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Billet de blog 27 décembre 2025

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Vivre-ensemble et discrimination positive, une voie française

On parle souvent de “vivre-ensemble” comme d’un slogan tiède, coincé entre bons sentiments et grandes peurs. Ici, il devient autre chose, une mécanique précise, juridique, fragile, presque artisanale. Ni “race”, ni morale magique, ni importation américaine mais des humains réels, des inégalités concrètes, et une République sommée de tenir sa promesse sans se déguiser.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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Depuis plusieurs mois, la question de la discrimination positive et des politiques d’égalité en France est revenue avec une intensité inédite dans le débat public. Alors que les enquêtes récentes de la Défenseure des droits et de l’Organisation internationale du travail montrent une hausse préoccupante des discriminations dans l’emploi, particulièrement à l’égard des jeunes et des personnes perçues comme d’origine étrangère, une série d’événements récents (à la fois institutionnels et symboliques) ont rendu cette problématique plus incontournable que jamais dans la vie politique, sociale et juridique française.

( https://www.defenseurdesdroits.fr/emploi-une-hausse-des-discriminations-preoccupante-sur-la-derniere-decennie-1020?utm_ )

Ces débats prennent place dans un contexte international tout aussi tendu. Aux États-Unis, l’administration Trump a encouragé fin décembre 2025 des campagnes de plaintes pour discrimination au profit de certains groupes démographiques, attisant encore les controverses sur la nature et les effets des politiques de discrimination positive.

( https://www.abs-cbn.com/news/world/2025/12/19/trump-govt-calls-on-white-men-to-file-discrimination-claims-0823?utm_ )

Dans le même temps, aux niveaux institutionnel et scientifique, les études, notamment celles du Laboratoire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), interrogent les effets concrets des dispositifs similaires en France, suggérant l’intérêt des approches neutres en matière de race mais orientées vers la réduction des inégalités socio-économiques.

( https://www.sciencespo.fr/liepp/en/research/project/the-positive-effects-of-affirmative-action-a-case-study-in-france/?utm_ )

Ce débat actualisé rend urgente une clarification conceptuelle et normative car en effet, la France peut-elle s’inspirer de la “discrimination positive” américaine sans trahir son héritage républicain universaliste ?

Et si oui, dans quelles conditions, avec quelles limites, et surtout selon quelle architecture conceptuelle qui ne repose pas sur des mythes racialistes ?

À cette question, des penseurs comme Thomas Sowell rappellent l’impératif de juger les politiques non à partir de leur intention mais de leurs effets vrais. Cette mise en garde, tirée de la réflexion de Sowell sur les conséquences sociales des politiques préférentielles, ouvre l’espace à une critique sérieuse et exigeante.

Dans ce débat, les mots sont des pièges si on ne les clarifie pas. Le vivre-ensemble n’est pas une humeur collective mais la possibilité concrète de partager un monde commun (école, emploi, droits, institutions) sans que l’altérité devienne un destin. L’égalité désigne l’universalité des droits à ne pas confondre avec l’équité qui désigne l’ajustement des moyens quand l’égalité abstraite laisse intactes des inégalités de fait. Le débat se brouille d’autant plus qu’il confond souvent trois notions. Le multiculturalisme désigne, au sens politique, un modèle d’intégration où l’État reconnaît publiquement des appartenances culturelles ou religieuses et organise la coexistence par une gestion visible des différences. Cette logique de reconnaissance peut appeler, dans certains systèmes, des instruments correctifs car la discrimination positive y devient parfois la traduction pratique du multiculturalisme, lorsqu’on transforme des groupes reconnus en catégories d’action publique. À l’inverse, le modèle français, plus universaliste, cherche plutôt à corriger les effets (territoire, classe sociale, trajectoires) sans instituer juridiquement des identités.

Cette tension est lisible ailleurs que dans la question raciale comme par exemple la question féministe, avec les politiques d’égalité entre les sexes qui ont déjà familiarisé la France avec des mesures correctives (parité, dispositifs d’égalité professionnelle), souvent acceptées parce qu’elles restent encadrées, finalisées, réversibles. Autrement dit, on peut défendre l’universalisme tout en admettant que l’égalité abstraite a parfois besoin d’outils pour devenir effective. La discrimination positive, enfin, n’est pas l’inverse du principe d’égalité mais une dérogation encadrée qui vise à corriger des effets mesurables, sans figer des identités, et sans remplacer la justice par un théâtre moral.

C’est dans cette perspective qu’il faut situer les travaux de Mehdi Thomas Allal, juriste, essayiste et penseur du droit français contemporain. Diplômé en droit public et philosophie politique, Allal s’est fait connaître par des œuvres multidimensionnelles sur la discrimination, l’égalité et le vivre-ensemble en contexte républicain. Parmi ses ouvrages les plus marquants figurent « Les discriminations » (Bréal, 2015), qui propose une cartographie conceptuelle et empirique des formes de discriminations en France ; « Ma République en danger ? » (Bréal, 2016), une réflexion sur les tensions contemporaines entre universalité républicaine et demandes de reconnaissance ; « Discrimination positive versus discrimination positive ? »(Omniscriptum, 2018), une analyse critique de différents modèles de politiques correctives ; et le « Manifeste pour le vivre-ensemble »(L’Harmattan), qui articule l’exigence d’égalité réelle et de cohésion sociale et « Les poétiques du multiculturalisme » (Generis Publishing, 2021), où il interroge la logique de reconnaissance des différences et ses effets possibles sur la cohésion civique. Allal a également publié de nombreux articles dans des revues juridiques et de sciences sociales, portant sur l’égalité réelle, la laïcité et les conditions d’un vivre-ensemble républicain.

C’est à partir d’un accès en exclusivité au manuscrit de son prochain ouvrage, “La République à l’épreuve de l’apparence”, qui sera publié le 1ᵉʳ janvier 2026 que cette réflexion a pris forme, car en recentrant l’attention sur l’apparence, la visibilité et leurs effets discriminatoires, Allal propose un angle nouveau pour penser non seulement ce que signifie être traité différemment, mais aussi comment le droit peut réguler ces situations dans une République universaliste.

