Vendredi dernier, les journalistes du quotidien La Provence se mettaient en grève à la suite de la mise à pied du directeur de la rédaction Aurélien Viers.
La cause ?
La une du 21 mars, qui aurait déplu à l’actionnaire principal du journal car jugée trop peu élogieuse dans sa couverture de l’opération de communication surprise d’Emmanuel Macron à Marseille. Officiellement, bien sûr, on parle de dysfonctionnements, de lecteurs choqués par un traitement de l’information qui prêterait à confusion…
Sauf que l’actionnaire principal de La Provence n’est autre que Rodolphe Saadé, patron de l’armateur CMA CGM et milliardaire qui ne fait pas mystère de ses sympathies pour le Président de la République. Dans ces conditions, le doute n’est pas seulement permis : il est de rigueur.
Malgré le rétropédalage accéléré de la direction et la réintégration d’Aurélien Viers dès le lundi 25, les organisations syndicales restent mobilisées. Elles considèrent qu’une ligne rouge a été franchie. Elles ont raison.
Quand nous déciderons-nous à prendre des mesures sérieuses pour protéger la liberté éditoriale des organes d’information de notre pays ?
Ingérence et liberté
Rappel des faits : une poignée de milliardaires se partagent la grande majorité des quotidiens nationaux et de l’audiovisuel privé. C’est toujours la même histoire. Un milliardaire qui a fait sa fortune dans l’armement, les télécom ou le transport maritime – le groupe CMA CGM a ainsi accumulé 43 milliards de dollars de bénéfices au cours des quatre dernières années – s’achète un titre de la presse régionale, une chaîne de télévision ou un groupe média complet comme d’autres s’achètent une pergola ou une nouvelle piscine.
À chaque fois, il jure la main sur le cœur qu’il n’y aura nulle ingérence dans le traitement de l’information, quand il ne joue pas les chevaliers blancs, sauveur d’une profession mise à mal par la révolution numérique. Lors de son rachat de La Provence en 2022, Monsieur Saadé a impeccablement joué cette partition.
Combien de fois faudra-t-il que ce genre d’affaires se répète pour que nous cessions d’être dupes ?
Qui peut encore croire que dans un monde où la guerre informationnelle fait rage, on acquiert un journal sans avoir la moindre idée derrière la tête ?
Qu’on s’interdira d’en faire usage pour exercer son influence dans le champ du débat public ?
L’information libre est un bien public à protéger
Difficile de faire preuve plus longtemps de pareille naïveté alors que les dégâts causés par l’appétit d’ogre de Vincent Bolloré, aussi bien dans la sphère médiatique que depuis peu dans le monde de l’édition, sautent désormais aux yeux.
En quelques années, le milliardaire d’extrême-droite aura fait de Cnews une officine de propagande au service de son « projet civilisationnel » ultra-conservateur. Sa manière-même d’affirmer devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale « CNews n’est pas une chaîne d’opinion, mais d’information » résonne comme une provocation assumée.
Monsieur Saadé, qui s’apprête à racheter le groupe Altice Media (qui comprend notamment BFM et RMC) à un Patrick Drahi criblé de dette pour la coquette somme d’1,5 milliard d’euros, vient de prouver que si son logiciel idéologique diffère sans doute de celui de Vincent Bolloré, ses méthodes sont fondamentalement les mêmes.
Ce mauvais remake tricolore de la série Succession a assez duré. Le traitement de l’information ne devrait pas dépendre du bon vouloir d’actionnaires tout puissants qui se livrent une bataille culturelle par groupes de presse interposés. En démocratie, l’accès à une information libre et non-faussée constitue un bien public, un bien public d’autant plus précieux qu’il est aujourd’hui attaqué un peu partout dans le monde.
Pour reprendre la main, nous disposons d’instruments concrets : démocratisation des conseils d’administration des médias, refonte du système d’aides à la presse, validation par les journalistes des directeurs et directrices de la rédaction, introduction d’un droit d’agrément des rédactions en cas de changement d’actionnaire majoritaire, modification des seuils de concentration…
Seule manque la volonté politique.
L’affaire de La Provence est une occasion de remettre la question au cœur du débat public.
Marie Toussaint
Julia Cagé