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Billet de blog 29 juillet 2014

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Un tour de "la situation"

Le matin, la vieille ville de Jérusalem dort. A la période creuse, due à la chaleur et au Ramadan, s’est ajoutée la « situation ». Terme vague qui marque la différence de perception existant entre Israéliens et Palestiniens à propos du conflit actuel.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le matin, la vieille ville de Jérusalem dort. A la période creuse, due à la chaleur et au Ramadan, s’est ajoutée la « situation ». Terme vague qui marque la différence de perception existant entre Israéliens et Palestiniens à propos du conflit actuel. Pour les Palestiniens, la guerre, c’est ce qui se passe à Gaza et elle est clairement unilatérale, concentrée sur ce petit bout de terre lacéré par les bombes. Ce qu'ils vivent en ce moment, à Jérusalem, en Israël ou en Cisjordanie, n'est que « la situation », continuation d'une « situation » perpétuelle, avec ses hauts et ses bas, ses moments de tension accrue et de tension... Normale.

Côté israélien, la réalité est autre. On ne parle pas de « situation » mais bien de guerre. Ou d’« opération » si l’on veut être plus technique. La guerre n'est pas concentrée à Gaza, tout le pays est en guerre. Parce qu'une partie du pays est menacée par les roquettes, mais aussi parce que la population est concernée dans son ensemble : l’armée est intervenue, des réservistes ont été rappelés, et beaucoup connaissent des jeunes impliqués dans l’offensive sur le terrain. C’est un sentiment avant d’être une réalité.

« Vous pourrez dire que vous avez vécu la guerre en Israël ! » souligne un vieil habitant de Jérusalem. « La guerre », on l’imagine différente. Les sirènes, les attaques, la tension, cela en fait partie bien sûr, tout comme la procession de camions transportant des chars entraperçue entre Beer-Sheva et Rahat… Pourtant, Jérusalem est très épargnée, n’ayant connu que trois alertes depuis le début de l’intervention israélienne. A Tel Aviv même, les gens continuent d’aller se baigner, et au coucher du soleil la plage est investie de yogi qui effectuent leur exercices face à la mer.

Les Palestiniens hors de Gaza survivent dans la zone grise de « la situation », avec ses hauts et ses bas. Le terme est d’ailleurs employé au quotidien. Une des manières de demander des nouvelles à quelqu’un en arabe est « shu il wade’a ? », ou « quelle est la situation ? », ce qui peut être la situation de la personne interrogée, aussi bien que « la situation » générale, le contexte, la situation politique du moment, à cet endroit.

Guerre ou « situation », le sujet est sur toutes les lèvres. Gaza, les sirènes, les bombes, les morts… L’inquiétude et la colère dominent. A Beer-Sheva, dans le sud du pays, quatre étudiants israéliens déjeunent ensemble, commentant le traitement médiatique de la guerre : « En Israël, comme à l’étranger, on a l’impression que le pays entier est sous une pluie de roquettes continue et que l’on doit vivre dans les abris... En fait c’est en général deux fois par jour, à chaque fois plusieurs roquettes par contre. Bon à Sderot et Ashkelon, c’est bien plus… ». La conversation continue, examinant les avantages et inconvénients des différents abris du quartier.

Beaucoup de gens préfèrent limiter les sorties, et ne se rendent pas au travail. Les abris sont ouverts 24h/24. Un des abris qui se trouvent près de l’université, sorte de bunker souterrain, accueille les gens du quartier. Une association de défense des droits des bédouins, Dukium, y a son siège, et est responsable de maintenir l’abri ouvert en période de crise. Une famille s’y est installée pour cinq jours. Le quartier étant fait de vieux immeubles, sans pièce protégée dans les appartements comme la loi l’impose désormais, ils préfèrent rester là... L’abri se transforme donc en lieu de sociabilité temporaire, surtout depuis qu’une télévision y a été installée. Esther, une dame du quartier, passe prendre le café et discuter pendant un moment. Bien qu’elle ait peur des bénévoles Bédouins de l’association, la peur des bombes est plus forte. Elle vient quand même passer du temps là, se fait un café, raconte comment elle a commencé à fumer en arrivant au kibboutz. L’habitude est restée, seule l’envie de fumer la pousse finalement à sortir un peu. 

