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Billet de blog 7 décembre 2017

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Parlement européen : le scandale des bureaux fantômes

Ca fait du bruit: chaque mois, les 751 députés européens reçoivent en plus de leur salaire un forfait de 4 342 € de la part du Parlement européen (PE). En principe, ce montant leur sert à louer un bureau dans leurs pays. Mais une enquête du « MEPs Project » révèle que 249 eurodéputés, dont 25 des 74 Français, n'ont pas de bureaux visibles. La Cour européenne de Justice s'en mêle.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Par Mark Lee Hunter, Delphine Reuter, Floriane Valdayron et Lauren Ricard, avec les autres journalistes du MEPs Project.

Le scandale qui a frappé plusieurs figures politiques françaises l’été dernier, suspectées d’avoir utilisé les fonds du Parlement européen pour entretenir leurs partis, pourrait être le prélude à un autre. Cette fois, il s’agit de l’enveloppe dite de l’« indemnité de frais généraux », qui compte pour plus de 40 millions d’euros annuels dans le budget du Parlement. C'est une histoire connue dans toute l'Europe, sauf la France. La voici, en exclusivité.

Tous les mois, le Parlement européen (PE) dépense plus de trois millions d’euros pour « l’indemnité de frais généraux ». Ces sommes visent à couvrir « les frais encourus dans l’État membre électeur, comme les frais de gestion du bureau du député, les frais de téléphone et postaux et l’achat, l’utilisation et la maintenance d’équipements informatiques et télématiques », selon le PE. En d’autres termes, l’indemnité de frais généraux devrait servir à financer la permanence parlementaire des eurodéputés.

Mais les membres du parlement européen (MEPs) ne sont pas tenus de justifier leur usage de cette enveloppe. Et personne ne le contrôle, puisque le PE a informé les journalistes du « MEPs Project » que les documents susceptibles d’assurer un suivi ne sont pas conservés. Le remboursement potentiel des indemnités non utilisées est facultatif, et seule une poignée de députés le font.

Conséquence ou coïncidence, presque la moitié des députés européens n’a pas de bureau dont il existe une trace publique, selon l’enquête menée par les journalistes des 28 pays de l’UE. Ces derniers ont écrit à plusieurs reprises, appelé et parfois visité 748 eurodéputés. Lorsque leurs relances restaient sans réponses, ils ont cherché les adresses – parfois introuvables – sur le web. Dans 249 cas, et pour 25 des 74 eurodéputés français, ils n’ont pas pu établir la présence d’un bureau, tel que le terme est défini par les règles du PE. Le PE ne répertorie pas les adresses éventuelles non plus.

En somme, le contribuable européen paie 4 342 € par mois pour permettre à chaque eurodéputé d’avoir une présence locale, surtout pour les « 4 semaines par an [qui sont] consacrées exclusivement au travail et à la présence du député européen dans sa circonscription », d’après le Parlement. Or, presque la moitié des eurodéputés n’a visiblement pas de permanence parlementaire dans leurs pays. Il s’agirait donc de bureaux fantômes, chèrement payés.  

Le Groupe des Verts/Alliance libre européenne en quête de transparence

La présence de locaux est parfois difficile à établir, même sur place. Guillaume Balas, eurodéputé PS, a bien un bureau à Paris, mais selon son assistant, Pierre-Yvain Arnaud : « Vu les nombreux attentats à Paris et les tensions politiques en France (permanences vandalisées), nous avons fait le choix de ne pas être visible de l'extérieur en tant que permanence. »  M. Arnaud nous a précisé dans un mail : « En deux ans, personne (à mon souvenir) n'est jamais venu de lui-même nous rencontrer malgré l'adresse sur le site, ni un citoyen (hors association/syndicats/institution...) demander un rendez-vous. » Mais nous l’avons fait, à 14 :45 d’un après-midi de semaine avant les vacances estivales. Nous n’avons trouvé que le nom de l’eurodéputé écrit sur un morceau de papier collé à une boite aux lettres. