Brenda del Castillo et Morena Verdi, toutes deux âgées de 20 ans, ainsi que Lara Gutiérrez, âgée de 15 ans, ont disparu la nuit du vendredi 19 au samedi 20 septembre. Elles ont été vues pour la dernière fois aux abords d’une camionnette, où elles sont montées en pensant être conduites à une fête. Sans nouvelles des jeunes filles, leurs familles ont signalé leur disparition le lendemain, et il faudra cinq jours aux agent.es de police déployé.es sur la zone pour retrouver leurs corps, torturés et enterrés dans le jardin d’une maison laissée à l’abandon.
Au-delà de l’écho médiatique et de la mobilisation massive de la société, plusieurs éléments rappellent l’affaire tristement célèbre de la Manada[1] : les sévices infligés aux trois jeunes femmes ont été filmés en direct dans des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, et des messages ont été partagés sur un groupe WhatsApp privé, décrivant par le menu les tortures exercées sur les corps des victimes et se félicitant de les avoir « fait pleurer »[2].
Si l’on pouvait espérer que la médiatisation massive des violences sexistes et sexuelles ait fait évoluer le traitement de ces dernières par la presse[3], il semblerait que les choses n’aient pas tant changé depuis 2017[4] : même quand le sadisme et l’extrême violence machiste sont documentées et les preuves fournies sur un plateau, ce sont les mœurs des victimes qui sont scrutées.
De la même façon que des voix s’élevaient pour s’étonner, en 2018, de voir la victime de la Manada reprendre les cours à l’université, et ont laissé le doute planer quant aux pratiques sexuelles de Giselle Pélicot lors du procès des viols de Mazan en 2024, les titres des journaux nationaux et internationaux maintiennent une ambiguïté, en ce mois de septembre 2025, sur d’éventuels liens des victimes de Florencio Varela avec le trafic de drogue et la prostitution.
Ainsi dans sa prise de parole publique, le 24 septembre 2025, le ministre de la Sécurité de la province de Buenos Aires établit immédiatement le lien entre les faits survenus quelques jours plus tôt et le trafic de stupéfiants sévissant dans la région. Il évoque « un mobile disciplinaire, pensé pour construire une image terroriste du leader du réseau de trafiquants »[5], évacuant totalement la dimension genrée du triple crime. En outre, il insiste sur le fait que les jeunes femmes seraient entrées dans la camionnette « de leur plein gré »[6] pour se rendre à une fête, renversant ainsi discrètement la responsabilité des faits survenus par la suite. En filigrane, se dessine le portrait de ce que seraient une « bonne » et une « mauvaise victime » de violences sexuelles ou de féminicide. Le terrorisme narcotrafiquant remplace le terrorisme machiste[7], et les « victimes-coupables » deviennent, à demi-mots, consentantes à leur propre torture.
De la même façon, la Voz del interior, quotidien local le plus lu dans l’intérieur du pays, se fait écho d’une « histoire marquée par le narcotrafic et la prostitution », et d’un « règlement de comptes » lié au trafic de drogue. Le vocabulaire employé par la police et relayé par la presse plaide donc pour une analyse des faits sous l’angle de la « vengeance », l’agresseur et les victimes se trouvant mis sur le même plan. Ainsi, selon cette grille de lecture, un narcotraficant et ses hommes de main, dont le nombre reste encore à définir[8], agiraient à armes égales avec deux jeunes filles de 20 ans et une de 15, pour peu que ces dernières aient eu un lien quelconque avec la drogue ou la prostitution. La Nación, un autre des quotidiens les plus lus en Argentine, propose la même grille d’analyse et évoque une « vengeance narco » parmi d’autres. De l’autre côté de l’Atlantique[9], la priorité médiatique est également donnée à la rhétorique de la « vengeance » et de la violence liée au narcotrafic, au détriment d’une analyse genrée des faits intervenus.
Les manifestantes ayant participé aux manifestations convoquées par le collectif Ni Una Menos[10] le 27 septembre 2025 revendiquent pourtant le rétablissement d’un récit rendant justice aux victimes. Ainsi, une habitante de la province où le meurtre a eu lieu dénonce, auprès des journalistes d’El Pais[11] des manœuvres visant à « stigmatiser les victimes en prétendant qu’elles cherchaient de l’argent facile ou qu’elles se prostituaient, comme si cela justifiait qu’on les ait tuées ». Elle insiste également sur l’indifférence des institutions quant aux conditions de vie dans les quartiers paupérisés de la périphérie de la capitale, où les jeunes femmes sont contraintes de « survivre ».
A travers ces propos transparaissent les composantes structurantes de ce triple assassinat, qu’il s’agisse de l’instrumentalisation ou de l’invisibilisation de la dimension genrée des crimes, de la responsabilité de l’Etat et des institutions dans les féminicides, ou encore de la surexposition des classes populaires aux violences liées au trafic de drogues.
Pourtant, dans la littérature féministe latinoaméricaine, les analyses ne manquent pas pour établir le lien entre le trafic de drogues et les féminicides, sans que la priorité ne soit donné à l’un ni à l’autre de ces maux. Le terme de « narcoféminicide » a d’ailleurs été créé pour s’emparer du phénomène, et a été clamé à travers le pays dans les manifestations du 27 septembre.
En effet, l’ethnologue mexicaine Marcela Lagarde avait déjà théorisé le féminicide comme crime d’Etat, donnant une dimension nouvelle au concept forgé par Diana Russel[12]. Pour ce faire, Lagarde s’appuie sur la Convention interaméricaine de Belém do Pará qui définit la violence contre les femmes comme « toute action ou conduite, basée sur le genre, qui cause la mort, des blessures ou une souffrance physique, sexuelle ou psychologique » et définit le féminicide comme un crime de lèse-humanité[13], le faisant sortir de la seule sphère domestique.
Par la suite, ce sont également les crimes de masse perpétrés sur les femmes vivant dans la ville frontalière de Ciudad Juarez qui ont donné lieu à des analyses mêlant néocolonialisme, trafic de drogues et féminicides. Ainsi Marie France Labrecque[14] démontre-t-elle, à travers ses analyses, qu’il existe une corrélation entre le nombre de féminicides et la « narcoviolence », elle-même liée à l’appauvrissement des populations et aux dynamiques néolibérales et coloniales. Plus récemment, la sociologue Marylène Lapalus analysait l’instrumentalisation, notamment par l’Eglise mexicaine, du discours sur le narcotrafic comme outil d’invisibilisation et de décrédibilisation de la « théorie du genre »[15].
À l’heure où la lutte contre le trafic de drogues a été érigée en « priorité absolue » par le garde des Sceaux Gérald Darmanin[16], nous ne pouvons qu’espérer que les politiques publiques françaises s’inspirent des analyses latinoaméricaines et établissent le juste lien entre crimes de genre et narcotrafic, sans alimenter le mythe des « bonnes victimes ».
[1]Affaire de viol en réunion, commis par cinq hommes sur une jeune femme durant les fêtes de San Fermin en 2016.
[2]Dans le cas de la Manada, une vidéo du viol collectif orchestré par les cinq hommes avait également circulé sur les réseaux sociaux
[3]Il y a en effet eu quelques évolutions notables, notamment l’intégration du terme « féminicide » dans la presse mainstream, ou l’analyse des violences sexuelles sous l'angle du consentement, tenant davantage compte des rapports de pouvoir pouvant exister entre l’agresseur et la victime
[4] Année de la déferlante Me too, et année du procès de la Manada, qui a participé au changement de la loi sur le viol en Espagne
[5]Javier Alonso habló sobre el triple femicidio de las chicas en La Matanza - Vidéo Dailymotion
[6] Idem
[7] A ce sujet, voir l’article de A. M. Fernandez, Revista Nomadías, « Feminicidios : la ferocidad del patriarcado » (2012) : Vista de FEMICIDIOS: La ferocidad del patriarcado
[8] L’enquête est toujours en cours.
[9] Argentina clama justicia por el triple feminicidio narco de Lara, Brenda y Morena | EL PAÍS Argentina
[10] Le mouvement « Ni Una Menos » (pas une de moins) en Argentine - Attac France
[11] https://elpais.com/argentina/2025-09-28/argentina-clama-justicia-por-el-triple-feminicido-narco-de-lara-brenda-y-morena.html
[12] Antropología, feminismo y política: Violencia feminicida y derechos humanos de las mujeres. IN: Retos teóricos y nuevas prácticas
[13]Féminicide : comment le discours sur la « théorie du genre » entre dans l’arène définitionnelle de la violence contre les femmes au Mexique
[14]Marie France Labrecque, Féminicides et impunité : le cas de Ciudad Juárez, Montréal, Éditions Écosociété, 2012
[15]Féminicide : comment le discours sur la « théorie du genre » entre dans l’arène définitionnelle de la violence contre les femmes au Mexique
[16]Politique pénale : Gérald Darmanin annonce ses priorités | Ministère de la justice