Un peu plus tard, la sirène se met en route. Dans la rue, les bus et les voitures s’arrêtent, les gens courent se mettre à l’abri, en général derrière un mur, du côté est, opposé à Gaza. Le pays est divisé en trente et une « zones de protection » et chaque ville a des instructions spécifiques à suivre [1]. A Beer-Sheva, les gens disposent d’une minute pour se mettre à l’abri, à Jérusalem une minute et demi, tandis qu’à Sderot, à la frontière avec Gaza, les habitants ont 15 seconde pour se cacher.

On entend des explosions sourdes au loin, certaines personnes se relèvent et repartent aussitôt, d’autres regardent leur montre, accroupis dans leur cachette, appliquant à la lettre les instructions du ministère : attendre dix minutes après la fin de la sirène. « En 10 minutes, on a le temps de chanter quatre chansons », précise le site du Commandement de l’intérieur [2].

A Jérusalem, les groupes de touristes désertent les rues étroites. Quelques-uns se réfugient dans le quartier juif ou à Jérusalem Ouest. Restent quelques groupes de pèlerins chrétiens empruntant lentement la Via Dolorosa, certains portant une croix, s’arrêtant à chaque station pour des explications ou pour entonner des cantiques.

Les assassinats récents de trois jeunes Israéliens enlevés près d’Hébron et d’un adolescent Palestinien par un groupe de jeunes juifs d’extrême-droite marquent encore les esprits. La peur de l’autre se fait plus pressante : « n’allez surtout pas dans la vieille ville ! » avertissent des habitants de Jérusalem Ouest. Le service d’escorte bat son plein : des compagnies privées (quelques 350 gardes pour 2000 juifs selon ACRI, [3] sous contrat avec le ministère du Logement, sont chargées d’assurer la sécurité des juifs de la vieille ville et des colons de Jérusalem Est. Immédiatement reconnaissables, en t-shirt et treillis, radio à la ceinture, ils accompagnent d’un pas pressé des groupes d’enfants se rendant à la yeshiva, des familles ou des individus seuls, toujours par deux, l’un ouvrant la marche et le second à l’arrière. De leur côté, certaines familles palestiniennes préfèrent garder leurs enfants à l’intérieur.

La ville est calme, pourtant, et repose en attendant les événements. A la tombée de la nuit, elle revêt ses habits de fête ; après l’iftar, repas de rupture du jeun de ramadan, la foule investit les rues décorées de lumières colorées, étoiles scintillantes ou boules à facettes. Les marchands de crêpes et de qatayef, petites crêpes sucrées emplies de fromage ou de noix et couvertes de sirop, se perdent au milieu des allées et venues vers la mosquée pour la prière du soir.

En plus de la peur due aux tensions récentes et aux affrontements intercommunautaires, l’intensification du conflit achève de décourager les touristes… Bethléem est désertée. « Mais nous attendons un grand groupe, 2000 personnes », se réjouit un vendeur de la place de la Mangeoire, devant la basilique de la Nativité. Le groupe, un pèlerinage d’étudiants organisé par la Conférence des évêques de France, vient d’être annulé sur instruction du Ministère des affaires étrangères. Un vendeur d’une boutique de souvenir avance d’un air hésitant : « avec toutes ces roquettes, les Israéliens comprennent enfin ce que l’on vit tous les jours… ». Son collègue lui jette un regard désabusé « je ne pense pas que ça marche comme ça tu sais… ».

Abu A., qui tient un café dans la via Dolorosa, dégoûté par la politique de l’Autorité Palestinienne, envisage de voter Hamas. « Ils ont raison d’envoyer ces roquettes, il faut bien qu’ils se défendent eux aussi. Accepter un cessez-le-feu ? Pour quoi faire ? On en reviendrait exactement au même point qu’à la dernière guerre, rien ne change sur place et Israël peut reprendre les bombardements quand il veut ».

