Après des semaines d’attente angoissée, le rythme de contagion semble enfin se réduire en Espagne. Le nombre de mort·e·s, qui atteint aujourd’hui 13055, est moins important chaque jour, après avoir atteint jusqu’à 950 décès en 24h la semaine dernière. Mais le pays se prépare aussi à affronter la crise économique qui vient. Le spectre de 2008 plane sur les populations les plus précaires, qui subissent déjà depuis dix ans les effets des mesures prises par les gouvernements d’austérité pour réduire la dette de l’État. En pleine crise sanitaire, ces conséquences sont dramatiques. Depuis 2006, l’Espagne a perdu 10,7 % de ses lits d’hôpitaux. Il n’y a plus que 297 lits disponibles pour 100 000 habitants, contre 598 en France, et les 800 que recommande l’OMS - un total que seule l’Allemagne atteint en Europe.
Pourtant, comme au temps de la crise financière de 2008-2009, les pays latins apparaissent comme les « mauvais élèves » d’une Europe fractionnée entre nord et sud. La semaine dernière, l’Allemagne et la Hollande ont bloqué l’adoption des « corona-bons » pour limiter l’impact économique de la crise sanitaire. Argument du ministre hollandais des Finances, Wopke Hoestra: pourquoi donc après sept ans de croissance ininterrompue certains pays européens n’ont pas été capables de rembourser leur dette de façon à disposer de liquidités pour gérer la crise sanitaire ?
Petit retour sur la situation critique d’un pays miné par la crise économique de 2008 et qui a démoli ses services de santé publique pour rembourser sa dette.
Les larmes du personnel des services sanitaires et sociaux
La semaine dernière, l’armée est intervenue un peu partout en Espagne dans des maisons de retraites pour prêter main-forte à un personnel dépassé. Ils ont découverts des personnes âgées cohabitant avec des cadavres en plusieurs points du pays. Les familles témoignent, elles ont appris que l’établissement où était leur mère, leur père, était infecté par le coronavirus en regardant les informations à la télévision. Les travailleuses des maisons de retraite sont débordées. « On pleure tous les jours de voir comme on laisse mourir les personnes âgées de cette manière ».
À l’hôpital aussi, les médecins pleurent.
Un homme de 45 ans et ayant développé des symptômes respiratoires sévères après avoir été malade une semaine a attendu 38h avant d’être pris en charge dans un service d’urgence madrilène. Dans la salle avec lui, uniquement des malades du coronavirus, attendant comme lui des soins. Les proches n’ont pas le droit d’accompagner. Sa compagne raconte les quarante heures d’attente sur une chaise, alors qu’il est déjà perclus de courbatures et de fièvre depuis 7 jours, son insomnie à elle, et l’angoisse de n’avoir jamais de lit. Et la délivrance du sms, en pleine nuit, qui annonce qu’il va être transféré dans un service où l’on va pouvoir prendre soin de lui. Du moins tant que peuvent le faire les moyens du bord. Parce qu’on sait que certain·e·s patient·e·s meurent même lorsqu’ils et elles reçoivent l’assistance adéquate.
Pendant ces longues heures d’attente, une médecin sort dans la salle d’attente et explose en larmes : « Je voudrais pouvoir faire mieux, vous prendre en charge tous, je suis désolée ! ». Les patient·e·s ont applaudi sans interruption pendant 5 minutes.
