« Un stock de 6 millions d’hectolitres d’alcool pur, soit 11 ans de stock, contre 7 ans et demi en temps normal ». Tel est le bilan dressé par Florent Morillon, président du Bureau National Interprofessionnel du Cognac (BNIC), à l’occasion d’un entretien accordé le 27 mai dernier. Les représentants de la filière ont interpellé les pouvoirs publics à de nombreuses reprises face aux inquiétudes grandissantes quant à l’avenir de ses deux marchés principaux, les États-Unis et la Chine. Cette situation a d’ailleurs conduit le président de la République, Emmanuel Macron, à s’exprimer sur le sujet lors d’une allocution télévisée le 13 mai dernier. « On est là et on va se battre jusqu’au bout », a-t-il alors assuré aux producteurs de cognac.
Une filière dédiée à l’export
Si, historiquement, la ville de Cognac a prospéré grâce au commerce du sel, le spiritueux du même nom est devenu au fil des siècles le fer de lance de son économie. Aujourd’hui, l’AOC Cognac fait vivre 4360 viticulteurs et 245 maisons de négoce. Si on pense naturellement aux grands noms comme Hennessy, Martell ou Rémy Martin, qui appartiennent respectivement aux groupes LVMH, Pernod Ricard et Rémy Cointreau, nombre de maisons sont encore de petites structures familiales. Par ailleurs, la chaîne de production fait intervenir quantité d’autres acteurs parmi lesquels pépiniéristes, tonneliers, verriers, bouchonneurs, chaudronniers, stockeurs et autres entreprises de packaging ou matériel agricole. La filière du cognac représente 70 000 emplois en France. Symbole de l’art de vivre à la française, 97 % de sa production est aujourd’hui destinée à l’export, ce dernier représentant 65 % des exportations de spiritueux français en valeur.
Une histoire marquée par les crises
Des crises, le secteur en a connu d’autres par le passé, beaucoup d’autres. Les chocs pétroliers de 1973 puis 1979, l’éclatement de la bulle immobilière au Japon dans les années 90 ou encore la crise des subprimes de 2008, pour ne citer qu’eux, sont autant d’événements ayant eu des répercussions significatives sur la filière. Chaque crise donne lieu à débats sur les orientations stratégiques prises en amont et la pertinence des mesures prises pour y faire face. Un certain nombre d’acteurs interrogés ont notamment remis en question les droits de plantation largement sollicités durant les périodes de plein essor, conduisant à une augmentation significative de la taille du vignoble. La mécanisation de l’entretien de la vigne ayant pour effet de permettre un meilleur rendement, cette augmentation soutenue du vignoble entraîne, à terme, un phénomène de surstock. En période de baisse d’activité, ces stocks doivent néanmoins être écoulés, ce qui conduit à des plans d’arrachage de vignes en vue de réduire la production. En somme, « les arbres ne montent pas au ciel », comme le résumera de manière pragmatique un ancien cadre bancaire spécialisé dans le secteur viticole. C’est dans le sillage de l’une de ces crises qu’est née la notion de « rendement annuel commercialisable ». Ce mécanisme, toujours en place aujourd’hui, a été conçu pour permettre une répartition plus équitable des profits entre viticulteurs en imposant un seuil annuel maximum autorisé. Il sert aussi de variable d’ajustement afin d’assurer un meilleur équilibre entre offre et demande.
Quoiqu’il en soit, les étapes de fabrication du cognac suivent un processus long qui nécessite d’anticiper à moyen et long terme la demande des marchés, exercice parfois délicat. Le cahier des charges de l’AOC exige que les eaux-de-vie vieillissent en fût de chêne au moins 2 ans avant de pouvoir prétendre à la mention « VS » (very special) ; vieillissement étendu à 4 ans pour le « VSOP » (very superior old pale) et 10 ans pour le « XO » (extra old). Si le business plan de la filière s’appuie notamment sur des données fournies par l’entreprise International Wine and Spirits Research, spécialisée dans les études de marché du secteur des vins et spiritueux, il n’en reste pas moins que certains paramètres sont difficilement modélisables.
À cela s’ajoute une dimension symbolique du cognac, « produit que l’on prend souvent en otage car c’est une cible facile et privilégiée », comme l’indique Jean-Marc Girardeau, ancien dirigeant des entreprises Camus et Henri Mounier. Ce dernier fait référence, notamment, à l’épisode dit de la « guerre du poulet » de 1963 entre les États-Unis et la Communauté économique européenne (CEE), au cours duquel la CEE a imposé des droits de douane sur le poulet américain, ce qui déclencha une contre-attaque similaire des États-Unis sur les spiritueux français.
Malgré tout, en dépit des tempêtes qui ont eu raison de certains, la filière a toujours su se remettre sur pieds et faire preuve de résilience. D’aucuns pourraient ainsi être tentés de considérer qu’il s’agit d’une crise de plus. Or, la situation actuelle est le résultat d’une conjonction de facteurs pouvant légitimement être source de préoccupations.
Le caractère multifactoriel de la crise actuelle
Intensification des aléas climatiques, pandémie de COVID-19, guerre entre la Russie et l’Ukraine, différends économiques sino-européens et instabilité de la politique américaine sont autant d’éléments ayant conduit la filière dans une situation préoccupante.
Si les chèques dont ont bénéficié certains ménages américains grâce à l’American Rescue Plan Act de Joe Biden ont pour partie bénéficié au cognac, la pandémie a mis un frein à l’économie mondiale.
Outre ses conséquences humaines désastreuses, l’invasion militaire de l’Ukraine lancée par Vladimir Poutine en février 2022 a entraîné quant à elle une augmentation des coûts de production, en raison de la hausse du prix de l’énergie et du verre. Une ancienne cadre de l’entreprise Verallia confirme, lors d’un entretien accordé à Cognac, que la fermeture de leur usine ukrainienne a eu pour effet de majorer les coûts de production.
Plus récemment, c’est un contentieux entre l’UE et la Chine qui a mis le feu aux poudres. Deuxième marché d’expédition du cognac en volume, la Chine est le premier en valeur. Le cognac a d’ailleurs été la première indication géographique étrangère à avoir été enregistrée dans le pays en 2009. C’est l’ouverture par la Commission européenne d’une enquête antisubventions sur les importations de véhicules électriques à batterie pour passagers originaires de Chine le 4 octobre 2023 qui est venu jeter une ombre au tableau. La Chine décide de lancer à son tour le 5 janvier 2024 une enquête antidumping sur les eaux-de-vie de vin européennes à la suite d’une demande de la China Alcoholic Drinks Association. S’en suit l’envoi de questionnaires en chinois, expédiés sur palettes auprès des maisons de négoce cognaçaises, priées de montrer patte blanche, une venue sur place de délégations chinoises puis une audition à Pékin le 18 juillet organisée par le ministère du commerce chinois. Après que les États membres de l’UE aient voté favorablement à l’institution de droits de douane supplémentaires sur les véhicules électriques chinois le 4 octobre 2024, la Chine décide sept jours plus tard d’appliquer des taxes additionnelles provisoires allant de 30,6 % à 39 % sur les importations de cognac. « Une perte de 40 % de parts de marché pour la filière », rapportera Florent Morillon. Depuis, même si le cinquantième anniversaire des relations diplomatiques entre la Chine et l’UE le 6 mai dernier a donné lieu à des déclarations de bonnes intentions de part et d’autre, la situation n’a pas évolué. Au final, ce sera « plus de trente rencontres au niveau gouvernemental sur les dix-sept mois de procédure et quatre rendez-vous à l’Élysée » pour Florent Morillon. Une procédure est également engagée au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) mais, comme le précise ce dernier, « cela va prendre des années ».
Un blocage qui perdure aujourd’hui, même si certains peuvent entrevoir des signaux d’ouverture à la faveur d’une déclaration de la porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois, Mao Ning, ayant rappelé lors d’une conférence de presse le 29 mai dernier, que « le protectionnisme ne profite à personne et est en fin de compte impopulaire ». Des négociations sont également en cours sur l’établissement d’un prix minimum d’importation du cognac en Chine, preuve que le dialogue n’est pas rompu.
En ce qui concerne les États-Unis, la situation n’y est guère plus satisfaisante. Largement plébiscité par la communauté afro-américaine, le spiritueux s’est principalement implanté Outre-Atlantique dans le milieu hip-hop grâce à la chanson Pass the Courvoisier, de Busta Rhymes et Puff Daddy, ou encore au rappeur Nas, égérie de la maison Hennessy. La marque Cognac d’Ussé, du Château Otard, a quant à elle spécifiquement été conçue pour le marché américain, cette dernière étant née d’une rencontre entre le rappeur Jay-Z et le maître de chai Michel Casavecchia. Pour autant, même si le marché américain est le premier marché d’expédition du cognac en volume, il subit aujourd’hui les récents atermoiements du président américain Donald Trump en matière de droits de douane. Des fluctuations jugées « insupportables » par Florent Morillon. Après avoir pris un premier executive order le 2 avril 2025 pour soumettre toutes les importations de l’UE à un droit de douane additionnel dit réciproque de 20 %, un second executive order a finalement été pris sept jours plus tard pour suspendre ces droits pour une durée de 90 jours. C’est donc un droit de douane additionnel de 10 % qui s’applique en l’état sur les importations de l’UE. Du moins, jusqu’à nouvel ordre.
La situation est alarmante dans la mesure où « la Chine et les États-Unis représentent 70 % du business », comme le précise le président du BNIC. Si la Commission européenne a autorisé le 8 mai dernier un dispositif français de réassurance-crédit à l’exportation vers les États-Unis au profit des exportateurs de vins et spiritueux, il ne s’agit là que d’une aide d’État temporaire courant jusqu’au 8 juillet.
