Aurore Lavigné (avatar)

Aurore Lavigné

Culture, Art, Nature, Paysage

Abonné·e de Mediapart

104 Billets

1 Éditions

Billet de blog 17 mars 2021

Aurore Lavigné (avatar)

Aurore Lavigné

Culture, Art, Nature, Paysage

Abonné·e de Mediapart

"En Syrie", il y a longtemps Kessel en a fait un récit

Le 15 mars 2021 marquait dix ans de guerre en Syrie. Des milliers de vie détruites. Des millions de gens déplacés. Des crimes de guerre et contre l'humanité. Des dirigeants impunis. Un pays en ruine. Dans la guerre des récits. j'ai réouvert à ce propos celui d'un journaliste qui a vu naître la Syrie de 1922. Kessel.

Aurore Lavigné (avatar)

Aurore Lavigné

Culture, Art, Nature, Paysage

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

" L'Allemagne ressemble à la Syrie il y a très longtemps." s'écrit cette petite fille syrienne en regardant par la fenêtre du train le paysage. Elle a fait un long voyage pour se reconstruire depuis la Syrie vers l'Allemagne. A côté d'elle sa maman, le regard lourd de larmes contenues, a une expression de déchirement sur son visage. Cette traversée fait naître des sentiments profonds en chacune d'elle. ( documentaire Arte, watani ).

Nous, nous ne concevons la Syrie que par le prisme de la guerre et de la politique. Comme si la souffrance engloutissait avec elle la mémoire d'un pays. En faisant ce voyage, cette petite fille, n'est-elle pas en train de retrouver la Syrie de son coeur, celle où jadis les ruines n'étaient pas. Au fond, en regardant ce paysage agraire et verdoyant, n'est-ce pas comme si, elle retrouvait la mémoire oubliée de la Syrie. Celle d'une terre fertile et sécurisante.

Mais a-telle réellement un jour existait cette terre fertile et sécurisante ? Cette région fertile traversée par le fleuve de l'Euphrate donnant naissance à l'unité géographique de la Syrie, du littoral méditerrannéen au désert d'Arabie, a-t-elle connu la paix ?

En ouvrant les pages du livre du journaliste Joseph Kessel - En Syrie - l'auteur nous transporte dans la Syrie au lendemain de la première guerre mondiale. L'empire colonial français et anglais ferme les portes sublimes de l'empire Ottoman précipité par sa défaite. La Syrie devient un mandat français en 1922. Ces frontières, un foyer de contestation locale. En 1925, la région montagneuse des Druses se rebelle. En 1926 Kessel, jeune reporter de guerre se rend en Syrie. Ce livre - En Syrie -rassemble six articles écrits en mai et cinq en décembre 1926. Comment j'ai bombardé Soueïda, le journaliste engagé dans l'aviation française, fasciné par ces hommes-oiseau tel qu'il les nomme, Joseph Kessel décrit comment il bombarde - du point de vue des pilotes presque parti pris héroïque- la région des Druses avec l'armée française.

Pourtant, l'absurdité de la guerre habite Kessel. Il semble pris dans un engrenage qui le dépasse lui-même. La description qui précède le bombardement des maisons druses est presque une déclaration d'amour à la Syrie. " Que Damas est belle vue ainsi ! Elle s'étire comme une longue et souple femme, les membres mollement éployés au milieu de sa gaine verte. Ses minarets, si fins, si purs, la hérissent d'une forêts sacrée."

Pourtant dans l'absurdité de la guerre, le devoir de guerre commande les coeurs même les plus sensibles. Kessel écrit : " A mes pieds, je vois les premières maisons ( de la capitale druse ), de petits jardins. Le pilote lève le bras, je tire sur les manettes. Une trombe de fumée monte de la ville, puis une autre, une troisième."

Joseph Kessel se munie de sa plume au coeur de sa mission journalistique, " pris dans les filets de l'Orient ", comme il l'écrit lui-même. Il s'évade, de sa plume, furtivement, suivant le fil de ces descriptions poétiquement volubiles sur l'Orient entre " les lignes des intrigues et des combats ", dessinant des peintures paysagistes sensuelles, dressant des portraits de protagonistes d'une belle finesse.

Une dualité entre son devoir journalistique et la plume du romancier se lit dès les premières pages du livre. " J'aime l'Orient et c'est là ma seule excuse d'en vouloir parler. Car je le connais mal. On ne va pas à lui. Il faut qu'il vienne à vous et pour cela il faut du temps. Or, j'ai passé, en deux fois, trois ou quatre semaines en Syrie. C'est tout. Et encore ai-je dû les vivre en journaliste."

Des paysages syriens magnifiés, précédant des scènes de guerre emprisent de fatalité. " J'aime l'Orient."

Mais Kessel aime-t-il la guerre ?

Une plume délicate, sensible, travaillant les mots comme un peintre, il prend sa palette de description naturaliste, les traits sont subtiles et précis. Peut-être parce qu'il a conscience que de sa plume c'est la vie qu'il peint, dans une guerre qui peut prendre la sienne.

Qu'est-ce qui fait écrire Kessel ? Des évènements puissants. Le sens de la mission journalistique avant l'amour de la contemplation, suggérée au fil du livre, ponctuant la dure réalité décrite de la guerre par des mots concis et pudique.

Ruines, ruines... la désolation fait l'unanimité des observateurs de cette Syrie de 2011. A la lecture de ce livre, je recherche à l'instar de cette petite fille syrienne dans le train, la Syrie d'il y a longtemps. Cette " contrée féconde " que décrit Kessel, à l'aune de ce conflit druse, " ce berceau des civilisations, ce lieu de passage prédestiné, dont la richesse et la beauté ont retenu, sans les mêler, tant de peuples, cette terre où pousse avec une force ardente les croyances et les hérésies, déroute et confonde."

Que sont devenus les jardins de Damas décrit par Kessel. " Les jardins de Damas, les plus beaux que je connaisse ! Ondoyants, odorants, ils enserrent s'infléchissent mollement au gré des arbres. Il semble que dans cette grande mer verte les maisons ne soient que des barques mal arrimées. Jardins de Damas, les plus beaux du monde, certes, mais les plus dangereux aussi."

Que sont devenus les fertiles paysages que Kessel rencontre dans la Goutha (jardins). " Puis surgit le Barada, le fameux torrent béni qui, dans cette région désertique, alimente de son écume la magie de l'oasis de Damas. Déjà les arbres fruitiers montrent leurs fleurs délicates, déjà s'épaississent les troncs et les feuilles, éclate l'abondance de cette terre gorgée de fraîcheur. Et jusqu'à la gare, le train avance au milieu d'un jardin."

Est-ce de ce paysage que rêve la petite fille syrienne dans le documentaire Watani ?

Comment comprendre un pays sans en connaître son histoire ? C'est de cette question que l'on doit traiter pour passer à la reconstruction d'une nation.

Comme l'a subtilement souligné Garance Le Caisne, journaliste qui a documenté les crimes contre l'humanité en Syrie : " Bashar al Assad a peut-être gagné la guerre, mais il ne doit pas gagner la guerre des récits, il ne doit pas gagner son impunité."

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’auteur n’a pas autorisé les commentaires sur ce billet