricco, dans Les Barbares. Essai sur la mutation, insiste sur le fait que notre époque n’est pas uniquement une époque de décadence de la culture, mais une mutation de la forme-culture, passage d’une profondeur verticale à une logique de surface, de vitesse et de circulation, où lire, écouter, regarder, jouer, scroller relèvent d’une même syntaxe de flux.
Si l’on prend ces analyses au sérieux, il devient difficile de continuer à parler seulement de “marché cognitif”. Ce qui circule aujourd’hui ne se réduit ni à des opinions, ni à des informations; ce sont des flux symboliques continus, vidéos courtes, stories, playlists, timelines, podcasts, séries, jeux, memes, sons “parfaits”, textes générés par IA, profils soignés, identités fragmentées dans les canaux numériques.
Les plateformes ne sont pas un simple supermarché des croyances, elles sont un milieu total dans lequel se tissent nos gestes, nos perceptions, nos amitiés, nos colères, nos amours, nos deuils. C’est ce que montrent très concrètement les analyses contemporaines de la culture numérique, du Cyberpunk aux expériences d’IA, des observations sur la “neutralité sonore” des grandes plateformes au constat d’une “mort numérique du monde réel” formulée à propos de Clara-Doïna Schmelck, où tout reste en ligne alors que plus rien ne demeure réellement habitable.
La première correction à apporter à Bronner consiste donc à changer de métaphore. Plutôt qu’un marché cognitif où se négocieraient des croyances dans des têtes individuelles,
il faut parler d’une écologie des flux symboliques, qui englobe les informations, mais aussi les images, les sons, les styles de vie, les rythmes, les interfaces, dans un même continuum.
Là où Bronner décrit surtout les biais d’un agent rationnel confronté à trop d’informations, Baricco et Baudrillard permettent de penser un sujet immergé dans un bain continu de formes, un environnement esthétique, technique et affectif qui précède sa réflexion et la conditionne.
Ce déplacement conceptuel permet aussi de radicaliser la critique de la “post-vérité”. Bronner a raison de souligner la prolifération de fausses nouvelles, de théories du complot, de rumeurs, alimentées par la structure même des réseaux sociaux et par nos biais de jugement, comme il l’expose dans La Démocratie des crédules puis Apocalypse cognitive.
Mais en se focalisant sur les fausses croyances, il en reste à une logique de correction, il y aurait des contenus vrais, des contenus faux, et un effort d’éducation rationnelle à produire.
Baudrillard, au contraire, montre que nous sommes entrés dans un régime du simulacre, où la frontière entre vrai et faux s’efface derrière un autre type de frontière, celle entre ce qui a encore une attache au réel et ce qui relève d’une production purement modélisée, indifférente à toute référence. La “fake news” n’est plus un mensonge isolé; elle est un fragment d’un univers où la simulation précède l’événement, où les images préexistent aux expériences, où le clone, le double, la copie sont plus puissants que l’original.
Dans cette perspective, “Apocalypse cognitive et À l’assaut du réel” peuvent être relus non seulement comme des diagnostics d’un déficit de rationalité, mais comme des symptômes d’une mutation anthropologique plus profonde.
Bronner décrit très bien la “surenchère informationnelle” et la compétition sauvage pour notre temps de cerveau, mais il parle peu de la manière dont la surface, la vitesse et le remix redéfinissent ce qu’est une expérience du monde.
Or c’est exactement ce que Baricco met au centre, le fait que nous vivions dans une culture de la navigation constante, du zapping comme style de pensée, de la connexion permanente comme condition de survie symbolique. C’est aussi ce que mettent en lumière les analyses contemporaines de l’IA et du Cyberpunk, non seulement des illusions ponctuelles, mais une continuité technique de la simulation où la voix, l’image, le texte “parfaits” produits par l’algorithme tendent à devenir le standard d’un réel lissé, sans faille, sans silence, sans altérité. Les réflexions autour du “son parfait” et des tentatives de “résurrection numérique” qu’il s’agisse de ramener virtuellement des artistes disparus ou de synthétiser la présence de proches signalent que nous ne sommes plus devant des erreurs de perception, mais devant un projet plus radical, abolir la mort symbolique en produisant un monde intégralement simulable.
Face à cette dérive, la question ne peut plus être seulement pédagogique ou morale (“apprenons aux gens à vérifier les informations”).
Elle devient juridique, comment donner un statut à ces simulacres, et comment protéger un minimum de réel partageable ? Un premier axe consiste à travailler à un statut juridique des contenus synthétiques. Le RGPD a déjà posé les bases d’une protection des données personnelles et d’un droit à la transparence sur leur usage. Le Digital Services Act impose désormais des obligations spécifiques aux grandes plateformes en termes de modération, de signalement et de transparence algorithmique. L’AI Act européen, de son côté, prévoit des obligations de labeling des contenus générés par IA en particulier les deepfakes et de transparence lorsque les utilisateurs interagissent avec des systèmes artificiels. Certains États, comme l’Espagne, vont plus loin en prévoyant de lourdes sanctions financières en cas de non-étiquetage des contenus générés par IA.
Ces dispositifs vont dans la bonne direction, mais ils restent fragmentaires. Il faut les prolonger par une théorie juridique explicite du simulacre, obligation de marquage clair et universel des contenus synthétiques (images, voix, textes composites, avatars, “résurrections” numériques), traçabilité minimale des chaînes de production (qui a entraîné quoi, avec quelles données) et responsabilité renforcée des plateformes dès lors qu’un simulacre cause un préjudice identifiable (diffamation, escroquerie, manipulation électorale, fraude scientifique, etc.). Cela suppose d’admettre que certaines manipulations systématiques de la réalité fabrication de faux rapports d’expertise, faux diagnostics médicaux, faux avis judiciaires, contenus pseudo-médicaux générés pour capter de la publicité constituent un délit spécifique de manipulation massive du réel numérique, avec présomption de faute pour les acteurs qui monétisent ces artefacts.
Au-delà de ces incriminations ciblées, c’est un principe plus fondamental qu’il faudrait formuler, un “droit à la vérifiabilité minimale”. Ce droit impliquerait que les États garantissent, au-delà de la seule liberté d’expression, un socle d’infrastructures de vérité, archives publiques numérisées, accès facilité aux sources primaires, financement pérenne de dispositifs indépendants de vérification, éducation critique aux médias intégrée à l’école, exigences fortes de transparence sur les sources des informations utilisées par les administrations. Le but n’est pas de rétablir une vérité d’État, mais d’assurer que le monde commun ne soit pas entièrement noyé sous des couches opaques de simulation.
Ce déplacement, de la cognition à l’écologie des flux, ne porte pas seulement sur la nature des contenus, il oblige aussi à repenser notre rapport au temps. Bronner insiste sur la densité informationnelle contemporaine, qui saturerait notre capacité de traitement et favoriserait les biais de jugement; mais cette densité n’est que la manifestation, au niveau cognitif, d’un phénomène plus global que Hartmut Rosa a conceptualisé comme accélération sociale.
Dans “Accélération. Une critique sociale du temps”, Rosa distingue trois dimensions entremêlées, l’accélération technique (transports, communication, production), l’accélération du changement social (familles, identités, appartenances, économies, institutions) et l’accélération du rythme de vie (expérience subjective de manque de temps, de stress, de retard permanent).
Lorsqu’on lit “Apocalypse cognitive” à la lumière de Rosa, quelque chose se clarifie, ce que Bronner décrit comme une concurrence féroce entre croyances sur un marché cognitif saturé n’est qu’un cas particulier de cette accélération structurelle. La prolifération des contenus n’est pas seulement un excès quantitatif, elle reflète une impossibilité d’habiter le temps, le sujet n’arrive plus à synchroniser son rythme interne avec les exigences du système. Le film documentaire “Tout s’accélère” de l’instituteur Gilles Vernet a bien montré cet écart entre “temps du système” et “temps du sujet” , les enfants eux-mêmes y formulent l’intuition qu’ils vivent dans un dispositif qui ne sait plus pourquoi il va si vite. Cette expérience du “retard intérieur” celle de vivre toujours trop tard pour soi, trop tôt pour les autres, déphasé par rapport au flux constitue un terreau privilégié pour ce que Bronner appelle la “déchéance de rationalité”, quand la pensée critique elle-même se retrouve épuisée, rattrapée par la fatigue, la saturation attentionnelle, le burn-out.
À ce niveau, les croyances conspirationnistes ou millénaristes ne sont plus des “erreurs de calcul”; elles peuvent être comprises comme des tentatives pour recomposer un temps habitable, fixer un point d’origine (la “véritable histoire” cachée), un horizon d’effondrement ou de purification, un ordre caché qui donne une direction au flux. C’est ici que la réflexion doit rencontrer des affects temporels que Bronner n’aborde presque pas, nostalgie, fascination pour les ruines, misanthropie lucide. La nostalgie contemporaine, loin d’être un simple penchant individuel, fonctionne comme une politique du temps, elle reconstruit un passé mythifié qu’il s’agisse des Trente Glorieuses, d’une “France éternelle”, d’une “vraie Europe chrétienne” ou d’une enfance pré-numérique pour neutraliser l’angoisse d’un futur devenu inassimilable. Des auteurs comme Walter Benjamin, Pierre Nora, Jean Starobinskil’ont montré, les usages du passé sont toujours des réponses au présent, des tentatives de rendre supportable la discontinuité.
Ces affects temporels nostalgie, dégoût du monde, goût des ruines nourrissent directement les tendances complotistes et populistes que Bronner décrit, la croyance extrême devient un refuge temporel, un moyen de se placer dans un récit clair (avant/après, pur/corrompu, peuple/élites) là où la réalité se présente comme une succession d’événements incompréhensibles. Les discours populistes de droite comme de gauche promettent souvent, explicitement ou non, de “ralentir”, de “revenir à”, de “rétablir” : derrière la promesse politique, il y a une promesse temporelle.
Si l’on accepte cette lecture, les enjeux juridiques ne se limitent plus à la régulation des contenus; ils touchent au rythme même de la vie sociale. Parler de “droit au temps humain”, ce n’est pas seulement revendiquer un confort privé; c’est reconnaître que la captation industrielle de l’attention par les plateformes, les notifications, les interfaces, les métriques de performance porte atteinte à des intérêts fondamentaux. Il serait possible d’en faire un droit fondamental au temps non marchandisé, limitation légale de certaines formes de captation (défilement infini, autoplay, design persuasif ciblé sur les plus jeunes), obligation de proposer des mécanismes de pause, de répit, de déconnexion réelle. Les premières régulations sur les écrans pour enfants ou sur les loot boxes dans les jeux vidéo vont dans ce sens, mais elles restent très ponctuelles.