Méthodologiquement, cette réflexion repose sur un principe fondamental, ne pas confondre les niveaux, mais les articuler.

La génétique et la paléoanthropologie ne fondent aucune norme juridique et si les catégories raciales n’ont aucun fondement biologique pertinent, elles sont néanmoins socialement réelles dans leurs effets lorsqu’elles organisent des pratiques discriminatoires et des rapports de pouvoir.

Ce texte ne déduit donc aucune norme du biologique mais il montre comment des fictions biologiques ont été transformées en catégories politiques, puis en instruments juridiques, avant d’être à nouveau interrogées par le droit lui-même et les sciences sociales.

Cette méthode transversale qui mobilise la paléoanthropologie pour déconstruire la pureté, l’histoire longue pour comprendre la genèse des discriminations, et le droit pour penser la gestion institutionnelle du réel s’appuie donc implicitement sur des cadres conceptuels développés par Michel Foucault ( pour les catégories), Hans Kelsen (pour expliquer le fait que la norme n’est pas égale au fait) et Jean Baudrillard (en lien au simulacre).

À partir de cette méthodologie interdisciplinaire, la problématique sera, comment repenser la discrimination positive en France sans importer mécaniquement le modèle américain, en déconstruisant les mythes raciaux hérités de l’histoire moderne et en articulant égalité républicaine, équité corrective et limites structurelles dans un cadre juridique, culturel et civilisationnel proprement français et européen?

Pour y répondre, en premier lieu, nous déconstruirons les catégories raciales à partir de l’histoire longue, de la paléoanthropologie et des continuités eurasiennes afin de montrer que la discrimination précède la racialisation moderne et que le mythe du “Blanc” est une construction tardive.

En second lieu nous ancrerons la réflexion dans le débat contemporain en nous appuyant sur les travaux de Mehdi Thomas Allal pour analyser la genèse, les justifications et les limites réelles de la discrimination positive.

Pour finir, nous proposerons enfin une conceptualisation juridique et politique d’une discrimination positive « à la française », encadrée et non racialisante, conçue non comme un renoncement à l’universalisme mais comme un instrument possible lorsque l’égalité abstraite échoue à produire des droits effectifs.

Déconstruire les catégories raciales: histoire longue, sciences et mythes

Bien avant que la notion moderne de « race » ne s’impose dans les discours politiques et scientifiques du XIXᵉ siècle, les sociétés humaines avaient déjà élaboré des formes puissantes de discrimination. Celles-ci ne reposaient ni sur la biologie ni sur la couleur de la peau, mais sur des critères religieux, juridiques, culturels et civilisationnels. L’histoire longue montre ainsi que la discrimination précède largement la racialisation donc que “la race” ou l’ethnie n’est pas l’origine de la domination, elle en est une rationalisation tardive.

Dans l’Empire romain on observe que les Juifs constituent l’un des premiers exemples de minorité durablement discriminée sur une base non raciale. Dès la conquête de la Judée par Pompée en 63 av. J.-C., ils bénéficient d’un statut juridique ambivalent, ils sont tolérés comme religio licita, sont autorisés à pratiquer leur culte, à respecter le sabbat et à percevoir l’impôt du Temple. Cette tolérance reste toutefois conditionnelle. Les Juifs sont exclus de certaines charges publiques et constamment soupçonnés de déloyauté politique. Les grandes révoltes juives (66–73 puis 132–135) entraînent une répression massive, la destruction du Temple de Jérusalem en 70 et la dispersion d’une partie de la population. Le religieux devient ici un marqueur d’altérité juridique, ce n’est donc pas le corps qui est visé, mais l’appartenance à une loi différente.

Avec la christianisation progressive de l’Empire à partir du IVᵉ siècle (édit de Milan en 313, christianisme religion d’État en 380), cette altérité se transforme. Les Juifs passent du statut de minorité tolérée à celui de peuple théologiquement disqualifié, accusé de déicide. Cette logique se radicalise au Moyen Âge. L’antijudaïsme chrétien médiéval ne relève pas d’une haine raciale, mais d’une construction théologique.

Le Juif est en effet, celui qui refuse le Christ et incarne l’erreur persistante. À partir du XIIᵉ siècle, cette hostilité se traduit par des mesures concrètes qu’on constate avec les ghettos, le port de signes distinctifs (concile de Latran IV, 1215), interdiction de posséder des terres, expulsions répétées (Angleterre en 1290, France en 1306 puis 1394, Espagne en 1492).

Paradoxalement, certaines de ces discriminations produisent des effets structurels durables. L’interdiction religieuse faite aux chrétiens de pratiquer le prêt à intérêt (usure) ouvre un espace économique spécifique aux Juifs, notamment dans l’Europe médiévale. Dès le XIIᵉ siècle, des réseaux de crédit juifs se développent en Italie du Nord, en Champagne ou dans les villes rhénanes. Il ne s’agit pas d’une « invention juive de la banque » au sens essentialiste, mais d’un effet juridique et religieux de l’exclusion.

Cantonnés à certaines activités, les Juifs occupent des fonctions économiques nécessaires mais socialement stigmatisées, nourrissant durablement l’imaginaire antisémite de l’argent.

Dans le même temps, l’islam devient, à partir des conquêtes du VIIᵉ siècle, une autre figure majeure de l’altérité civilisationnelle. Les expansions arabes (632–750) bouleversent l’équilibre du monde méditerranéen, de l’Espagne à la Perse. Pour les mondes chrétien et byzantin, l’islam n’est pas seulement une religion concurrente, mais une puissance politique, militaire et culturelle. La construction de l’islam comme ennemi civilisationnel se cristallise lors des croisades (1095–1291), puis se prolonge avec l’Empire ottoman, dont la prise de Constantinople en 1453 marque durablement les imaginaires européens. Là encore, la discrimination ne repose pas sur la « race », mais sur l’appartenance religieuse et impériale.

Dans le même mouvement, cette altérité n’a jamais été uniquement pensée sous le registre de la peur ou de l’hostilité. L’histoire européenne révèle aussi une fascination persistante pour l’Orient, oscillant entre rejet, fétichisation et appropriation culturelle. Dès le XVIIIᵉ siècle, puis surtout au XIXᵉ siècle, le mouvement orientaliste en France, de Delacroix à Gérôme, de Chateaubriand à Nerval construit un Orient imaginaire, à la fois érotisé, mystifié et esthétisé. Cet Orient fantasmé devient un espace de projection des désirs occidentaux, souvent déconnecté des réalités sociales et politiques des sociétés orientales elles-mêmes. Cette fascination ambivalente ne relève pas d’un véritable dialogue égalitaire, mais d’un rapport asymétrique où l’Orient est consommé comme image, décor ou expérience.

Cette logique se prolonge jusque dans certaines pratiques culturelles et sociales modernes, notamment à travers l’appropriation de substances venues d’Orient (opium, haschich, puis, plus tard, psychotropes) qui alimentent en Europe une quête d’altération de la conscience. Des cercles littéraires du XIXᵉ siècle (Baudelaire, le Club des Hashischins) jusqu’aux contre-cultures du XXᵉ siècle, l’Orient est perçu comme un réservoir d’intensité, de spiritualité ou de transgression, sans que soient pleinement reconnus les contextes culturels, religieux et sociaux dont ces pratiques sont issues. Là encore, l’altérité n’est pas niée, mais instrumentalisée.

Il serait toutefois réducteur d’en rester à cette seule dimension fétichisante. Les échanges entre l’Europe et les mondes islamiques ont aussi été profondément réels, structurants et réciproques. Les circulations savantes en mathématiques, en médecine et en philosophie en sont l’exemple, mais également la transmission des textes grecs par les savants arabes, l’influence durable de l’architecture, de la musique, de la poésie et des sciences islamiques sur l’Europe médiévale témoignent d’un espace méditerranéen et eurasien traversé de dialogues constants. L’Orient n’est donc ni un simple ennemi ni un pur objet de fantasme mais un partenaire historique complexe, à la fois dominé, admiré, redouté et intégré, ce qui confirme que l’altérité islamique s’est construite dans une relation ambivalente mêlant conflit, fascination et interdépendance.

Ces logiques ne sont pas propres à l’Occident chrétien. Les empires byzantin, arabe, perse ou ottoman fonctionnent tous selon des hiérarchies confessionnelles. Le statut de dhimmi dans les empires musulmans protège Juifs et chrétiens tout en les maintenant dans une position d’infériorité juridique. La domination est partout une constante historique, indépendante de toute catégorisation raciale.

Ce n’est qu’au XIXᵉ siècle que ces haines anciennes se voient « biologisées ». L’antisémitisme moderne, nourri par les théories pseudo-scientifiques de Gobineau ou de Chamberlain, transforme une hostilité religieuse en prétendue différence raciale. Le Juif devient une « race » irréductible, menaçant le corps social de l’intérieur. De même, l’islamophobie coloniale du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle racialise les populations musulmanes des empires coloniaux, les présentant comme intrinsèquement inférieures ou inassimilables. La race apparaît alors comme une fiction moderne permettant de naturaliser des rapports de domination bien plus anciens.

Or, cette fiction ne résiste ni aux sciences contemporaines ni à l’histoire longue des populations humaines. La paléoanthropologie a définitivement ruiné l’idée de pureté biologique. Homo sapiens, apparu en Afrique il y a environ 300 000 ans, n’a jamais évolué de manière isolée. Lors de sa sortie d’Afrique, il y a environ 60 000 ans, il rencontre et se mélange avec d’autres humanités comme les Néandertaliens en Europe et au Proche-Orient, ou les Dénisoviens en Asie. Les Européens actuels portent entre 1 et 3 % d’ADN néandertalien d’ailleurs et certaines populations d’Asie et d’Océanie jusqu’à 5 % d’ADN dénisovien. L’Eurasie apparaît ainsi comme un espace ancien de cohabitation et d’hybridation, incompatible avec toute idée de lignées pures.

La génétique des populations contemporaines confirme cette continuité. De l’Europe occidentale au Caucase, du Maghreb au Levant, de l’Iran à l’Asie centrale, on observe un continuum eurasien occidental. Les haplogroupes dominants (R1a, R1b, J2, E1b1b, G2a) traversent les frontières modernes. Les Perses partagent des marqueurs communs avec les Slaves et les Grecs et les Pachtounes d’Afghanistan présentent des fréquences élevées de R1a, typiques des migrations indo-européennes des steppes.

Les populations berbères du Maghreb possèdent des haplogroupes largement présents en Europe du Sud. La Méditerranée n’a par conséquent, jamais été une frontière, mais un espace de circulation.

Les diasporas juives incarnent de manière exemplaire cette plasticité génétique et culturelle. Les Juifs ashkénazes combinent une ascendance levantine et européenne et les Séfarades sont génétiquement proches des Ibériques et des Maghrébins.

Leur histoire démontre que l’identité juive ne repose pas sur un isolement biologique, mais sur une continuité culturelle et religieuse constamment réinscrite dans des environnements locaux variés.

À côté de ces grandes branches européennes et méditerranéennes, l’histoire juive comprend aussi des diasporas plus orientales, souvent invisibilisées dans les récits occidentaux comme les Juifs du Caucase (Juifs du Dagestan , Juifs d’Azerbaïdjan , Juifs géorgiens) et les Juifs d’Asie centrale, notamment les communautés boukhariotes. Inscrites dans les empires perse, byzantin, arabe, puis russe, ces communautés témoignent de la dispersion juive le long des routes commerciales et impériales eurasiennes. Les recherches génétiques contemporaines montrent que, si l’ascendance des Juifs ashkénazes repose principalement sur un socle levantin ancien recomposé en Europe, cette histoire diasporique élargie confirme que l’identité juive s’est toujours construite par circulations, adaptations locales et continuités religieuses, bien loin de toute logique de pureté biologique.

La linguistique raconte la même histoire. Les langues indo-européennes, du français au russe, du grec au persan, du sanskrit au pachtou, proviennent d’un même foyer proto-indo-européen situé entre la mer Noire et la mer Caspienne il y a 5 000 à 6 000 ans. Les langues sémitiques comme l’hébreu, l’araméen et l’arabe témoignent également de circulations méditerranéennes anciennes. Les langues sont des archives du métissage : la théorie du father-tongue montre que la diffusion linguistique accompagne souvent la domination politique, non la pureté des peuples.

