mariepel (avatar)

mariepel

Enseignante et chercheuse

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 février 2016

mariepel (avatar)

mariepel

Enseignante et chercheuse

Abonné·e de Mediapart

Laïcité et complotisme : la mort du «je»

Derrière le débat sur la laïcité, se cache un véritable combat sémantique dont l’enjeu est le maintien d’une oppression symbolique vis-à-vis des populations discriminées, régulièrement attachées à une pratique religieuse « visible ». Ces dernières perçoivent ainsi derrière le mantra « laïc » une ultime tentative de les soumettre et d’empêcher leur émancipation.

mariepel (avatar)

mariepel

Enseignante et chercheuse

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Marie Peltier (enseignante et chercheuse, Bruxelles)

Derrière le débat sur la laïcité, se cache un véritable combat sémantique dont l’enjeu est le maintien d’une oppression symbolique vis-à-vis des populations discriminées, régulièrement attachées à une pratique religieuse « visible ». Ces dernières, ayant le plus souvent perdu foi dans les élites politiques et médiatiques, perçoivent ainsi derrière le mantra « laïc » une ultime tentative de les soumettre et d’empêcher leur émancipation. Cette dynamique-là est une dynamique particulièrement fertile pour la propagation des théories du complot, et avec elles de toutes les idées fascisantes qu’elles véhiculent. Se pose ainsi cette question : Comment ne pas faire du combat pour la laïcité le triste miroir de la pensée complotiste?

Les théories du complot sont désormais sur toutes les lèvres, tous les papiers, tous les écrans. Depuis les attaques terroristes de janvier 2015 et le lot d'explications conspirationnistes qu'elles ont suscitées, la sphère intellectuelle et politique semble avoir pris conscience du succès de ces "histoires" qui se transmettent le plus souvent numériquement, de sites en sites et de réseaux sociaux en réseaux sociaux. Théories qui semblent gagner toujours plus de terrain et qui effraient - à juste titre - par les idées de haine qu'elles véhiculent et par le négationnisme qui les sous-tendent. En réaction, on voit donc se multiplier les "réponses" qui prétendent démonter, dénoncer, contrecarrer ces discours. Articles de presse, reportages, sites Internet, discours politiques, modules pédagogiques : l'anti-complotisme fait aujourd'hui des émules. Chacun semble vouloir se dédouaner et ainsi dénoncer : "le complotisme, ce n'est pas moi, c'est les autres!". La tendance semble donc être à la réaction, comme si l'on voulait opposer au système de pensée complotiste un autre système, faisant en quelque sorte sens à sa place. Cette « réaction » semble avoir fait de la laïcité son ADN sémantique et rhétorique.

Disparition de l'individu

Le complotisme, et plus particulièrement dans le monde francophone celui fomenté par l'extrême droite antisémite et islamophobe, vient en réalité surfer sur un des plus grands malaises de notre époque : la dissolution de l'individu dans un collectif qui ne fait plus sens. Nous avons d'une part un individu qui se sent de moins en moins exister en tant que sujet et d'autre part, un collectif qui peine à proposer un horizon autre que consumériste et marchand. C'est dans cette rupture profonde de sens et de confiance dans la possibilité politique d'un changement que viennent s'engouffrer ces lectures dites "alternatives". La dynamique complotiste se présente à l'individu comme une possibilité de "salut", qui le restaurerait dans sa condition de sujet, lui insufflant l'idée que toutes les réalités qui l'entourent sont intrinsèquement mensongères et que la seule issue consiste désormais à adhérer à un nouveau système de pensée. C'est toute l'essence de l'auto-proclamée "dissidence" qui se définit aussi comme "anti-système": est ainsi propagée l'illusion de retrouver prise, par une posture de rejet et de marginalité, sur un réel au sein duquel beaucoup manquent de repères, de confiance et d'assurance. Il s'agit là de la grande plus-value du mode de pensée conspirationniste : offrir un cadre rassurant et valorisant, qui donne le sentiment de pouvoir s'affranchir de sa condition de "victime du système" et d'être désormais dépositaire d'un "savoir caché" réservé à une élite d'initiés. Or, dans cette position, l'individu est en réalité réduit à l'état d'objet, s'abreuvant passivement aux "réponses" clé sur porte qu'on lui offre désormais.