Santé privée et santé publique en temps de crise
Tous les soirs à 20h depuis le début du confinement, les gens sortent sur leurs balcons et à leurs fenêtres pour applaudir les personnels de la santé publique. Oui, de la santé publique. Car depuis le début de la crise sanitaire, les cliniques privées, pourtant très nombreuses depuis la privatisation menée à bâtons rompus depuis la crise de 2008, ne prêtent qu’une aide minime et forcée à l’effort national. Au début ces établissements privés ont tout simplement refusé de soigner les patient·e·s du coronavirus. D’où aussi la proclamation de l’État d’alarme, qui permet à l’État de réquisitionner les établissements de soins privés. Mais on a d’abord installé des malades dans des hôtels, puis dans un hôpital militaire monté dans un centre d’exposition, qui doit pouvoir accueillir 5500 lits supplémentaires, avant de recourir au secteur privé. Alors même qu’on ne fait qu’annoncer la saturation des hôpitaux publics et le manque terrible de moyens dans les installations sanitaires, on découvre encore du matériel respiratoire non utilisé dans des cliniques de Madrid. Cliniques qui, comme HM Hospitales, ont même « incité aimablement » leurs employé·e·s à « prendre des vacances » chacun·e leur tour pendant la crise, allant jusqu’à envoyer des Whatsapp personnalisés pour bien faire passer le message.
Dans les résidences pour personnes âgées, la situation est peut-être encore pire, parce que complètement opaque. Alors que les résidences privées ont fleuri durant la dernière décennie, toujours avec la garantie que les gens seraient mieux pris en charge dans le privé que dans le public, depuis le début de la crise elles fonctionnent avec toujours moins de personnel. Les arrêts de travail massifs pour des raisons de santé ne parviennent pas à être compensés par de nouvelles embauches. Résultat, les résidences travaillent avec deux fois moins de personnel que d’habitude, ou tentent d’écourter les quarantaines des personnels malades.
Bien sûr, il ne faut pas négliger l’effort quotidien de tou·te·s les travailleuses et travailleurs sociaux et sanitaires qui travaillent dans le privé. Infirmières et médecins, psychologues et psychothérapeutes, caissières de supermarché… Elles sont nombreuses, les personnes qui risquent leur vie pour continuer à faire tourner un pays en crise, travaillant dans le public et dans le privé. Mais les efforts individuels ne peuvent pas compenser un système défaillant. Pas plus que les médecins ne sont responsables des morts en hôpitaux, ni les citoyen·ne·s qui respectent scrupuleusement le confinement ni le gouvernement qui vient d’arriver au pouvoir ne peuvent rattraper les effets dévastateurs sur une société de dix ans de crise économique.
L’impact de la crise de 2008 sur le système de santé publique
En 2014, un rapport indiquait déjà que l’Espagne disposait de moins de lits d’hôpitaux par habitant que la Roumanie et que la plupart des pays d’Europe de l’Est. Dans ce graphique, El Salto Diario représente le nombre de lits dont dispose chaque Communauté autonome espagnole pour 100 000 habitants par rapport aux pays européen. Le nombre de lits en Catalogne, le plus élevé pour la péninsule, est déjà juste en-dessous de la moyenne européenne, 470 lits pour 100 000 habitants pour une moyenne de 504 au niveau de l’UE. À Madrid, là où la crise du coronavirus fait le plus rage (plus de 5136 morts comptabilisés au 6 avril) le nombre de lits est tombé de 310 pour 100 000 habitants en 2006, à 277. En comparaison, la France se situe à 598 lits pour 711 en 2006, ce qui constitue une chute non négligeable également.
Madrid est aussi la ville où la privatisation a été menée à plus grands pas, d’après un rapport publié récemment par la Federación de Asociaciones para la defensa de la Sanidad Pública. Dans la Communauté de Madrid, 50 hôpitaux sont privés, contre seulement 33 hôpitaux publics. Le rapport du nombre de lits dans chaque institution est par contre inversé : 13.623 dans le secteur public et 6.644 dans le secteur privé. Cela donne aussi une idée du surpeuplement dans des services où l’on doit pourtant lutter contre les contagions. Qui plus est, la population madrilène a augmenté d’un demi-million de personnes entre 2010 et 2018, tandis que la santé publique perdait 3300 postes dans le même temps.
Selon les rapports, on évalue que la Santé Publique espagnole aurait perdu entre 15 000 et 21 000 millions d’euros d’investissements depuis la crise de 2008. Une perte qui résulte de choix politiques conscients, et non seulement de l’impact de la crise économique.