Les empires confirment enfin l’inanité de l’opposition « Blanc / non-Blanc » ou « colonisateur / colonisé », car Perses, Arabes, Berbères, Juifs, Mongols, Ottomans, Européens ont tour à tour dominé et été dominés mais cela ne justifie en rien la gravité et le drame du colonialisme Français .

La colonisation n’est pas un fait racial, mais une dynamique universelle liée aux rapports de force historiques.

L’Empire ottoman, espace pluriel et violent, en offre une illustration saisissante, avec la figure de Komitas Vartabed, prêtre Ottoman, musicien, compositeur arménien et ethnologue du tournant du XXᵉ siècle, recueillant chants arméniens, kurdes, turcs et perses, pour conserver le patrimoine culturel de ces peuples dans la domination ottomane en résistance à son oppression unificatrice, jusqu’à les exporter en classique sur les scènes européennes, rappelle que la domination impériale coexiste toujours avec un intense brassage culturel.

Ainsi, ni la biologie, ni la linguistique, ni l’histoire impériale ne permettent de soutenir l’existence d’une « race blanche » homogène. Ce que l’on appelle « Blanc » est une construction moderne, juridico-administrative et idéologique, qui ne correspond à aucun seuil scientifique pertinent. En revanche, les catégories raciales, bien que fictives biologiquement, sont socialement réelles dans leurs effets lorsqu’elles servent de supports à des pratiques discriminatoires.

C’est précisément ce décalage entre l’inexistence scientifique de la race et la réalité vécue de la discrimination qui explique le cœur du travail de Mehdi Thomas Allal.

Ses travaux déplacent le regard des fictions identitaires vers les mécanismes concrets, des abstractions vers les conditions réelles d’accès aux droits, et pensent le vivre-ensemble non comme une émotion morale, mais comme la stabilité d’un monde commun juridiquement garanti.

C’est donc à partir de ce démontage des fictions raciales que peut s’ouvrir la suite de ce raisonnement, non plus pour débattre abstraitement de l’égalité, mais pour interroger les instruments juridiques concrets et leurs limites par lesquels une société tente de corriger des inégalités réelles sans figer les identités qu’elle prétend dépasser.

Discrimination positive: genèse, débats et limites réelles

La réflexion contemporaine sur la discrimination positive en France ne peut être comprise qu’en rompant avec deux illusions symétriques, la première qui en ferait une importation idéologique américaine, et la seconde qui la réduirait à un projet moral identitaire.

C’est précisément sur cette ligne de crête que s’inscrit le travail de Mehdi Thomas Allal, dont le parcours intellectuel et institutionnel permet de penser la discrimination positive non comme une rupture avec l’universalisme républicain, mais comme l’un de ses instruments les plus exigeants.

Formé au droit public et à la sociologie des discriminations, Allal s’inscrit très tôt dans une approche empirique qui propose de partir des mécanismes concrets de mise à l’écart plutôt que des catégories abstraites. Dès son ouvrage “Les discriminations” (Bréal, 2015), il montre que le droit français, s’il proclame une égalité formelle stricte depuis la Déclaration de 1789 et l’article 1er de la Constitution, se heurte à une réalité sociale persistante car certaines caractéristiques comme l’apparence, le nom, l’adresse ou l’origine perçue déclenchent objectivement des traitements différenciés.

Par ailleurs cette égalité formelle trouve son fondement juridique dans l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, repris à l’article 1er de la Constitution de 1958, qui proclame l’égalité devant la loi « sans distinction d’origine, de race ou de religion », tout en laissant au législateur la faculté de traiter différemment des situations différentes.

Mais le droit positif français reconnaît quand même explicitement cette réalité notamment à l’article 225-1 du Code pénal, issu de la loi du 16 novembre 2001, qui prohibe les discriminations fondées notamment sur l’origine, l’apparence physique, le patronyme ou le lieu de résidence, confirmant que la discrimination repose moins sur l’identité réelle que sur l’identité perçue.

La Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs confirmé cette approche, en jugeant que la discrimination peut être caractérisée indépendamment de l’existence d’une intention discriminatoire explicite, dès lors que ses effets sont objectivement établis (CEDH, D.H. et autres c. République tchèque, 13 novembre 2007).

C’est dans ce cadre qu’il formule une idée centrale, reprise ensuite par une large partie de la doctrine, l’idée que les catégories raciales n’ont aucune réalité biologique, mais elles sont socialement réelles dans leurs effets, dès lors qu’elles servent de supports à des pratiques discriminatoires mesurables.

Cette approche trouve un prolongement décisif dans son autre livre fondateur “Discrimination positive versus discrimination positive ?”, souvent mal lu ou caricaturé. Allal y distingue clairement deux modèles souvent cités avec d’un côté, une discrimination positive fondée sur des catégories ethno-raciales figées, incompatible avec le droit français et de l’autre, une discrimination positive localisée, objectivée, territoriale ou socio-économique, conçue comme un correctif ponctuel aux écarts de destin. Cette distinction est essentielle parce qu’elle permet de sortir du face-à-face stérile entre universalisme abstrait et reconnaissance identitaire.

Dans cette perspective, le vivre-ensemble n’est pas un idéal moral abstrait, mais une condition de sécurité juridique, au sens où l’entend le Conseil constitutionnel pour qui, l’effectivité des droits fondamentaux suppose que les individus puissent réellement accéder à l’école, à l’emploi et au logement, faute de quoi l’égalité proclamée devient purement formelle.

C’est également ce que développe le prochain ouvrage de Mehdi Thomas Allal, à paraître le 1er janvier “ La République à l’épreuve de l’apparence” dont j’ai eu l’accès en exclusivité où Allal approfondit la notion de monde commun. Il y insiste sur un point souvent absent du débat public, qu’est le vivre-ensemble qui n’est ni une émotion ni un slogan moral, mais une condition de sécurité juridique et sociale. Le vivre-ensemble repose sur l’accès effectif aux droits fondamentaux (école, emploi, logement, services publics) et non sur la reconnaissance symbolique d’identités. Dans cette perspective, la discrimination positive devient un outil technique du droit, destiné à restaurer la promesse républicaine là où l’égalité formelle échoue.

Ce cadre permet aussi de comprendre pourquoi la discrimination positive n’est pas l’apanage de la gauche. Historiquement, la droite française n’a cessé d’y recourir, souvent sans la nommer. La création des zones d’éducation prioritaire en 1981, puis les zones franches urbaines en 1996, illustrant une discrimination positive territoriale assumée bien avant que le terme ne s’impose dans le débat public., les quotas territoriaux dans certaines grandes écoles, ou encore les mesures différenciées en faveur des territoires ruraux ou ultramarins relèvent tous d’une logique de correction des inégalités de départ.

Plus récemment, les débats sur la représentation des territoires dans la haute fonction publique, ou sur l’accès différencié à certaines formations d’excellence, montrent que la discrimination positive est aujourd’hui assumée à droite comme à gauche, dès lors qu’elle est formulée en termes de mérite réel et non de représentation identitaire.

C’est précisément là que se noue la tension centrale analysée par Allal, entre égalité formelle et égalité réelle.

Le droit français ne conçoit jamais l’égalité comme absolue. Le Conseil constitutionnel admet de longue date des différences de traitement fondées sur des critères objectifs et rationnels, à condition qu’elles soient proportionnées, temporaires et en lien direct avec l’objectif poursuivi. La parité, les politiques territoriales ou certaines dérogations statutaires dans la fonction publique en sont des illustrations constantes. L’égalité républicaine n’est donc pas une indifférence aux situations, mais une égalité interprétative, ajustée aux réalités sociales.

Depuis la décision fondatrice du Conseil constitutionnel n°82-146 DC du 18 novembre 1982, le principe d’égalité n’interdit pas au législateur d’instaurer des différences de traitement dès lors qu’elles reposent sur des critères objectifs et rationnels, en lien direct avec l’objectif poursuivi. Cette jurisprudence a été constamment réaffirmée, notamment dans les décisions relatives à la parité (n°2001-445 DC du 19 juin 2001) ou aux politiques territoriales différenciées.

Cette clarification est indispensable pour dépasser les critiques classiques fondées sur le mérite.

Le mérite abstrait, rappelle Allal dans la continuité de Rawls, Fraser ou Honneth, ignore les conditions initiales profondément inégales. Thomas Sowell lui-même, pourtant critique sévère des politiques de quotas, reconnaît dans “Affirmative Action Around the World” que les effets non intentionnels doivent être évalués empiriquement ce qui implique précisément des dispositifs bornés, réversibles et mesurables. Le problème n’est donc pas l’outil, mais son absolutisation.

C’est précisément pour prévenir ces dérives que le droit français encadre strictement toute mesure de discrimination positive par des exigences de proportionnalité, de temporalité et d’évaluation, excluant par principe toute logique de quotas permanents ou de reconnaissance juridique d’identités ethno-raciales.

C’est ici que la question de l’instrumentalisation politique des minorités devient centrale et Baudrillard l’avait déjà montré, la minorité peut devenir un capital symbolique, une figure spectaculaire mobilisée dans la lutte politique, détachée de toute amélioration réelle des conditions de vie. Baricco, dans Les Barbares, prolonge cette critique en montrant comment la surface identitaire remplace la profondeur institutionnelle. La discrimination positive, lorsqu’elle est détournée en mise en scène morale ou en marqueur idéologique, perd sa fonction juridique et devient un simulacre.

L’article ici sur Aimé Césaire ( écrivain, poète et homme politique martiniquais (1913 - 2008) ) éclair puissamment cette tension: 

https://la1ere.franceinfo.fr/de-la-lutte-anti-coloniale-aux-defis-de-l-ia-relire-aime-cesaire-a-la-lumiere-des-crises-d-aujourd-hui-1655171.html#at_medium=5&at_campaign_group=1&at_campaign=outre-mer&at_offre=6&at_variant=V2&at_send_date=20251227&at_recipient_id=459386-1703318005-39735310&at_adid=DM1209782

Relire Césaire à l’aune des défis contemporains de la post-colonialité à l’intelligence artificielle rappelle en effet que, sa critique du colonialisme n’était pas une sacralisation des identités, mais une dénonciation de la déshumanisation produite par les systèmes de domination. Césaire n’appelait pas à figer des appartenances, mais à restaurer une humanité commune, capable d’affronter les crises techniques et politiques à venir. Cette lecture rejoint directement la position d’Allal, qui est celle de réparer sans essentialiser, corriger sans fragmenter.

Ainsi comprise, la discrimination positive apparaît non comme une entorse à l’universalisme français, mais comme l’un de ses instruments historiques. Elle n’abolit ni les inégalités que Hegel et Ibn Khaldûn nous rappellent comme structurelles à toute société, ni les différences, mais elle empêche que celles-ci se transforment en destins fermés. Elle n’est ni panacée ni danger, mais outil borné, inscrit dans une tradition républicaine exigeante.

C’est précisément cette inscription qui ouvre naturellement vers la suite de cette analyse car comprendre pourquoi la discrimination positive à la française ne peut être pensée ni sur le modèle américain, ni hors du cadre du droit européen, et ne peut être pensé non plus sans se demander comment cette “discrimination positive” s’articule à la laïcité, au pluralisme et au patrimoine juridique républicain.

Autrement dit, il s’agit désormais de déplacer la focale, non plus seulement interroger les instruments, mais le modèle français lui-même, ses fondements, ses limites et sa singularité dans l’espace européen.

Modèle Français, droit européen et patrimoine républicain

Ce que l’on appelle aujourd’hui « discrimination positive » trouve souvent son horizon dans le modèle anglo-saxon d’”affirmative action” , apparu aux États-Unis dans les années 1960 pour corriger des inégalités raciales historiquement structurées. Aux États-Unis en 2025, sous l’administration de Donald Trump, le débat s’est envenimé au point que le gouvernement encourage carrément des hommes blancs à déposer des plaintes pour « discrimination à l’emploi », dans une stratégie politique visant à retourner contre les dispositifs d’égalité ce qui avait été conçu pour protéger contre les inégalités raciales historiques. Cette initiative, rapportée notamment dans la presse internationale en décembre 2025, illustre jusqu’où peut aller l’instrumentalisation politique des politiques anti-discrimination dans un système où le modèle juridique et la culture politique sont fondés sur la common law et un fédéralisme très marqué.