Le sentiment général est plutôt favorable au Hamas, souvent plus par fatigue et dépit que par réelle conviction politique. Beaucoup de Palestiniens respectent en effet le Hamas pour son action contre Israël, sans être forcément des supporteurs de sa ligne politique générale. La frustration envers Mahmoud Abbas et son gouvernement sont palpables et alimentent cette position. L’Autorité Palestinienne et le Fatah sont dans une position délicate, coincés entre un discours nationaliste promouvant la résistance, leur opposition au Hamas et leur rôle de sous-traitant de l’armée israélienne, la police palestinienne étant souvent contrainte de se plier aux ordres reçus et de s’interposer entre manifestants palestiniens et soldats israéliens.

M., serveur d’un bar de Jérusalem, athée convaincu (et discret), sympathisant du Fatah depuis des années, admet que le Hamas a gagné son respect. « Uniquement en ce qui concerne le conflit, je ne voterai pas pour eux. Ça me fend le cœur de voir ces gens blessés par les roquettes, mais au moins ils font quelque chose. Abu Mazen est un bon politicien, mais il ne fait rien ».

Les Iphone chauffent. Les vidéos, les photos de Gaza tournent sur Facebook, les bombardements, les réfugiés, les enfants défigurés par les bombes… Le déséquilibre, la disproportion entre « la guerre » des Israéliens et celle vécue par la population de Gaza effare les Palestiniens ; cela justifie que ce qu’ils vivent, à Jérusalem, en Cisjordanie ou en Israël ne soit qu’une « situation ».

Dans le marché d’Hébron, un père fait répéter à sa petite fille « bahebb Gaza », ‘j’aime Gaza’. Non loin de là, les pierres s’entassent devant le checkpoint 56, passage entre la place de Bab al-Zawiye, au cœur de H1, la zone sous autorité palestinienne, et la rue Shuhada, ancienne artère de la ville passée sous contrôle israélien, qui cinquante mètres après le checkpoint est interdite aux Palestiniens. Le soutien à Gaza s’exprime notamment à travers les affrontements qui éclatent chaque soir à travers la Cisjordanie et à Jérusalem Est.

Les commentaires insistent sur cette disproportion, se moquant des Israéliens « qui vont se cacher à la moindre alarme » alors que les Gazaouis n’ont nulle part où aller et continuent à vivre sous les bombes : « c’est ça la différence, les gens de Gaza n’ont pas peur, ils n’ont rien à perdre. Les Israéliens ont peur » explique un habitant d’Hébron. Au centre du groupe « Jeunes contre les colonies », sur la colline de Tal Rumeida, quelques activistes se moquent du « dôme de fer » israélien, le système d’interception des roquettes déployé autour des sites sensibles, rebaptisé « dôme de papier ».

La « situation », la guerre et le quotidien se mélangent. Bombes sur Gaza, explosions sourdes des roquettes interceptées en vol ou atteignant le sol à Beer-Sheva... Tirs de gaz lacrymogènes et grenades assourdissantes après la prière du vendredi sur l’esplanade des mosquées, ou le soir après l’iftar, lors des affrontements opposant Palestiniens à la police ou à l’armée israélienne dans différents quartiers de Jérusalem Est et à travers la Cisjordanie… Mais aussi pétards envoyés par les enfants pour le Ramadan, rafale de feux d’artifice pour fêter les résultats du tawjihi, le bac palestinien, ou encore le coup de canon quotidien qui marque la rupture du jeûne. La vie continue pour le moment au rythme des explosions.

Notes :

[1] Carte des zones de protection et temps imparti à chaque zone pour se mettre à l'abri http://www.oref.org.il/1096-en/Pakar.aspx

[2] Brochure « Que dois-je faire en cas d'alerte » http://www.oref.org.il/Sip_Storage/FILES/9/2689.pdf

[3] "East Jerusalem: Jews only private security guards": http://www.acri.org.il/he/17285 [en hébreu]

[NB : Cet article a été écrit avant le 21 juillet 2014]

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