Il y a un an à peine, j’étais en Egypte. Correspondante pour Le Monde, je couvrais le retour au pouvoir de l’armée. L’institution militaire, colonne vertébrale de la nation égyptienne, n’avait jamais vraiment lâché les rênes du pays depuis la destitution de Moubarak en février 2011. En juillet 2013, les généraux sont revenus sur le devant de la scène à la faveur d’un soulèvement populaire massif contre la gouvernance du président Frère musulman Mohamed Morsi élu un an auparavant. Mon propos n’est pas ici d’aligner les arguments pour ou contre les uns et les autres. Que les Frères aient pu être une menace pour l’avenir politique du pays, nécessitant une intervention de l’armée au détriment d’un scénario électoral n’est pas la question. Et il faudrait bien plus qu’un simple papier pour y répondre.
Ce qui est certain en revanche, c’est qu’une vague de répressions tous azimuts a accompagné ce renversement politique. Au-delà d’un bilan humain bien tangible, - des morts par centaine, des arrestations par milliers, j’étais sidérée par le règne d’un discours aux ambitions totalitaires, relayé par les médias bien sûr mais également validé en filigrane par une majeure partie de la population. Du jour au lendemain, au nom de la sécurité et du patriotisme, les Egyptiens étaient sommés de choisir leur camp. Celui d’Abdel Fattah Al-Sissi, aujourd’hui président, et de l’unité nationale affichée par une écrasante majorité de la classe politique et des élites économiques et intellectuelles qui avaient le monopole de l’exposition médiatique. Ou, à l’opposé, celui des Frères musulmans, ennemis intérieurs désignés, terroristes potentiels.
Pour moi, le point de bascule a eu lieu environ trois semaines après la destitution de Morsi, où Abdel Fattah Al-Sissi a appelé les Egyptiens à descendre dans la rue non pas pour exprimer leur désaccord avec la politique des Frères, ni pour défendre l’intérêt général mais pour le soutenir dans sa lutte contre le terrorisme. Vous ne descendez pas à mes côtés, vous êtes donc contre moi. La mobilisation tournait au plébiscite. Le bénéfice du doute que l’on pouvait accorder à l’armée égyptienne jusqu’alors volait en éclats. La pluralité des opinions et les nuances de la pensée avec.
Une vision aussi simpliste des enjeux et des forces en présence a tué dans l’oeuf le débat démocratique qui avait vu le jour au lendemain de la chute de Moubarak. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, une loi anti-manifestation a été décrétée par un Premier ministre sans Parlement aux ordres de l’armée. Depuis, une loi encadre de près les actions de la société civile. Il n’y a plus de lieu pour le débat. La pluralité d’opinions est tout simplement inaudible. Il n’y a plus de place. Ni dans les médias, ni dans la rue. Les citoyens, eux-mêmes, sont devenus leurs propres censeurs. Au nom de valeurs, - un ensemble de principes qui détermine ce qu’est être un bon Egyptien, une mère a dénoncé son fils, militant au sein d’un groupe d’activistes révolutionnaires, à la police.
La peur de l’ennemi intérieur engendre la haine, qui elle-même justifie la répression et la déshumanisation de l’autre, celui qui pense autrement et aspire à un projet de société différent. Inexpérimentée que j’étais, je découvrais ce que j’avais pourtant appris dans les livres : ce cercle vicieux était en fait la base de la mise en place d’un système de pensée fasciste, où la différence, quelle qu’elle soit, est synonyme de danger à éradiquer immédiatement. Dernièrement, ce sont les homosexuels qui ont été la cible d’arrestations arbitraires. Il faut toujours un bouc-émissaire pour maintenir cette dynamique liberticide.