( https://www.abs-cbn.com/news/world/2025/12/19/trump-govt-calls-on-white-men-to-file-discrimination-claims-0823?utm_ )

Cette actualité américaine fournit un miroir utile pour comprendre ce que la France n’est pas, et pourquoi la discrimination positive telle qu’elle peut être pensée ici ne peut être une simple copie du modèle américain. En droit américain, les politiques d’ ”affirmative action” ont notamment été façonnées par des décisions de la Cour suprême, par des arrangements fédéraux étatiques et par une jurisprudence extensive de la “Equal Protection Clause” du quatorzième amendement. Elles se fondent dans un système où la jurisprudence est première, et où l’identité communautaire est souvent assumée comme légitime et permanente dans le débat public.

Ce régime d’interprétation cas par cas (la stare decisis) de la common law contraste avec la logique abstraite et codifiée du droit romano-germanique français et européen.

En France, par contraste, la discrimination positive s’inscrit dans un cadre juridique profondément marqué par le principe d’égalité formelle, posé par l’article 1er de la Constitution française et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lesquels « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » et devant la loi. Cette égalité n’est nullement mécanique car elle peut être interprétée comme une égalité formelle mais ouverte à des traitements différenciés dès lors que ces derniers répondent à un objectif d’intérêt général, sont proportionnés, et respectent la finalité poursuivie comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence classique (décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982) sur la proportionnalité et les différences de traitement.

( https://www.village-justice.com/articles/discrimination-droit-travail-reserve%2C53642.html?utm_ )

Le droit français n’a pas d’article qui instaure directement une discrimination positive raciale, parce que l’expression elle-même est étrangère à l’esprit de notre droit mais le droit français, dispose d’articles du Code du travail (L1132-1 et suivants) qui interdisent toute discrimination à l’embauche ou dans la vie professionnelle fondée sur un grand nombre de critères (origine, sexe, religion, apparence, handicap, etc.).

(https://fr.wikipedia.org/wiki/Discrimination_%C3%A0_l%27embauche_en_France?utm_ )

Ces interdictions ne signifient pas l’impossibilité de corriger des inégalités de fait mais signifient que toute correction doit s’adosser à des critères objectifs et une temporalité justifiable, non à des appartenances fixes.

La laïcité française repose sur une distinction essentielle car la non-reconnaissance des appartenances par l’État n’implique ni leur négation ni leur indifférence. Elle permet au contraire une prise en compte indirecte des inégalités réelles, dès lors que celles-ci affectent l’accès effectif aux droits communs.

Les modèles de coexistence à travers le monde révèlent d’ailleurs des architectures politiques divergentes. Là où la France privilégie l’abstraction citoyenne et la neutralité de l’État, le monde anglo-saxon assume un pluralisme visible, souvent communautarisé, et la Russie articule un fédéralisme formel à une hiérarchie politique implicite. Ces différences expliquent pourquoi la gestion juridique de la diversité ne peut être uniformisée sans contresens.

Les héritages impériaux de la Russie, du Moyen-Orient, du Caucase et de l’Asie centrale rappellent que les clivages religieux ne se superposent jamais mécaniquement aux alliances politiques. Des alliances transconfessionnelles durables y ont souvent prévalu sur les appartenances religieuses, révélant les limites d’une lecture eurocentrée qui essentialise la religion comme facteur unique de conflictualité.

Cette approche est plus lisible en droit du travail avec notamment la loi handicap du 11 février 2005 qui impose par exemple un quota de 6 % de travailleurs handicapés dans les entreprises de plus de 20 salariés, avec des mécanismes spécifiques d’insertion professionnelle qui sont codifiés, mesurables et soumis au contrôle administratif.

( https://www.village-justice.com/articles/discrimination-droit-travail-reserve%2C53642.html?utm_ )

La loi pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (code du travail, article L1143-1) permet aussi des plans d’action spécifiques en faveur des femmes.

( https://www.village-justice.com/articles/discrimination-droit-travail-reserve%2C53642.html?utm_ )

On voit ici une discrimination positive non racialisée mais ciblée, encadrée juridiquement et conçue comme une modalité de correction d’inégalités socialement constituées.

Ce qui distingue fermement la France et plus largement l’Europe de l’Amérique est ainsi la structure même de la loi et de l’État.

La France est un État unitaire laïque, où la loi est votée par le Parlement et codifiée pour être abstraite, claire et applicable à tous. Dans ce cadre, la notion d’égalité républicaine n’est pas rabattue sur une logique communautaire permanente, ni sur l’usage d’identités protégées comme autant de droits politiques opposables, mais sur une norme qui doit être interprétée et appliquée dans chaque cas. L’intervention de l’État ici ne se conçoit jamais comme une reconnaissance permanente d’appartenances communautaires, mais comme une réponse temporaire et évaluable à des inégalités effectives, c’est ce que la doctrine juridique appelle le passage de l’égalité formelle à l’égalité réelle, qui doit rester proportionnée et limitée.

Cette différence structurelle est aussi culturelle et philosophique, là où la tradition du droit romano-germanique valorise la codification et l’universalité abstraite, le modèle anglo-saxon lui, valorise l’expérience, le précédent, la flexibilité jurisprudentielle. Pour un juriste français, la norme organise le réel sans le réduire à des catégories empiriques et la catégorie juridique n’est pas équivalente à une catégorie sociale ou biologique. Cette distinction, esquissée par Hans Kelsen dans sa théorie pure du droit, montre pourquoi une politique qui fonctionnerait dans un système de common law ne se transpose pas mécaniquement dans un système codifié sans perdre son sens ou se heurter à des principes constitutionnels différents. C’est précisément ce nœud (reconnaissance, visibilité, cohésion) qu’Allal travaille dans « Les poétiques du multiculturalisme », avant de déplacer la discussion vers des instruments plus techniques comme la discrimination positive.