Des conséquences déjà visibles
Cette conjonction de facteurs a conduit certaines entreprises à mettre en place du chômage partiel, des plans de sauvegarde de l’emploi, voire des licenciements. Les acteurs les plus importants du secteur ne sont pas épargnés, Moët Hennessy ayant annoncé, fin avril, son intention de supprimer à terme 1 200 postes. Plus récemment, c’est Pernod Ricard qui a annoncé un vaste plan de réorganisation. Pour temporiser, des mesures ont d’ores et déjà été prises, telles qu’un plan d’arrachage temporaire et volontaire des vignes ainsi que la création d’un Volume Complémentaire Cognac Individuel (VCCI) devant permettre aux viticulteurs volontaires de conserver leur rendement avec des charges moindres. Ces mesures, entérinées après validation de la modification du cahier des charges de l’AOC Cognac le 6 février dernier, ont, sans surprises, également donné lieu à discussions. « Un hectare de vigne c’est 25 000 € sur trois ans (…) encore faut-il être en capacité de replanter avant l’expiration du délai imparti », soulignera un viticulteur. Faute d’amélioration de la situation, les dernières semaines ont ainsi été le théâtre d’échauffourées entre représentants de la filière.
Un réinvestissement du marché français
Dans ce contexte, la filière opère un revirement en mettant en avant son souhait de réinvestir le marché français mais « les maisons de cognac ayant abandonné ce marché dans les années soixante (…) cela va prendre du temps à reconquérir », reconnaîtra Lilian Tessendier, président de la distillerie du même nom, au cours d’un échange accordé en mai. Meilleures perspectives financières à l’étranger, difficultés à renouveler l’image du cognac, à la fois désuète et réservée à une « élite », sont autant de raisons ayant pu être avancées par les personnes entendues pour expliquer cette absence d’adhésion. « L’image du cognac consommé par le cadre supérieur véhiculée depuis toujours » freine sa diffusion auprès des consommateurs, selon l’un des viticulteurs rencontrés dans le cadre de cette enquête. Beaucoup mentionnent également la loi Évin du 10 janvier 1991, du nom du ministre de la santé de l’époque, pour justifier l’absence de réelle stratégie de communication d’envergure, dont Amaury Firino-Martell, viticulteur et ambassadeur de la Maison Martell. Cette loi d’encadrement de la publicité relative au tabac et à l’alcool ayant fait de la France l’une des législations les plus restrictives en Europe, « il y a plus d’argent à perdre qu’à gagner » résumera une viticultrice rencontrée sur son exploitation. Pour autant, les maisons de cognac ont d’ores et déjà engagé une stratégie de reconquête, comme le précisent Éric Le Gall et Tatiana Métais, respectivement président et déléguée générale du Syndicat des Maisons de Cognac. Les maisons misent notamment sur le spiritourisme. « Aujourd’hui on a 250 000 visiteurs par an, demain on veut atteindre 1 000 000 de visiteurs par an ». Des démarches pour investir d’autres marchés, tels que l’Inde, sont également à l’œuvre mais les droits de douane de 150 % appliqués aujourd’hui rendent nécessaire la conclusion d’un accord bilatéral entre les deux pays. « Par ailleurs, il faut compter 10 ans pour développer un nouveau marché », précisera Éric Le Gall, ce qui en fait une solution inscrite dans le long terme.
Peut-être est-ce pour éviter ces répercussions en chaine que Max Cointreau invitait, dès 1985, dans son ouvrage La crise du cognac, à une « recherche systématique d’une diversification de la viticulture (…) de débouchés dans d’autres produits que le cognac ». Or, « s’il y a trente ans, la région était multiproduit (…) aujourd’hui, elle est devenue monoproduit, voire monoclient, voire parfois monomarché », comme l’indique Lilian Tessendier. Pour Jean-Sébastien Robicquet, président de l’entreprise de spiritueux Maison Villevert, rencontré en mai, « cette monoculture permet aujourd’hui au cognac de se vendre cent fois plus que [son cousin] l’armagnac ». Elle offre l’assurance d’être en capacité de répondre à une demande des marchés qui a pu suivre une croissance exponentielle certaines années. Mais quand cette même demande extérieure n’est plus au rendez-vous, « certains toussent et d’autres sont en réa », poursuivra le chef d’entreprise. Une situation qui peut être critique à tous les maillons de la chaîne et qui soulève une interrogation essentielle. Une telle économie monoproduit dépendante, exclusivement ou presque, des marchés extérieurs est-elle encore viable à l’heure où la géopolitique semble avoir délaissé l’échiquier au profit de la table de poker où tous les coups sont permis ? En tout état de cause, « le mois de juin extrêmement décisif pour la région » annoncé par Florent Morillon, a vu se poursuivre les discussions entre homologues français et chinois. Des décisions définitives sont attendues les 5 et 9 juillet prochains, respectivement de la part de la Chine et des États-Unis.