Les chiffres sont édifiants. On sait aujourd’hui qu’au moins 10% de la population est victime d’inceste. Un·e patient·e sur dix. Un·e salarié·es sur dix. Un·e parent·e sur dix. Un·e thérapeute sur dix. On sait également que 20% des enfants sont victimes de viol, tout milieu confondu. Un·e futur·e patient·e sur cinq. Un·e futur·e salarié·e sur cinq. Un·e futur.e parent·e sur cinq. Un·e futur·e thérapeute sur cinq.
Là dessus, Jacques Lacan. Dans le sillon de ses compères, il pose la prohibition de l’inceste comme structuration symbolique de la société. Il trace les contours d’un système dont les remparts extérieurs sont celles et ceux qui en sont exclu·es : c’est à dire les agresseurs, c’est à dire les victimes, c’est à dire des centaines de milliers de personnes. Personne ne souhaite vivre banni, alors tout le monde se tait. On invisibilise, on normalise, on reproduit.
Un peu plus haut dans le tableau, Sigmund Freud. Oedipe, le complexe de castration, autant de théories éminemment patriarcales qu’on ne présente plus. Avant ça : l’hystérie et ses études, base même de la psychanalyse, avec l'avènement de l’inconscient et de la réalité psychique comme différente de la réalité extérieure. Autrement dit, l’existence d’une subjectivité propre qui fait qu’un vécu de viol ne serait peut-etre qu’un fantasme, ou, encore mieux, un désir refoulé, une carence sexuelle. Aucune victime ne souhaite être taxée de fabulatrice, alors tout le monde se tait. On invisibilise, on normalise, on reproduit.
A la source de cette grande cascade se loge une théorie volontairement peu connue, celle de la Neurotica. En 1890, Freud pose l’hypothèse que les symptômes physiques présentés par ses patientes proviendraient d’une “séduction précoce” - un viol donc - dans l’enfance. La violence serait telle qu’il y aurait eu refoulement, c'est-à-dire rejet du vécu par la mémoire : pas de souvenir. Cela ne signifierait pas non-événement pour autant : l’événement traumatique refoulé réapparaîtrait plus tard, sous la forme de manifestations physiques - les fameux symptômes hystériques. En 1890, dix ans avant l'avènement de la psychanalyse, Sigmund Freud parlait de trauma. Il dépeignait des situations cliniques qui renvoient directement aux travaux développés par la psychiatre Muriel Salmona sur la mémoire traumatique un siècle plus tard. Que s’est-il passé pendant cent ans ? De la silenciation, gonflée jusqu’à l’explosion.
De congrès en réunions dans les hautes sphères d’Allemagne et d’Autriche, la théorie de la Neurotica et son auteur se voient mis au ban de la communauté. Ces messieurs n’ont guère envie d’entendre qu’ils ont, voire qu’ils sont, des pères violeurs, des pères incesteurs, des pères agresseurs. D’ailleurs, Freud non plus : en l’espace de six mois, il écrit à son ami William Fliess « mon propre père était l’un de ces pères pervers et il est responsable de l’hystérie de mon frère et de quelques-unes de mes jeunes sœurs » puis “Je ne crois plus à ma Neurotica”. Ainsi naquit la théorie de l’inconscient, du fantasme, ainsi naquit la psychanalyse.
Ce que nous apprend l’histoire, c’est la force avec laquelle le tabou des violences sexuelles touche tous les esprits, y compris ceux qui se réclament de la “neutralité bienveillante” constitutive de l’analyste. En opérant ce remaniement, Freud a protégé sa propre condition et sa propre famille en retournant sa culpabilité sur ses patientes. Elles deviennent, de fait, responsable de leur souffrance (le symptôme étant l’expression d’un désir inconscient refoulé). Le retournement de culpabilité est un mécanisme typique de la relation d’emprise que l’on retrouve à toutes les échelles de notre société : dans les discours parentaux “tu m’obliges à crier / m’énerver / punir / taper pour te calmer”, dans les conflits conjugaux “c’est toi qui me rend agressif·ve”, au travail “en évoquant telle situation problème, vous mettez à mal la cohésion de l’équipe”, dans les médias “ces accusations qui brisent des familles”, la justice “Il fallait venir plus tôt Madame”, partout.
Si son omniprésence questionne, sa banalisation détruit : combien de patient.e.s arrivent en thérapie amenui·es par ce qu’un.e collègue, parent·e, chef·fe, ami·e, amant·e, voisin·e, inconnu·e leur a asséné comme propos ? On multiplie les situations individuelles “ce boss est un pervers narcissique”, “ma soeur est sous emprise”, “cette relation est toxique” sans les faire résonner. Comme Freud, on continue d’échafauder des théories qui rejettent le problème à l'extérieur. A l’extérieur de l’entreprise, à l’extérieur de la cité, à l’extérieur de la famille, à l’extérieur de soi. Le mouvement n’est pas à l’écoute de la parole de l’autre mais à la protection personnelle.
La perpétuation des violences alors même que la profession souhaite le contraire parle d’elle-même : la construction même de notre être au monde est vectrice de violences. Un enfant qui naît est évalué, jaugé, comparé de la même manière que les adultes s’évaluent, se jaugent et se comparent entre elleux de manière performative. Dès la naissance, on encourage la compétition. Les enfants sont socialisés dans les interférences évaluatives de leur environnement qu’ils intègrent comme leur propre grille de référence.
Ainsi se posent les limites de l’amour de son prochain : on ne peut pas profondément souhaiter du bien à autrui en le considérant comme un critère de réussite personnelle. La construction de lien dans la compétition plonge la relation dans une interdépendance perverse : à la fois j’ai besoin d’autrui pour me définir, à la fois j’ai besoin de le dominer pour me sentir puissant·e. Je confère à l’autre un pouvoir sur moi démentiel -celui de me définir par son jugement- tout en luttant contre mon sentiment d’être à sa merci : je me positionne contre, je me défends. Mon estime se gagne sur le terrain de l’affrontement, ma sécurité n’est jamais pleine. Pour me faire une place sur le grand échiquier de la société, je construis une cartographie de mon environnement sur le modèle hiérarchique des valeurs et normes en vigueur. Je grandis avec une vision verticale du monde que je perpétue à mon échelle. J’alimente le système de domination patriarcal, racial, social, normal.
Le dispositif thérapeutique n’est pas épargné par le rapport de domination. : le/la patiente arrive au cabinet avec une demande et investit le lieu de la séance comme un catalyseur de réponse. A raison - l’objectif même du principe analytique étant d’offrir un espace où le sujet peut se déployer le plus librement possible. Pour ne pas interférer dans le cheminement de son/sa patiente, le/la psychologue se doit d’être bien au clair avec ses propres mécanismes et sa propre subjectivité. C’est ainsi que se multiplient les dispositifs d’analyse des pratiques, de supervision, d’intervision dans une visée toujours plus attentive à ne pas entraver l’espace du/de la patiente. En vain. Car nous sommes construit·es avec un système de valeurs morales inverses à notre socialisation. Notre construction dans un rapport de dépendance au regard de l’autre nous pousse à la contradiction en permanence. Le propos d’autrui nous renvoie à une évaluation de nos propres pensées et agissements. Le jugement perçu peut susciter de la culpabilité et de la honte et ainsi geler le sentiment de liberté. Le ralentissement ou la contrainte sont antinomiques avec l’exercice de la puissance dans la performance. Pour préserver son intégrité et reprendre le contrôle, le retournement de culpabilité est la voie de sortie privilégiée. L’exercice de la violence sur l’autre se fait en réponse à une crainte de déchéance personnelle. Au vu de la manière dont nous sommes socialisé·es, nous sommes toustes porteur·es de ce mécanisme de défense, nous pouvons potentiellement toustes asséner de la violence.
C’est ainsi qu’il paraît plus urgent de mettre en regard le système de valeur qui nous anime avec les violences effectives observées et d’en interroger les paradoxes que de débattre si, oui ou non, une théorie est à conserver. Il paraît caduque de militer pour la conservation de la théorie analytique ou contre les approches neuro-cognitives lorsque des voix, malgré l’épaisseur du système d’oppressions, se sont élevées pour attester de violences subies.
Se baser sur l’interdit de l’inceste alors qu’un enfant sur dix est violé dans sa famille n’a aucune vertu thérapeutique. Se référer aux théories sexuelles freudiennes hétéro-normatives tandis que les individus cherchent à vivre leur désir dans leur droit le plus fondamental n’a aucune vertu thérapeutique. Calquer le complexe d’oedipe et autres présupposés de genre à des identités qui cherchent à s’épanouir dans leur droit le plus fondamental n’a rien de thérapeutique. Préférer le fantasme et le masochisme aux données objectives que nous avons sur la réactivation et l’amnésie traumatique n’a rien de thérapeutique non plus.
Faire revivre à son/sa patiente un sentiment d’être nié·e, méprisé·e ou silencié·e dans un cadre qui se veut sécure, c’est rejouer la relation d’emprise qui confond le soin et la maltraitance. Plus que d'en faire revivre, c'est inculquer soi-même de la violence.
Nous sommes avant tout des clinicien·nes. Nous œuvrons “au chevet du/de la patiente” comme le prévaut l'étymologie. Être au chevet, auprès, à l’endroit, à l’écoute, c’est être dans un positionnement le plus horizontal possible. C'est ouvrir un espace et donner, à travers le lien, la possibilité au/à la patiente de se penser et de se ressentir au plus juste de sa vérité. Quelles que soient ses qualifications, aucun autre individu que soi ne peut définir les contours et variations de son identité. La neutralité bienveillante est aussi celle de l'humilité.
Le système des violences tombera lorsque l’altérité se vivra dans l’alliance et que la construction de soi se fera parmi les autres et non contre les autres. Le système des violences tombera lorsque la puissance sera celle de l’être et non plus de l’avoir.
Pour une construction psychique autonome et émancipée.
Pour une psychanalyse intersectionnelle.