Dans la tradition kelsénienne, la norme ne décrit pas le réel, elle le structure. Dès lors, transformer des catégories sociales mouvantes en catégories juridiques substantielles reviendrait à figer artificiellement ce que le droit est précisément chargé d’organiser sans l’essentialiser. C’est pourquoi l’universalisme juridique européen repose sur des abstractions opératoires, non sur la reconnaissance juridique d’identités fixes.

Pour renforcer cette spécificité, il faut regarder la manière dont le débat public contemporain reproduit ces différences, en France, les politiques de diversité et d’inclusion restent une priorité pour les entreprises et organisations, mais avec des dynamiques internes visibles par exemple, un essoufflement ou une « gender fatigue », où certains cadres reconnaissent la nécessité de l’inclusion mais s’interrogent sur l’efficacité des dispositifs en place ou leur appropriation concrète au quotidien.

( https://www.jean-jaures.org/publication/leadership-au-feminin-le-mirage-dune-solution-aux-inegalites-professionnelles/?utm_  )

En même temps, le Défenseur des droits publie des enquêtes notamment sur les discriminations dans l’emploi, montrant que plus de 9 actifs sur 10 pensent que les discriminations persistent dans la recherche d’emploi et la carrière, et que ces discriminations sont souvent jugées préoccupantes par les citoyens.

( https://www.defenseurdesdroits.fr/emploi-une-hausse-des-discriminations-preoccupante-sur-la-derniere-decennie-1020?utm_ )

C’est cette tension entre reconnaissance sociale d’une injustice et refus d’essentialisation des identités qui rend le débat français particulier  parce qu’il ne s’agit pas simplement d’« inclure » mais de corriger les effets structurés de l’inégalité tout en respectant l’universalité juridique républicaine.

La critique formulée par Alessandro Baricco dans Les Barbares éclaire aussi les dérives contemporaines du débat juridique car lorsque la politique devient spectacle, les catégories cessent d’être des outils normatifs pour devenir des signes à exhiber. La discrimination positive, détachée de son encadrement juridique, peut alors glisser d’un instrument de correction vers un marqueur identitaire spectaculaire, étranger à la culture européenne de la mesure.

Cette universalité est aussi celle du vivre-ensemble, un concept que Mehdi Thomas Allal a développé à plusieurs reprises notamment dans “ Manifeste pour le vivre-ensemble” (L’Harmattan) comme une manière de concevoir la coexistence non pas comme une harmonie spontanée, mais comme une construction institutionnelle stable, garantissant des droits effectifs à des individus divers, sans pour autant essentialiser leurs appartenances. Ce vivre-ensemble n’est donc pas une émotion morale abstraite, c’est, dit Allal, la stabilité d’un monde commun, construite à travers des dispositifs juridiques et politiques qui traduisent l’égalité réelle sans créer de segments administratifs permanents de la population. C’est ce lien entre l’inclusion mesurable et l’universalisme qui doit être protégé, précisément pour éviter que des politiques correctives ne se renversent en affirmations d’identités figées opposées.

Dans cette perspective française, la discrimination positive ne repose ni sur des catégories biologiques ou ethniques, ni sur des droits communautaires immuables. Elle se fonde sur des critères objectivables et cumulables, comme par exemple le territoire, les situations scolaires ou socio-économiques, l’accès effectif à l’emploi ou à l’éducation qui permettent de corriger des effets sans figer des appartenances. Une telle démarche doit rester strictement encadrée, temporaire, réversible et évaluable, afin d’éviter que la correction ne devienne un régime permanent contraire au principe constitutionnel d’égalité devant la loi. C’est là le sens d’une discrimination positive à la française qui est donc un outil juridique et politique au service du vivre-ensemble et de l’égalité réelle, non un dogme ou une fin en soi.

Fait souvent occulté dans le débat public, la discrimination positive est aujourd’hui revendiquée tant à gauche qu’à droite, à gauche comme outil de justice sociale, à droite comme instrument d’égalité des chances ou de cohésion territoriale. Cette convergence paradoxale confirme qu’elle ne relève pas d’une idéologie partisane, mais d’un outillage politique transversal, à condition d’être strictement borné.

Enfin, cette fidélité critique à l’universalisme républicain trouve sa place dans le patrimoine culturel français parce qu’elle reflète une longue tradition juridique et politique de codification, d’égalité abstraite et d’interprétation raisonnée, héritée du droit romano-germanique et des valeurs des Lumières, et distincte des modèles impériaux ou communautaires. La France peut ainsi concevoir une discrimination positive non comme une importation américaine, mais comme un outil spécifiquement ajusté à sa structure juridique, à sa conception de la citoyenneté et à son idée du monde commun, garantissant l’accès effectif aux droits pour tous sans essentialisation et permettant à la diversité des parcours et des conditions de s’articuler à l’égalité républicaine.

Toute mesure de discrimination positive doit être soumise à un contrôle juridictionnel renforcé (proportionnalité, adéquation, temporalité), ainsi qu’à une évaluation régulière fondée sur des indicateurs publics permettant d’en mesurer l’efficacité réelle et les effets pervers éventuels.

En conclusion, au terme de ce parcours, une évidence s’impose, “la race” n’existe pas biologiquement, mais la discrimination existe historiquement, socialement et juridiquement. Elle précède même la racialisation moderne, comme l’attestent l’antisémitisme antique et médiéval, l’islamophobie impériale, puis leur rationalisation pseudo-scientifique aux XIXᵉ et XXᵉ siècles. Ce décalage entre l’inexistence scientifique de “la race” et la réalité de ses effets sociaux constitue le nœud du problème contemporain car des catégories fictives continuent d’organiser des trajectoires bien réelles.

