Je souris en repensant à la scène de ce matin, sur un banc de pierre en pleine rue, à deux pas du Tribunal d’instance. S avait oublié de se raser et nous sommes allés acheter en courant des rasoirs, de la crème et une bouteille d’eau. Pour qu’il paraisse plus jeune et aussi, peut-être, nous donner l’impression d’avoir un quelconque pouvoir dans ce processus judiciaire.
Je souris encore en me remémorant l’ancien tribunal d’instance où j’avais déposé S à la va-vite un matin de l'hiver dernier, à l’ouverture, pour sa première audience. Je souris moins en me remémorant qu'alors âgé de 15 ans et ne parlant pas Français, il avait attendu, seul, son avocate durant deux heures. Le soir, je l'avais retrouvé anéanti ; il avait passé sa journée dans le métro, ne sachant où aller sinon à La Vilette pour jouer au foot et il ne voulait pas user son unique paire de tennis.
Mais aujourd’hui, j’ai tout mon temps, je connais déjà les lieux et S est maintenant rasé. Surtout, il fait beau et cela rend la plupart d’entre nous de bonne humeur.
Nous sommes au nouveau palais de justice. Ce nom n’est pas usurpé, c’est grand et majestueux. Ca en impose par l’architecture, le blanc immaculé et l’absence de signalétique. On se sent tout petit à l’intérieur. J’essaie d’imaginer ce que l’on ressent lorsqu’on a du mal à se faire comprendre et que l’on tourne, tourne, affolé d’arriver en retard à un rendez-vous décisif. Comme dans tous les palais du monde, en lettres gravées, les grandes citations. En face de l’article 1 « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit… dans un esprit de fraternité », l’article 6, « La loi est la volonté générale. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ».
Contrairement à d’habitude, nous ne nous lançons pas dans une explication de texte. Je ne lui dis pas non plus que son juge a la réputation d’être dingue, que d’après ce que dit Agathe, bénévole avertie, c’est quitte ou double selon son humeur. Je me contente de lui faire répéter le discours que Agathe conseille de tenir face à ce juge-là : la soif d’apprendre, l’importance de l’école. D’ailleurs, ce n’est pas un mensonge, c’est ce qui importe à S avec le foot et une mise à l’abri pérenne. C’est juste que ça ne devrait pas peser dans la balance pour une évaluation de minorité.
Je suis donc en train d’attendre la décision que prendra Monsieur le juge concernant S d’après des tests osseux reconnus pour ne pas être fiables qui estiment S majeur et, chose qui devrait primer d’après la jurisprudence mais ne prime pas toujours, d’après l’authentification de l’extrait d’acte de naissance.
C’est donc quitte ou double ; l’humeur de Monsieur le juge fera le choix. Si bonne lune, l’école qui se poursuit et l’inscription tant désirée dans un club de foot, si mauvaise lune, le périple qui continue : l’appel ou la saisine dans un autre département, chercher des solutions de logement, continuer à stresser à en être malade.
J’ai le temps de tout imaginer et de voir les mineurs isolés tourner et tourner dans cet immense hall.
Mais S revient vers moi et je vois à sa déambulation et à son regard que c’est gagné pour lui. Je vois aussi à côté de lui un jeune homme qui n’a pas une démarche aussi légère.
Et effectivement, même juge, même avocate, mêmes résultats d’expertise médicale et administrative, même lune mais décision différente. Monsieur le juge a décrété que ce jeune-là avait 18 ou 19 ans. Epicétou.