Ce droit au temps pourrait trouver sa traduction la plus concrète dans une véritable “écologie du rythme” inscrite dans le droit du travail et du numérique, droit à la déconnexion réellement opposable, reconnaissance de la “charge attentionnelle” comme un risque professionnel au même titre que la pénibilité physique, limitation des injonctions de disponibilité permanente par mail, messagerie ou plateforme interne. Sur le plan éducatif, cela suppose d’expérimenter des chartes des temps pédagogiques, réintroduction systématique de la lenteur (lecture approfondie, arts, ateliers d’écriture, débats philosophiques) dans des programmes scolaires aujourd’hui tendus par la performance et le bachotage numérique. Là encore, il ne s’agit pas d’opposer naïvement “vieux livres” et “nouveaux écrans”, mais d’organiser une respiration temporelle où les enfants ne soient pas uniquement préparés à survivre dans le flux, mais aussi à prendre distance, à élaborer, à transmettre.
Enfin, déplacer l’épistémologie de Bronner suppose de revoir la manière dont on cartographie les croyances.
Son Cabinet de curiosités sociales a le mérite de montrer que les croyances se nichent dans les objets et les gestes les plus ordinaires : grilles de loto, talismans, rituels de consommation, superstitions quotidiennes.
Mais cette intuition peut être radicalisée en proposant une véritable “physique du social”, penser les croyances comme des champs de forces, avec des gravités, des entropies, des turbulences. Dans une telle perspective, les désirs, les couples, les communautés politiques, les mouvements sociaux, les bulles complotistes deviennent autant de systèmes dynamiques où l’énergie circule, se transforme, se dissipe. Des notions empruntées à la thermodynamique (entropie, irréversibilité), à la théorie du chaos (sensibilité aux conditions initiales) ou à la théorie des jeux (équilibres instables à la Nash) pourraient aider à penser pourquoi certains systèmes sociaux se figent dans la répétition et pourquoi d’autres trouvent des bifurcations créatives.
Les films, romans, séries, œuvres musicales de Dostoïevski aux films La Belle Époque, de Eternal Sunshine of the Spotless Mind à TÁR, des interpretations de la pianiste Khatia Buniatishvili à la pop la plus industrielle, peuvent être abordés comme des laboratoires affectifs de ces croyances, ils jouent en accéléré des scénarios de jalousie, de promesse trahie, de réécriture du passé, de fuite dans le simulacre.
Là où Bronner voit surtout des “cas” explicatifs, on peut voir des modèles sensibles, des structures de lien, des régimes de promesse, des topologies de l’attachement qui informent nos attentes et nos peurs.
Cette perspective physique et esthétique rejoint en profondeur ce que Bronner lui-même avait commencé à toucher dans “L’Incertitude”, où il interrogeait la manière dont les acteurs se repèrent dans un monde fondamentalement incertain.
Mais le concept d’incertitude peut être poussé plus loin en dialoguant avec Kurt Gödel, Ilya Prigogineou John Nash, le réel n’est pas seulement incomplet du point de vue de notre connaissance; il est intrinsèquement instable.
Les systèmes logiques cohérents n’épuisent pas toutes les vérités possibles (Gödel), les systèmes physiques éloignés de l’équilibre obéissent à des dynamiques irréversibles (Prigogine), les équilibres stratégiques peuvent être multiples et fragiles (Nash).
Si l’on prend acte de cette instabilité constitutive, la norme juridique ne peut plus être conçue comme une clôture parfaite; elle doit intégrer dès l’origine la faille, la marge, l’exception. C’est ce que suggèrent, chacun à leur manière, Albert Camus, Hannah Arendt ou Hartmut Rosa, une rationalité réellement humaine ne vise pas à éliminer tout tragique, tout absurde, tout inachevé ; elle accepte que la liberté elle-même soit une forme d’“instabilité organisée”.
Dans cette perspective, le droit cesse d’être un fétiche de la certitude pour devenir un dispositif respirant, capable de révisabilité, de proportionnalité, de souplesse d’interprétation.
On peut alors esquisser une théorie du “droit respirant”, plutôt que de multiplier des normes rigides censées tout prévoir, il s’agirait de concevoir les lois avec des clauses de révision programmées, des principes ouverts (proportionnalité, dignité, vulnérabilité) permettant aux juges de réintroduire du contexte, et une attention constante à ce que l’on pourrait appeler l’entropie sociale des dispositifs normatifs, leur tendance à produire de la fatigue, de la paperasse, de l’absurdité vécue. Inspirés par des penseurs comme Jean Carbonnier ou Ivan Illich, on pourrait exiger que toute grande réforme fasse l’objet non seulement d’études d’impact économiques, mais aussi d’études d’impact anthropologiques, quel effet sur le temps disponible, sur les liens familiaux, sur la santé mentale, sur la confiance institutionnelle ?
Pour accompagner ce mouvement, il serait utile de créer un observatoire interdisciplinaire des croyances et du temps social, associant sociologues, juristes, philosophes, psychanalystes, scientifiques, artistes, afin de fournir aux pouvoirs publics une cartographie vivante des flux symboliques, des fractures temporelles, des zones de vulnérabilité. Ce type d’institution pourrait précisément corriger la tendance “tout cognitif” de certaines politiques publiques inspirées de Bronner, en rappelant que l’on ne gouverne pas seulement des cerveaux isolés, mais des existences prises dans des flux, des corps, des territoires, des histoires.
Ainsi, en déplaçant l’épistémologie de Gérald Bronner du marché cognitif vers une écologie des flux, du faux vers le simulacre, du cerveau isolé vers le temps vécu, de la curiosité sociale vers une physique des liens on prépare le terrain pour une refonte plus radicale encore.
Car une fois ce décor posé, une question arrive immédiatement,
qui habite ces flux, ces simulacres, ces accélérations, ces normes respirantes ?
Ce n’est pas un pur esprit rationnel; c’est un sujet avec un corps, des blessures, un genre, une classe sociale, un territoire, une misère affective ou une sur-exposition aux algorithmes. C’est à ce niveau, celui du sujet croyant, avec ses affects, ses fragilités, ses dépendances, ses colères que la réflexion doit et va maintenant se tourner.
Épaissir le sujet croyant: corps, affects, genre, territoires, que Bronner laisse en marge
Si l’œuvre de Gérald Bronner éclaire avec précision le fonctionnement cognitif des croyances comment elles captent l’attention, comment elles s’insinuent dans les interstices du jugement, comment elles prospèrent dans un environnement informationnel dérégulé elle peine toutefois à saisir un autre territoire, plus obscur et pourtant décisif, celui du corps, des affects, du genre, et des territoires sociaux où la pensée se fabrique.
Car on ne croit jamais seulement avec son cerveau, on croit avec sa fatigue, sa honte, son désir, son histoire sociale, son corps exposé au regard d’autrui, son manque de modèles, ses colères inavouées. Dépasser Bronner exige de replacer les croyances dans ce milieu charnel, affectif et territorial qui les rend possibles.
C’est précisément ce que révèle une analyse attentive des dynamiques contemporaines, la radicalité, les complots, les fantasmes transhumanistes, les replis identitaires ou les adhésions fanatiques ne prennent sens qu’en les reliant aux effondrements du masculin, aux économies libidinales des plateformes, aux trajectoires de classe, aux stigmates territoriaux, à la fatigue générale de nos sociétés et à la fragilité existentielle que les flux numériques saturent.
L’un des angles morts les plus flagrants de la sociologie cognitive bronnerienne concerne la souffrance masculinecontemporaine. Non la souffrance viriliste qui se présente comme plainte agressive, mais celle, plus souterraine, qui traverse les hommes incapables de se situer entre l’héritage du patriarcat et la demande légitime d’égalité portée par les femmes.
Dans l’analyse des croyances extrêmes radicalisation, complotisme, visions apocalyptiques,
Bronner insiste sur les biais de raisonnement, les chambres d’écho, l’illusion de profondeur.
Mais ce qu’il décrit comme “pensée extrême” peut aussi être lu comme réaction affective à un monde où les récits du masculin s’effondrent. La honte, l’isolement, l’incapacité à se dire vulnérable, l’angoisse de ne pas être “à la hauteur”, la crise des repères paternels, le sentiment d’inutilité sociale, tout cela constitue un terreau affectif dont les discours complotistes, les community management toxiques ou les figures d’autorité hyperviriles exploitent les fissures. Le patriarcat produit des dominants; mais il fabrique aussi des sujets blessés, silencieux, qui s’accrochent aux croyances extrêmes pour regagner une sensation de maîtrise. Penser ces dynamiques ensemble domination et souffrance masculine, sans hiérarchiser les douleurs est indispensable pour comprendre pourquoi certaines formes d’irrationalité deviennent aujourd’hui si séduisantes.
Cette dimension affective se renforce encore lorsqu’on observe la manière dont les croyances circulent dans les économies libidinales contemporaines. Les plateformes pornographiques, les services d’abonnement, les comptes suggestifs, le marché du “pseudo-amour” numérique, les économies d’influence intime, les dynamiques de “sugar dating”, d’escortisme ou de mise en scène permanente des corps, tout cela constitue un ensemble de dispositifs qui produisent des croyances autant qu’ils vendent des services. Y prospèrent des mythologies du pouvoir, de la liberté, du contrôle, de la validation, du désir asymétrique ou de la disponibilité infinie. Non seulement ces espaces saturent l’imaginaire, mais ils fabriquent des récits où les relations sont interprétées selon des logiques de marché, l’amour devient un investissement, la sexualité une transaction, la tendresse un produit. Une lecture croisée de Weininger (et son purisme moral destructeur), de Beauvoir (et son analyse de la fabrication du féminin comme altérité), ou de Nietzsche (et sa description des illusions que les valeurs morales suscitent) permet de comprendre que ces plateformes ne véhiculent pas seulement des images, elles produisent des symboliques affectives, des scripts sexuels, des visions du pouvoir et de la liberté. Là encore, les croyances extrêmes ne sont pas réductibles au raisonnement trompé, elles sont prises dans une misère affective moderne, où la solitude, la peur du rejet, la dépendance économique, la quête d’estime et la pression esthétique créent les conditions d’une adhésion parfois totale à des récits aliénants.
Un tel diagnostic impose logiquement une réflexion juridique nouvelle, les droits fondamentaux actuellement existants peinent à appréhender ces environnements numériques qui exploitent la vulnérabilité affective. Il devient nécessaire d’exiger des plateformes pornographiques, sentimentales ou de rencontre une transparence totale sur les flux financiers, sur les modes de rémunération, sur les algorithmes de mise en avant, ainsi que sur les pratiques de ciblage qui touchent disproportionnellement les mineurs, les personnes précaires, les personnes isolées, celles en situation migratoire ou celles souffrant d’une fragilité psychique.
Un droit sexuel et affectif numérique devrait encadrer les prestations pseudo-affectives rémunérées, distinguer le consentement réel de la contrainte socio-économique et combattre les formes de traite ou d’exploitation camouflées sous le vocabulaire de l’empowerment. De manière plus structurelle, il faut intégrer dans le droit de la non-discrimination une dimension de misère affectiv, reconnaître juridiquement que certaines exploitations parce qu’elles exploitent la solitude, le besoin d’existence ou l’incertitude identitaire portent atteinte à la dignité humaine, comme le suggèrent les travaux d’Habermas et de Nancy Fraser sur l’intégrité corporelle et la reconnaissance.