Face aux dangers d'une telle servitude, la tentation de proposer une autre réponse clé sur porte qui viendrait s'opposer à la dynamique précitée est grande. C'est ainsi qu'on voit fleurir depuis plusieurs mois des déconstructions - régulièrement précieuses et pertinentes - qui sont présentées ou perçues comme "anti-complotistes". Au-delà du nécessaire travail de décodage et de mise en garde vis-à-vis des théories du complot, se pose une question fondamentale : "Comment proposer une alternative qui ne recrée pas un système de pensée  mais qui outille l'individu pour le rendre capable de construire son propre positionnement?" ou en d'autres termes "Comment ne pas participer par l'anti-complotisme à cette disparition de l'individu qu'on est par ailleurs en train de dénoncer et de conspuer?". Et pour aller plus loin « Comment ne pas brandir une laïcité essentialisée qui prétend faire taire plutôt que de susciter la rencontre et l’échange ? »

Au cœur de la rhétorique : l'indignation sélective de l'autre

Si nous voulons, en tant qu'acteurs attachés à l'émancipation, véritablement faire face aux discours conspirationnistes, nous avons à interroger notre propre posture. Car nous pouvons penser que ce n'est pas en épousant la posture des idéologues du complot, consistant à "gouroutiser" les esprits, que l'on va participer à une nouvelle émancipation. Qu'on n'affranchira pas d'une oppression symbolique en restaurant de l'oppression symbolique. Qu'on ne peut pas être dans l'injonction à l'esprit critique, puisque la nature même de ce dernier le définit comme indépendant et libre.

Car le biais partagé est bien là : les idéologues du complot comme ceux qui entendent les pourfendre prétendent généralement aux mêmes vertus. De part et d'autre, on tend à se présenter comme "l'instance qui réapprend le discernement". De part et d'autre, on tend à faire de l'individu un objet, sommé de se plier à la "bonne parole". De part et d'autre, on apporte une réponse qui est le plus souvent de l'ordre de la "foi" et non de la pensée. De part et d'autre, on valorise la reproduction, et non la création. De part et d'autre, on essentialise ce que l'on est en train de dénoncer, en se présentant comme la seule autorité, le seul acteur porteur de de "vérité".

À y regarder de plus près, chacun s'indigne de l'indignation sélective de "l'autre", de son manque de cohérence et de critique. De part et d'autre, on tend à oublier l'exigence même de la posture critique : l'appliquer d'abord et avant tout à l'égard de soi-même et de ses propres discours. De part et d'autre, l'analyse de "l'autre", de ses égarements et de ses dysfonctionnements devient prétexte à ne plus s'interroger sur ses propres égarements et ses propres dysfonctionnements.

Nous observons particulièrement ce glissement sémantique dans les "débats" autour des différentes attaques terroristes qui nous ont frappés ces derniers mois et de l'interprétation que les uns et les autres veulent leur donner. Quand les réseaux complotistes présentent ces attentats comme l'œuvre du "système", des services de renseignement et/ou du "lobby sioniste", les politiques et personnalités médiatiques qui leur font face n'hésitent régulièrement pas à tomber dans d'autres essentialisations et raccourcis hasardeux, sur la laïcité particulièrement et à travers elle sur l'Islam et les Musulmans. Nous avons ainsi deux logiques d'oppression qui s'opposent, broyant l'individu et prenant pour cibles les minorités - particulièrement juives et musulmanes - au sein de notre société.

Sortir du dogme, valoriser l'altérité

L'enjeu est donc double : à la fois sortir du système de pensée conspirationniste tel qu'il tend aujourd'hui à se répandre, qui lit le réel à travers un seul prisme obsessionnel et haineux, mais aussi résister à la tentation d'utiliser les mêmes méthodes pour y faire face, pour éviter de nourrir la logique binaire et "anti", véritable carburant pour les idéologues du complot. En ce sens, la laïcité ne peut devenir une ligne de rupture et d’oppression.

Cette perspective enjoint de sortir de tout rapport de domination dans la pensée. Si le complotisme "marche", c'est qu'il prétend offrir de l'affranchissement. Dénoncer cette imposture est une chose. Vouloir recréer de la servitude et un rapport de pouvoir en notre faveur en est une autre, tout aussi problématique en termes éthiques que désuète et inefficace. 

Non pas restaurer du dogme, mais en sortir. En s'attachant particulièrement à la critique de nos propres méthodes et positionnements. En renonçant à une position de "monopole" - du savoir, de la vertu, de la chose publique, du pouvoir, du savoir-faire. En (re)valorisant l'altérité, essence et condition d'un débat public au sein duquel chacun peut s'exprimer. Lutter contre le "complot" en nous. Faire vivre l'esprit critique, faire vivre l'égalité. Faire vivre une laïcité qui inclut au lieu d’exclure et de démarquer.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.