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Billet de blog 31 juillet 2025

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Conjugalisation de l'AME : quand le Sénat propose d'aggraver la dette genrée du soin

La conjugalisation de l’AME a été remise sur la table, début juillet, par un sénateur centriste. Au-delà des effets délétères d’une telle mesure sur l’accès à la santé des femmes étrangères, notamment en cas de violences conjugales, la restriction de l’AME viendrait encore accroître l’ampleur de la dette de soins des pays du Nord envers les pays du Sud.

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Dans un rapport d’information publié le 9 juillet 2025, le sénateur centriste Vincent Delahaye a, entre autres propositions, suggéré de conjugaliser le calcul de plafond de ressources conditionnant l’accès à l’aide médicale d’Etat. Ainsi, le revenu mensuel permettant d’accéder à l’AME ne serait plus calculé de façon individuelle pour chaque bénéficiaire, mais tiendrait compte de l’ensemble des revenus du foyer fiscal, et notamment de ceux du conjoint assuré social (français ou en situation régulière).

Par l’effet de cette mesure, les femmes en couple, qui se trouveraient exclues du bénéfice de l’AME puisque les revenus de leur foyer dépasseraient le plafond de ressources, seraient contraintes de demander à leur conjoint une autorisation ainsi qu’une participation financière pour pouvoir accéder à des soins.

Cette mesure s’inscrit dans la longue trajectoire des attaques portées à l’aide médicale d’Etat. En effet, alors même que le droit à la santé est un objectif à valeur constitutionnelle, inscrit notamment dans le préambule de la Constitution de 1946 et à l’article 25 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 1948, l’AME n’a cessé d’être remise en cause depuis sa création en 2000 par le gouvernement Jospin.

Tantôt menacée d’être supprimée, tantôt restreinte ou conjugalisée, les moyens diffèrent mais les arguments se rejoignent quant à la nécessité de réduire son coût prétendument trop élevé pour les contribuables français·es. Les femmes sont toujours les premières affectées par ces mesures.

Ainsi, le gouvernement Sarkozy avait déjà activé le levier de l’AME pour restreindre l’accès des personnes étrangères aux soins, conditionnant cette aide à une contribution financière des bénéficiaires. Cette restriction, dont les conséquences sanitaires déplorables avaient notamment été anticipées par l’IGAS en 2010[1], a finalement été levée en 2013.

Cependant, en 2020, alors même que la pandémie de COVID 19 avait mis en exergue le rôle majeur joué par les femmes migrantes dans la gestion de la crise, tel que le soulignait notamment une étude menée par l’Institut du Genre en Géopolitique[2], c’est de nouveau ces dernières qui sont pénalisées par la mise en place d’un délai de 9 mois d’attente pour les soins considérés comme non-urgents sollicités par les bénéficiaires de l’AME.

Au regard de l’accès déjà inégal des femmes précaires aux services de santé, analysé notamment dans une étude publiée par le HCE en 2017[3], il semblait évident que ce nouvel obstacle les affecterait de façon disproportionnée par rapport à leurs homologues masculins.

La conjugalisation de l’aide médicale d’Etat, envisagée dès 2023 dans un rapport sollicité par le gouvernement d’Elisabeth Borne et remise à l’ordre du jour des débats autour de la loi « immigration » de 2024, s’inscrit donc dans la lignée de nombreuses mesures ayant eu pour effet d’obstruer l’accès des femmes migrantes à la santé.

L’impact discriminatoire de cette dernière mesure pour les femmes exilées est évident, et a notamment été souligné par l’association Women for Women France, qui estime « qu’environ 85 000 femmes sont en situation irrégulière du fait de violences » en France[4]. Tel que le relève l’association, soumettre l’accès aux soins des femmes étrangères en situation irrégulière au bon vouloir d’un conjoint violent reviendrait à ajouter une corde à l’arc des agresseurs, déjà particulièrement inventifs en matière de violences administratives (chantage au titre de séjour, rétention de documents, entrave dans les démarches informatiques sur le site de l’ANEF…).

Mais cette mesure, en plus d’envoyer un signal éminemment rétrograde sur l’autonomie des femmes dans l’accès aux soins et de mettre leur santé en péril, marquerait le franchissement d’un nouveau seuil quant à « la dette du care »[5] qui se creuse entre les pays européens et les populations immigrées.

Le concept théorisé en 2014 par l’économiste espagnole Amaia Pérez Orozco fait référence à la différence entre les soins reçus et les soins prodigués par certains groupes sociaux. La notion de « cuidados », traduite ici en « soins », recoupe le travail domestique ainsi que l’ensemble des actions effectuées en vue de la satisfaction des besoins vitaux d’autrui, tant sur le plan affectif que physiologique. La dette existe lorsqu’un système économique, qui aurait les moyens de répondre à ses propres besoins en termes de soins, repose de façon disproportionnée sur un groupe social déterminé, qui ne peut, dès lors, plus subvenir à ses propres besoins.

Si la théorie a d’abord vocation à décrire la façon dont l’économie capitaliste se nourrit et dépend du travail domestique non rémunéré effectué par les femmes, elle est transposable au phénomène qui s’opère à l’échelle globale, par l’analyse des migrations, notamment féminines, du Sud vers le Nord.

De fait, les données montrent qu’en Europe, l’économie du soin, notamment des personnes dépendantes, repose en grande partie sur des femmes immigrées issues de pays du Sud global. À titre d’exemple, une étude publiée en 2024, menée conjointement par une juriste et une sociologue[6] montrait que « les femmes migrantes […] sont surreprésentées dans les emplois du prendre soin les moins valorisés », notamment dans les secteurs de la santé, du service à la personne et de l’aide à domicile. Entre assignations essentialisantes, précarisation extrême et surexposition aux violences, le constat dressé par cette étude est alarmant : l’Etat ne prend pas soin des personnes qui prennent soin, et ces dernières sont plus touchées que le reste de la population par les pathologies physiques et psychiques[7].

Ce serait donc ces mêmes femmes, sur lesquelles l’économie française se repose pour faire face aux crises sanitaires et au vieillissement de la population, qu’on rendrait délibérément encore plus vulnérables aux violences conjugales et à de graves problèmes de santé ?

En s’attaquant directement au droit à la santé de ces femmes, que l’exil a déjà surexposées aux violences de genre, aux maladies chroniques et au stress post-traumatique, que l’arrivée en France n’a pas préservées des violences conjugales et sexuelles, et qui constituent pourtant la principale main d’œuvre du soin de nos enfants et de nos aîné·es en Europe, cette mesure poursuivrait notre engouffrement dans un paradoxe injustifiable.

[1]Aide m.dicale d'Etat.pdf

[2]Le rôle des femmes migrantes dans le monde révélé par la Covid-19 4/4 - Institut du Genre en Géopolitique

[3] https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_la_sante_et_l_acces_aux_soins_une_urgence_pour_les_femmes_en_situation_de_precarite_2017_05_29_vf.pdf

[4] ALERTE : Bientôt, des centaines de milliers de femmes en France pourraient être obligées de demander l’autorisation de leur conjoint pour se soigner - Women For Women France

[5] Expression utilisée par les chercheuses Camille Bruneau et Christiphe Vanden Daelen dans l’ouvrage « Nos vies valent plus que leurs crédits »

[6] Cahier Attractivité des métiers du prendre soin et du lien Parcours migratoires et relations interculturelles dans les métiers de l'aide à domicile.pdf 

[7] Femmes exilées | Comede

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