Depuis le 7 janvier 2015, je repense souvent à cette vague fascisante qui a déferlé sur l’Egypte. Je ne comparerai pas la situation égyptienne post-30 juin 2013 à celle que nous vivons en France aujourd’hui. Ce serait impropre. On ne peut comparer deux Etats à l’histoire, aux organisations politiques et sociales, à la pratique de la démocratie si différentes. Je remarque toutefois que dans un contexte de crispation face à un ennemi qui devient un ennemi commun, le risque de s’écarter de nos réflexes de démocrates existe.
J’ai participé aux manifestations du dimanche 11 janvier. Ce temps pour l’émotion comme ce besoin de faire corps étaient nécessaires. Cependant ils ne sont qu’une première étape d’une réflexion à engager qui nous concerne tous.
Je reste aujourd’hui mal à l’aise avec cette idée selon laquelle « nous sommes tous Charlie ». Après l’ouverture de plus d’une soixantaine de procédures judiciaires pour « apologie du terrorisme » et « menace d’actions terroristes », j’ai du mal à ne pas lire dans cette affirmation une injonction.
« Je suis Charlie » car je ne tolérerai jamais que des hommes puissent être assassinés pour leurs idées, quelques qu’elles puissent être. Mais au-delà, je ne suis plus Charlie. Je refuse d’adopter ce positionnement intellectuel binaire, Charlie et les autres, qui, inévitablement, glisse vers un discours de conservation de soi, de ses valeurs, de sa vision du monde. Je suis Charlie. Que sont alors dans ce cas ceux qui, pour un nombre incalculable de raisons, de goûts, d’héritage social, culturel, psychologique, ne sont pas Charlie ? Ils deviennent en creux les ennemis, en porte à faux avec la pensée dominante. C’est la logique de pensée que l’on voit à l’oeuvre depuis les tueries de Paris avec la dénonciation du comportement de certains enfants à l’école. Une dénonciation morale qui peut alors conduire à une répression policière et politique et à des actes de délation. La semaine dernière, j’étais convoquée avec une dizaine d’autres demandeurs d’emploi à un entretien collectif chez Pôle Emploi. Une jeune femme pestait à côté de moi. Elle avait 24 ans, une formation de secrétaire et n’avait jamais pu exercé dans cette branche-ci. Elle fustigeait le conseiller, que je trouvais passablement agaçant, paternaliste et moralisateur. « Je vais lui envoyer les frères Kouachi », a-t-elle plaisanté. Faudrait-il que je la dénonce comme certains enfants ont été dénoncés à la police pour n’avoir pas respecté la minute de silence en hommage aux morts de Charlie Hebdo ? On peut s’indigner. Pour autant, on ne peut faire l’économie d’écouter.
Affirmer sans ambages, sans précision aucune « je suis Charlie », au prétexte de se poser en défenseur de la liberté d’expression, c’est d’emblée être en contradiction avec ce droit. C’est se mettre dans le champ de la morale, de la valeur, du jugement. Je récuse le relativisme : la liberté d’expression est un droit que j’aimerais voir être universel. Mais elle ne peut être respectée ni respectable si elle s’applique dans une logique d’exclusion et dans un contexte de repli sécuritaire comme nous l’avons vu ces derniers jours en France.
Une professeure écrivait sur son blog après les tueries de Paris : « les dessinateurs de Charlie Hebdo étaient mes frères. Leurs assassins étaient mes enfants. » Les frères Kouachi avaient mon âge. J’ai grandi avec cette idée que mes parents, mes professeurs, mon entourage m’ont transmise, que je vivais dans un pays sans guerre, où la justice défendait la liberté politique et sociale de chaque individu. L’injustice existait mais la République offrait à chacun les outils, les recours juridiques et politiques pour trouver sa place et construire sa vie. Pourquoi les frères Kouachi n’ont pas cru à cela ? Pourquoi eux ne se sentaient pas concernés par la liberté d’expression qui est un concept fondateur de notre République et que plus de trois millions de citoyens ont défendu en descendant dimanche 11 janvier dans la rue ? Je crois que c’est la question qu’il faudrait se poser aujourd’hui.