Les sciences paléoanthropologie, génétique, et linguistique ont pourtant définitivement déconstruit les mythes de “pureté raciale”. L’Eurasie occidentale apparaît donc comme un continuum ancien, traversé de migrations, d’hybridations et d’empires successifs, où Européens, Maghrébins, Perses, Juifs, Caucasiens, Levantins ou Pachtounes partagent des héritages communs. La figure homogène du « Blanc », tout comme l’opposition simpliste « colonisateur / colonisé », se révèlent historiquement et scientifiquement intenables mais ne justifient ou n’adoucissent en rien le drame et la tragédie du colonialisme européen . La domination est politique, impériale, universellement humaine.

Mais démonter les fictions ne suffit pas. Car le droit, lui, n’opère pas sur des vérités biologiques, il organise le réel social.

Et ce réel demeure structuré par des discriminations visibles, mesurables, persistantes.

C’est précisément sur ce point que les travaux de Mehdi Thomas Allal apportent une contribution décisive. En partant des discriminations vécues (celles qui se déclenchent à l’apparence, au nom, au territoire, à la trajectoire) il montre que l’universalisme républicain ne peut survivre qu’à condition d’être outillé. L’égalité formelle, si elle n’est pas relayée par des mécanismes correctifs ciblés, se transforme en abstraction aveugle.

La discrimination positive, dans son acception française, ne constitue ni une rupture avec l’universalisme, ni une importation du modèle américain. Elle s’inscrit au contraire dans une tradition juridique européenne ancienne, où l’égalité n’a jamais été pensée comme absolue, mais comme proportionnée, finalisée, encadrée. La jurisprudence constitutionnelle française l’a constamment rappelé, toute différence de traitement doit reposer sur des critères objectifs et rationnels, être en lien direct avec l’objectif poursuivi, limitée dans le temps et soumise à un contrôle de proportionnalité. La correction n’est pas un droit acquis mais un instrument transitoire.

C’est pourquoi la confusion contemporaine, souvent alimentée par une américanisation du débat public entre reconnaissance identitaire et justice corrective est dangereuse. Là où le modèle anglo-saxon tend à juridiciser des appartenances communautaires, le modèle français repose sur une logique inverse, celle de corriger les effets sans figer les identités. La laïcité en est l’expression la plus aboutie. Elle ne reconnaît pas les différences, mais elle n’ignore pas les inégalités qu’elles produisent. Elle ne nie pas les appartenances, mais elle les neutralise politiquement pour préserver un monde commun, au sens arendtien.

Ce monde commun n’est ni une émotion ni un slogan moral. Il est une architecture institutionnelle fragile, construite par le droit, les politiques publiques, l’accès effectif aux droits fondamentaux (école, emploi, logement, protection sociale) . Lorsque ces accès deviennent structurellement inégaux, le vivre-ensemble cesse d’être une promesse politique et devient un mot vide, voire un instrument d’injonction morale. C’est précisément ce que la discrimination positive, correctement encadrée, vise à éviter.

Les critiques adressées à cet outil ne sont cependant pas illégitimes. Le risque d’essentialisation, la question des quotas, la crainte d’un affaiblissement du mérite ou d’une instrumentalisation politique des minorités doivent être prises au sérieux. Thomas Sowell a montré avec justesse que les politiques publiques produisent souvent des effets non intentionnels. Baudrillard et Baricco ont, chacun à leur manière, alerté sur la transformation des minorités en capital symbolique dans une société du spectacle. Mais ces critiques ne conduisent pas à l’abandon de l’outil, elles imposent plutôt son encadrement rigoureux.

Ce qui se dessine alors n’est ni une fuite identitaire ni une naïveté égalitariste, mais une fidélité critique à l’universalisme français. Une fidélité lucide, consciente que les inégalités sont en partie indépassables Hegel et Ibn Khaldûn l’avaient déjà formulé mais que l’abandon de toute correction revient à naturaliser des écarts de destin produits par l’histoire. La discrimination positive n’abolit pas les différences, elle empêche simplement qu’elles se transforment en fatalités.

À ce stade, l’enjeu n’est donc pas d’inventer de nouveaux dispositifs spectaculaires, mais de renforcer, clarifier et sécuriser ceux qui existent déjà, dans un cadre juridiquement maîtrisé.

D’abord, il est nécessaire de consolider les critères non racialisants déjà utilisés : territoire, trajectoire scolaire, conditions sociales, cumul des désavantages. Les politiques d’éducation prioritaire, les dispositifs d’accès élargi à certaines formations, les mécanismes territoriaux de péréquation ou de soutien à l’emploi ne doivent pas être affaiblis sous prétexte de neutralité abstraite. Ils doivent au contraire être mieux évalués, mieux ciblés, mieux expliqués publiquement, afin d’éviter leur caricature.

Ensuite, l’exigence d’évaluation doit devenir centrale. Toute mesure de discrimination positive devrait être assortie d’indicateurs publics clairs, d’objectifs explicitement formulés et de clauses de réversibilité. Non pour satisfaire une obsession technocratique, mais pour préserver la légitimité démocratique de ces politiques et prévenir leur instrumentalisation idéologique.

Il convient également de renforcer la dimension juridictionnelle du contrôle. Le juge constitutionnel et le juge administratif jouent un rôle essentiel dans la préservation de l’équilibre entre égalité et équité. Leur rôle doit être assumé comme une garantie, non comme un obstacle. Une discrimination positive sans juge devient un privilège ; une discrimination positive sous contrôle reste un outil républicain.

Enfin, et peut-être surtout, il importe de réhabiliter politiquement le langage du vivre-ensemble. Non comme une incantation morale, mais comme une notion juridique et institutionnelle exigeante. Le vivre-ensemble, tel que le pense Mehdi Thomas Allal, repose sur la stabilité des règles, la sécurité juridique, la confiance dans les institutions. Il suppose que l’État tienne sa promesse d’égalité réelle, non qu’il se contente d’en proclamer le principe.

À l’heure où les sociétés européennes sont traversées par des tensions identitaires, sociales et géopolitiques majeures, céder soit à la racialisation du droit, soit à l’abstraction indifférente serait une double erreur. La voie française, étroite mais féconde, consiste à tenir ensemble ce qui semble contradictoire : l’universalisme et la correction, la neutralité et la prise en compte, l’égalité et l’équité. Ce n’est pas une faiblesse. C’est, au contraire, l’un des héritages politiques les plus précieux de la République.

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