À Madrid, si la privatisation du système de santé publique a été constante depuis 2008, le gouvernement d’Esperanza Aguirre (PP, entre 2003 et 2012) à la tête de la Communauté de Madrid constitue un pic durant lequel le plus d’argent a été transféré depuis le public vers le privé. L’hôpital Jímenez Díaz, typique de ces hôpitaux semi-privés semi-publics mis en place pendant l’ère Aguirre a touché 6 millions d’euros des fonds publics en 2006, et 148 millions en 20161. Ironie du sort, Esperanza Aguirre a été l’une des premières malades du coronavirus à avoir besoin de soins hospitaliers, qu’elle a reçu précisément dans cet hôpital. Dans un tweet, elle remercie tous les personnels des hôpitaux. « Grâce à eux, nous allons nous en sortir ».
À l’échelle nationale, c’est d’abord en 2010 que le gouvernement alors socialiste de Zapatero met en place le service de libre-choix de l’établissement de soin par les patient·e·s, une mesure qui sera reconduite par les gouvernements PP ultérieurs (Partido Popular, le parti de droite traditionnel au pouvoir de 2011 à 2018 avec à sa tête Mariano Rajoy). Le public manquant de plus en plus de moyens, les listes d’attentes s’allongent, et les gens vont se faire soigner dans le privé. En échange, les services privés reçoivent de plus en plus de fonds...de la part de l’État. Pendant ce temps, les caisses de l’hôpital public n’en finissent plus de s’amenuiser, tandis que le service public se charge toujours des tâches les plus « ingrates » et les moins rentables, comme la première attention aux patient·e·s et leur répartition dans les soins spécialisés. Sous couvert de laisser le choix aux patient·e·s, c’est une entreprise de détérioration du service public hospitalier qui est soigneusement orchestrée.
En 2012, le même gouvernement décide d’un décret-loi qui vise à économiser plus de 7 000 millions d’euros (le RDL 16/2012). Des économies clairement incitées par les directives venant de la Banque Européenne, qui demande à l’Espagne de rembourser sa dette et de rétablir l’équilibre de sa balance économique. Comment fait-on des économies de 7 000 millions d’euros ? En limitant le nombre de personnes ayant le droit de bénéficier de soins. De la même façon, on réduit le nombre de chômeurs en diminuant le nombre d’ayants droits (pratique!). Les droits à la santé redeviennent strictement liés au travail et aux cotisations, ce qui exclue de fait toutes les personnes travaillant sans contrat, ou avec des contrats précaires qui ne durent que quelques jours et sont constamment embauché·e·s/licencié·e·s par les mêmes entreprises. Exclu·e·s également tou·te·s les résiden·te·s non Espagnol·e·s, et par conséquent aussi les personnes sans papiers, y compris des soins d’urgence.
En même temps qu’il réduisait le nombre de personnes ayant accès aux services de santé de base, le même gouvernement économise aussi sur le remboursement des médicaments. Le système du « copago » ou « copaiement », d’abord testé en Catalogne et approuvé par le FMI, diminue considérablement la part prise en charge par la Sécurité Sociale et augmente celle qui reste à payer par les malades. En un an, la mesure augmente de 9,5 % le montant des dépenses de santé des ménages (chiffres de 2013). Elle affecte surtout les personnes souffrant de maladies chroniques, qui n’ont plus toujours les moyens de se payer un traitement. En revanche, elle favorise encore une fois le secteur privé, puisque les assurances privées type complémentaires santé voient leur facture baisser de 800 millions d’euros en 2013. Des mesures approuvées au niveau européen et mondial, le FMI encourageant même l’Espagne à recourir à davantage de « copaiement » pour résoudre le problème de la dette.