Mais l’épaisseur du sujet croyant ne se réduit pas aux affects individuels, elle touche aussi aux classes sociales, aux mobilités, aux ruptures biographiques.
Lorsque Bronner critiquait, dans Les Origines, la littérature dite “transclasse” (Ernaux, Eribon, Louis), il dénonçait le “dolorisme”, l’idée que la souffrance de classe serait transformée en capital symbolique.
Or, la souffrance sociale n’est pas un ornement narratif, elle est une donnée structurelle, un indice des tensions entre aspirations et contraintes. L’erreur consiste à croire que les récits de classe seraient des exagérations individuelles; ils sont au contraire la manifestation sensible de forces collectives qui travaillent les existences. Les trajectoires de transfuge, les déplacements entre milieux sociaux créent nécessairement des dissonances, conflit entre le corps de l’enfance et le langage de l’école, sentiment d’illégitimité, loyautés contradictoires, fatigue de la performance permanente, distance à soi. Lire la croyance à travers la seule rationalité, c’est manquer cette dimension. L’articulation entre Bourdieu et Boudon, entre structure et choix permet de comprendre que la liberté individuelle existe réellement, mais toujours située dans des contraintes, l’école, la famille, le genre, le territoire, les capitaux culturels transmis ou absents. Ce sont ces tensions, décrites par les analyses contemporaines de la fatigue, du travail post-industriel ou de l’effondrement des transmissions, qui donnent à la croyance sa texture sociale.
Cette texture est encore plus visible lorsqu’on descend du niveau des classes à celui des territoires. Le “marché cognitif” n’est pas homogène, il est profondément spatial. Les croyances ne circulent pas de la même manière dans un centre urbain favorisé, dans une banlieue stigmatisée, dans un village en déclin ou dans un espace périurbain saturé de peur. La “racaillisation”, décrite dans les analyses sociologiques et médiapolitique contemporaines, n’est pas seulement un stigmate, elle est un cadre interprétatif imposé, un script qui conditionne la manière dont les habitants sont vus, entendus, jugés. Dans ces territoires où la réputation collective pèse sur les destins individuels, les croyances extrêmes deviennent parfois des réponses identitaires, une manière de regagner du contrôle symbolique. L’école, dans ce contexte, joue un rôle décisif, car selon la nature des programmes histoire, philosophie, littérature, droit elle offre ou retire les outils permettant aux jeunes d’interpréter le monde autrement qu’à travers les catégories simplistes imposées par les réseaux ou les médias.
Certains élèves sont armés pour la réflexivité; d’autres, abandonnés au flux, évoluent dans une asymétrie cognitive qui n’a rien à voir avec les biais universels décrits par Bronner.
D’où la nécessité d’imaginer des réponses juridiques structurelles comme intégrer explicitement, dans le droit à l’éducation, des objectifs d’égalité cognitive, garantir un accès effectif à une éducation critique, philosophie, numérique, analyse des médias dans tous les territoires, pas seulement les établissements privilégiés.
Réformer les programmes scolaires pour y inclure une histoire des croyances, des simulacres, des médias, des propagandes, afin de donner aux élèves des outils pour résister aux narrations totalisantes. Et reconnaître un statut juridique particulier aux quartiers soumis à une pression symbolique persistante entre obligation de politiques culturelles, soutien aux initiatives éducatives, participation directe des habitants aux décisions scolaires.
Reste une dimension plus profonde encore, celle de l’existence elle-même, que Bronner effleure parfois dans Exorcisme, lorsqu’il évoque son adolescence traversée de croyances occultes, mais qu’il ne théorise jamais pleinement. Penser la mort, par exemple, autrement que comme horizon de rationalité, non pas comme extinction, mais comme transformation, écho des intuitions d’Ibn Khaldoun, de Lavoisier, des théories thermodynamiques du vivant qui décrivent les organismes comme des systèmes ouverts où la fin n’est jamais rupture totale mais passage. Si certaines croyances extrêmes séduisent, ce n’est pas seulement parce que les individus manquent de critique, mais parce qu’ils cherchent une porte de sortie hors de la finitude, promesse d’immortalité digitale, fusion transhumaniste, symétries complotistes où rien n’arrive par hasard et où l’existence retrouve une cohérence globale. Ces croyances s’attaquent à la peur fondamentale de disparaître.
C’est là que s’inscrit une politique de la vulnérabilité. La fatigue, la fragilité, la misanthropie contemporaine ne sont pas des anomalies individuelles, elles sont des signatures de l’époque. Les analyses contemporaines qu’elles soient philosophiques, sociologiques ou littéraires montrent comment la lassitude devient structurelle, comment les individus oscillent entre hyperlucidité et retrait, comment la misanthropie devient une forme de protection dans un monde trop saturé de flux. Arendt éclaire le dépérissement du monde commun; Rosa décrit l’accélération et la désynchronisation; Nietzsche observe la perte des valeurs; Baricco analyse la culture de surface; Baudrillard diagnostique la dissolution du réel.
Tous montrent que la crise de la rationalité est aussi une crise de confiance, dans les institutions, dans les autres, dans l’avenir.
Dès lors, intégrer la vulnérabilité au centre de la pensée sociale n’est pas un supplément moral, c’est une nécessité politique et juridique. Il faut étendre la notion juridique de vulnérabilité, l’appliquer aux formes nouvelles produites par les technologies, vulnérabilité cognitive, attentionnelle, affective et créer un principe d’attention à la fragilité où chaque politique numérique, éducative ou sociale devrait être évaluée selon son impact sur la santé mentale et la qualité du lien social. Dans les conflits numériques, harcèlement, radicalisation, campagnes de haine on ne peut se contenter d’une réponse punitive; il faut recourir à des formes de médiation, de justice restaurative, de réparation symbolique.
En élargissant la compréhension du sujet croyant au-delà de la cognition et en y intégrant le corps, le genre, la classe, le territoire, la mort, la fatigue, la vulnérabilité nous avons dévoilé l’arrière-plan affectif et social que la sociologie cognitive ne peut traiter seule.
Reste désormais à comprendre comment ce monde instable, accéléré, algorithmique et vulnérable peut être encadré par le droit. Car si les croyances débordent la rationalité, elles débordent aussi les anciennes formes de régulation. C’est donc dans une refondation juridique de notre rapport au réel que doit s’ouvrir cette dernière partie, là où se joue la possibilité même d’une nouvelle grammaire normative, celle qui conduira du principe de précaution traditionnel vers ce que l’on peut appeler une Grundnorm affective, capable de lier vérité, mémoire, vulnérabilité et dignité.
Instituer une grammaire juridique du réel: du principe de précaution à la “Grundnorm affective”
Dans l’ensemble de ses œuvre, Gérald Bronner s’est montré méfiant envers ce qu’il appelle les “excès du précautionnisme”, cette tendance des sociétés contemporaines à préférer l’inaction au moindre risque, au prix d’un ralentissement voire d’une paralysie de l’innovation. Dans “L’Inquiétant principe de précaution” comme dans “La Planète des hommes”, il décrit cette prudence maximale comme une pathologie collective, au lieu de nous protéger, elle nous expose à de nouvelles formes de vulnérabilité en empêchant les sociétés de s’adapter. Cette critique, pertinente lorsqu’elle vise certains usages disproportionnés du principe de précaution, mérite pourtant d’être reprise, approfondie et déplacée car elle s’appuie parfois sur une vision trop unidimensionnelle du risque, trop oublieuse des rapports de force industriels et des risques systémiques que des journalistes comme Stéphane Foucart, Stéphanie Horel ou Olivier Laurent ont longuement documentés.
Le précautionnisme n’est pas seulement une peur irrationnelle, il protège aussi contre des dynamiques dont l’échelle dépasse l’individu, qu’il s’agisse du climat, de l’effondrement des infrastructures critiques, ou de la diffusion incontrôlée des systèmes d’IA générative.
Pour dépasser l’alternative stérile entre frilosité et promesse technophile, il faut d’abord reconnaître que le risque n’est jamais un bloc homogène. Certains risques sont locaux et individualisés, ceux qui concernent tel médicament, tel pont, tel produit.
D’autres sont systémiques, ils affectent l’atmosphère, l’ensemble du réseau électrique, la stabilité financière ou les modèles de langage. Les premiers peuvent être traités par l’évaluation probabiliste et la gestion technique; les seconds exigent une approche graduée, parce que leur ampleur, leur vitesse et leur irréversibilité excèdent les outils classiques de décision publique.
Ainsi, l’analyse de Bronner doit s’élargir, non pas pour réhabiliter un précautionnisme paralysant, mais pour construire une cartographie juridique des risques intégrant leur échelle, leur vitesse et leur nature.
À ce moment, l’accélération devient un concept décisif.
Les travaux de Hartmut Rosa, mais aussi les réflexions contemporaines sur la démocratie accélérée (notamment dans Revue des Deux Mondes), montrent que le problème n’est pas seulement ce à quoi on s’expose, mais la vitesse à laquelle on y est exposé. Certaines innovations technologiques, certains effondrements environnementaux, certaines dérives algorithmiques progressent plus vite que la capacité des institutions démocratiques à les comprendre, les discuter, les encadrer.
Le risque n’est plus seulement un danger, il devient une temporalité.
C’est pourquoi il faut imaginer non plus seulement un principe de précaution au sens juridique traditionnel, mais ce que l’on pourrait appeler une précaution temporelle, la possibilité d’activer un ralentissement, un moratoire, une clause de respiration démocratique dès lors que la vitesse d’un changement excède nos capacités collectives de décision.
Et cette logique du risque accéléré dépasse largement les seules questions technologiques, elle s’étend aussi au terrain de la radicalisation violente, que Bronner analyse depuis longtemps dans “La Pensée extrême”.
Loin d’être un simple accident cognitif ou la conséquence mécanique d’un endoctrinement extérieur, la radicalisation suit une dynamique temporelle, une montée en intensité, une saturation affective qui échappe aux institutions parce qu’elle se déroule à une vitesse que l’État n’est pas conçu pour suivre.
Elle combine la promesse d’un sens absolu, la simplification radicale du monde, l’enfermement dans des flux informationnels fermés et une économie émotionnelle qui accélère le passage à l’acte.
Bronner le rappelle justement que l’on ne “dé-radicalise” pas quelqu’un comme on répare une machine; il faut d’abord que la personne puisse se déradicaliser elle-même, c’est-à-dire retrouver une temporalité qui dégonfle le fantasme de toute-puissance, qui ouvre des alternatives au récit totalisant, qui rouvre l’espace du doute et de la nuance.
Or cette auto-déradicalisation est impossible dans un monde où les architectures numériques renforcent les certitudes, où les communautés extrêmes fonctionnent en quasi huis clos algorithmique, où la vitesse du flux interdit toute digestion psychique des événements. Ce phénomène révèle que la radicalisation n’est pas seulement un problème de sécurité publique, c’est un risque systémique d’emballement narratif, un effondrement accéléré du rapport au réel.
Il appelle donc, au même titre que les crises climatiques ou algorithmiques, une politique du ralentissement démocratique, la possibilité de suspendre l’emprise des flux, d’imposer une respiration institutionnelle, de recréer des continuités symboliques où peuvent se réinscrire l’hésitation, la relation, la responsabilité.
C’est seulement à cette condition que l’exigence de “se déradicaliser soi-même”, formulée par Bronner, peut devenir une expérience collective, soutenue par le droit et non abandonnée au seul effort individuel.
Une telle reconceptualisation appelle des transformations juridiques profondes. Les textes constitutionnels et européens devraient distinguer clairement ce qui relève d’une précaution paralysante l’interdiction de toute innovation non prouvée inoffensive et ce que l’on pourrait appeler une précaution dynamique, articulation entre expérimentation contrôlée, réversibilité des décisions, et clauses de réévaluation périodique.
Une innovation majeure devrait pouvoir être introduite, mais à condition d’être assortie d’un dispositif clair de suivi, de transparence et de retour en arrière. Pour veiller sur ces risques d’un nouveau genre, une Autorité indépendante des risques systémiques serait nécessaire, dotée d’un pouvoir de signalement fort, à la manière d’une “alerte rouge démocratique”. Ce n’est qu’en dépassant l’opposition simpliste “précaution contre innovation” que le droit pourra organiser un principe d’innovation responsable, exigeant que toute avancée technique prouve sa compatibilité avec les droits fondamentaux, intégrité des données, respect du temps
humain, protection du corps et de son milieu.
Cette transformation s’impose d’autant plus que l’un des champs où la question du risque prend aujourd’hui la forme la plus aiguë est celui des algorithmes d’influence, que
Bronner aborde dans « Comme des dieux » et dans la Commission “Les Lumières à l’ère numérique”, mais sans toujours saisir la nature proprement politique de ces dispositifs.
L’image d’une souveraineté algorithmique, mérite d’être prise au sérieux, les grandes plateformes décident du visible et de l’invisible, structurent les flux d’attention, régulent ce qui circule, ce qui existe, ce qui devient rentable ou négligeable. Elles produisent un pouvoir pastoral, au sens où l’entendait Michel Foucault, un pouvoir qui guide, façonne, oriente les conduites. Elles installent aussi des zones d’exception, comme l’a montré Agamben, des espaces où la loi est suspendue de fait, non par décision publique, mais par architecture technique.
Elles recomposent enfin l’espace public décrit par Habermas, un espace désormais calculé, optimisé, hiérarchisé par des systèmes opaques.
Les débats internationaux, notamment autour de la loi canadienne C-18 sur la régulation des plateformes, montrent que nous n’en sommes qu’au début d’un droit de la souveraineté numérique, destiné à protéger la capacité collective d’énoncer le vrai, de délibérer, de produire du commun.
Reprendre cette intuition et la prolonger implique de reconnaître que les algorithmes d’influence ne sont pas seulement des outils techniques. ce sont des pouvoirs publics de fait, qui devraient être soumis aux exigences fondamentales de tout pouvoir public transparence, justification, contrôle démocratique, possibilité de contestation.
Cette question de la responsabilité algorithmique s’articule naturellement à celle du post-humanisme, que Bronner explore dans « Comme des dieux », mais de manière parfois trop focalisée sur les illusions technicistes.
Or, la question du corps augmenté, des neuro-implants, des modifications génétiques, des prothèses connectées ne peut être pensée sans un cadre théorique plus large, mobilisant Habermas, Haraway, Kurzweil ou Nancy Fraser.
Le progrès technique promet l’émancipation, mais il produit aussi des hiérarchies nouvelles, des marchandisations inédites, des vulnérabilités profondes du corps et de l’attention. Dans cette tension, il faut affirmer un principe simple, l’universalité du corps demeure le socle de toute égalité, même à l’âge des augmentations.
Le droit doit donc réaffirmer un principe d’indisponibilité partielle du corps, limitant ce qui peut être loué, vendu, modifié ou conditionné par des pressions économiques (gestation, organes, implants exigés par l’employeur, surveillance biométrique).
À ce cadre s’ajoute la nécessité d’un droit à l’intégrité cognitive, équivalent du droit à l’intégrité physique mais adapté à l’époque des techniques de persuasion algorithmique. Il s’agirait de protéger les individus contre des interventions qui exploitent les vulnérabilités psychiques nudges cachés, architectures manipulatoires, captation forcée de l’attention en ouvrant la voie à des recours, des réparations, et des obligations strictes de transparence.
Toute cette reconstruction juridique converge vers une question plus profonde encore,
sur quoi repose, aujourd’hui, la légitimité du droit ?
Bronner, dans « Le danger sociologique », critique la sociologie critique lorsqu’elle semble nier la responsabilité individuelle.
Mais la réponse n’est pas d’opposer société et individu, la véritable question est de savoir comment normer les liens eux-mêmes.
Aucun ordre juridique ne tient si l’on ignore la structure affective des sociétés, confiance, promesse, dette symbolique, loyauté minimale. Les sociétés humaines ne reposent pas seulement sur des règles, mais sur une économie morale du lien, fragile et décisive.
C’est ici qu’une relecture de la Grundnorm kelsénienne devient indispensable, au lieu de fonder l’ordre juridique sur un devoir abstrait d’obéissance, il s’agit de situer la normativité première dans une obligation de non-trahison de la vulnérabilité d’autrui. Autrement dit, la norme fondamentale n’est plus “obéis à la Constitution”, mais “ne trahis pas la fragilité qui te permet de vivre avec les autres”. Le droit cesse alors d’être une mécanique et devient une grammaire du réel.
Cette normativité affective doit intégrer ce que nous savons des langages, des mémoires, des traductions manquées. Les conflits contemporains qu’il s’agisse de laïcité, d’Israël-Palestine, de l’Europe et des États-Unis, ou des tensions au sein même des sociétés occidentales ne sont pas seulement idéologiques, ce sont des conflits de grammaire affective, de vocabulaire, de mémoire. Certains mots n’existent pas d’une langue à l’autre; d’autres changent de sens selon les contextes; d’autres encore portent les blessures d’une histoire longue. Le droit devrait reconnaître cette pluralité, former les juges à la diversité linguistique et culturelle, intégrer la traduction conceptuelle dans l’interprétation juridique, reconnaître la conflictualité inhérente aux langues plutôt que la nier.
De cette reconnaissance découle une dernière exigence, instituer un droit des liens et de la mémoire. Il s’agirait d’inscrire la continuité narrative comme droit fondamental, le droit de ne pas voir effacées les mémoires vulnérables, celles des colonisés, des femmes, des minorités, des quartiers relégués, des victimes de violences ou d’exils.
Un droit de la promesse devrait également émerger, encadrer juridiquement les promesses politiques, publicitaires ou communautaires, surtout dans le monde des plateformes qui vendent l’amour, la communauté, l’attention ou la reconnaissance sous forme d’abonnements. Une promesse mensongère, lorsqu’elle structure des comportements, devrait entraîner des sanctions.
L’ensemble de ces principes converge vers la formulation d’une Grundnorm affective, soubassement d’un droit du XXIᵉ siècle, toute norme, toute politique, toute régulation doit respecter un minimum irréductible de reconnaissance de la fragilité humaine, celle des enfants, des vieillards, des exilés, des précaires, des corps marchandisés, des esprits saturés par les flux.
C’est dans cette reconnaissance que se joue aujourd’hui la possibilité même d’un réel commun.
En conclusion, ce détour par l’œuvre de Gérald Bronner n’avait pas pour vocation de le disqualifier, mais de mesurer l’écart entre la puissance de son modèle et l’ampleur des phénomènes qu’il prétend saisir. En prenant au sérieux sa cartographie du “marché cognitif”, ses analyses de la pensée extrême, ses mises en garde contre les illusions complotistes et technicistes, on voit bien à quel point il a contribué à rendre visibles des dynamiques que beaucoup préféraient ignorer. Mais en même temps, à force de ramener la croyance à une pathologie du jugement, à un défaut de calcul ou à une mauvaise gestion de l’information, son diagnostic laisse dans l’ombre ce qui, aujourd’hui, fait tenir et défaire les existences, les rythmes, les corps, les affects, les territoires, les mémoires et les institutions.
En déplaçant la focale du marché vers l’écologie des flux, du faux vers le simulacre, de l’erreur cognitive vers le régime de temporalité, on découvre que l’“apocalypse cognitive” n’est que la surface visible d’une mutation plus profonde. Les croyances extrêmes, les radicalisations, les nostalgies agressives, les rêves post-humains, les fuites dans les plateformes ou les ruines ne sont pas seulement des erreurs de raisonnement : ce sont des tentatives, parfois désespérées, de recomposer un réel habitable dans un monde qui va trop vite pour ses propres institutions. C’est pourquoi la réponse ne peut pas être seulement pédagogique ou morale, elle doit être aussi juridique et politique, capable de protéger le temps humain, de limiter le pouvoir des algorithmes, de garantir l’intégrité du corps et de reconnaître la vulnérabilité comme donnée constitutive, non comme accident.
La proposition d’une “Grundnorm affective” vient alors clore la boucle, si l’on veut encore un droit, une démocratie et un espace public à l’ère des plateformes et de l’IA, la norme fondamentale ne peut plus se contenter d’ordonner l’obéissance à la loi. Elle doit imposer, en-deçà et au-delà des textes, un principe simple : aucune régulation, aucune innovation, aucune architecture technique ne doit ignorer la fragilité des vivants qui y sont pris. C’est à cette condition seulement que la rationalité à laquelle Bronner tient à juste titre cessera d’être une posture défensive pour devenir une manière de prendre soin du réel.
Reste une question, peut-être la plus décisive, que devient un tel programme lorsqu’il quitte la page pour entrer dans les institutions, les tribunaux, les écoles, les plateformes elles-mêmes ?
Dépasser Bronner en théorie est déjà un travail considérable, mais la véritable épreuve se jouera dans les alliances à construire entre juristes, ingénieurs, artistes, éducateurs, soignants et habitants des territoires. Autrement dit, dans notre capacité collective à inventer des pratiques concrètes de “déradicalisation du réel”, des lieux, des procédures, des expériences où le temps se ralentit, où les simulacres sont nommés, où les promesses sont tenues et où l’on apprend, ensemble, à ne plus trahir la vulnérabilité des autres. C’est peut-être là que la critique de Bronner, prolongée et déplacée, trouvera sa véritable utilité, non pas nous donner raison contre les crédules, mais nous obliger à devenir, un peu, moins crédules face à nous-mêmes.