En 2018, le gouvernement de Pedro Sánchez est revenu sur ce système, en proclamant un accès universel, au minimum aux soins d’urgence, pour toutes les personnes vivant légalement sur le territoire espagnol. Ce qui ne met pas fin à certaines situations de précarité liées à l’immigration légale et illégale ou à l’absence de contrat, mais limite en partie le désastre sanitaire.
La précarité nuit dangereusement à votre santé
Qui plus est, des rapports montrent l’impact négatif sur la santé de la précarité dont souffre une partie croissante de la population espagnole depuis la crise de 2008. Les listes d’attentes pour faire des examens sont tellement longues que les soins préventifs passent la plupart du temps à la trappe. En 2019, toutes les mammographies de prévention des cancers du sein pour les femmes de plus de 50 ans ont été suspendues dans la Communauté de Madrid pendant neuf mois, en raison d’un problème lié à l’accord signé avec les cliniques privées auxquelles le service a été délégué. Toutes les études montrent que lorsqu’on n’a pas les moyens, la santé dentaire ou ophtalmique devient une option, des soins réservés aux riches. Qui plus est, la précarité détériore considérablement la santé mentale, avec une augmentation du niveau de stress et d’anxiété et des dépressions, qui à leur tour ont un impact sur le système immunitaire.
La situation ne risque pas de s’arranger avec la crise du coronavirus. La dernière quinzaine de mars, l’Espagne a enregistré la plus forte hausse du chômage de son histoire : plus de 900 000 emplois auraient été détruits en l’espace de quinze jours. Le système des ERTE, qui avait déjà été utilisé pendant la crise de 2008-2009, permet un minimum de protection en permettant aux licencié·e·s qui y sont rattaché·e·s de toucher le chômage, tout comme les aides que le gouvernement propose aux auto-entrepreneuses et auto-entrepreneurs, qui vont pouvoir toucher 70 % de leur salaire déclaré. Mais l’augmentation du chômage n’est qu’un pâle reflet du nombre d’emplois détruits qui ne compte pas le travail non déclaré. Les mesures excluent ainsi de nombreux travailleurs et de nombreuses travailleuses comme les employées domestiques, dont la plupart des familles aisées se paient le service en Espagne mais qui pour la très grande majorité ne bénéficient pas d’un contrat de travail. La plupart du temps travailleuses immigrées d’Amérique du Sud, elles se retrouvent en ce moment même dans une situation de vulnérabilité extrême, entre le risque de perdre leur travail sans aucune compensation financière ou de continuer à travailler, parfois même à soigner des personnes malades, en dépit des risques de contagions et sans moyens de protection sanitaire efficaces.
Dans ce contexte, on peut se demander si reprocher à l’Espagne de n’avoir pas su éponger sa dette pour pouvoir encaisser la crise sanitaire sans l’aide de l’Europe c’est faire preuve d’un manque cruel de discernement ou d’humanité. Mais c’est aussi que les mesures économiques semblent toujours loin de la réalité, comme si elles étaient prises dans un monde parallèle, celui de la finance et des bourses qui s’écroulent mais dont on ne sait pas exactement ce que cela signifie. Sauf que les conséquences concrètes sont bien visibles, si tant est que l’on veuille bien un jour évaluer les dégâts liés aux crises économiques. Et alors là aussi, on pourra compter les mort·e·s. Et il n’est pas sûr qu’elles et ils soient bien distinct·e·s de celles et ceux qui meurent aujourd’hui d’un manque de prise en charge contre le coronavirus.
1 Ces hôpitaux sont pensés sur un nouveau modèle (voir l’article publié dans El País « À qui appartiennent les hôpitaux de la Présidente ? ») pendant trente ans, le service public n’est que locataire des lieux, et doit rembourser progressivement les achats aux entrepreneurs privés. Entrepreneurs et actionnaires dont les fonds ne reposent pas moins que sur des fonds de pension à haut risque situés au Luxembourg ! Le même genre de bon plan de financement qui avait mené à la crise de 2008 en Espagne.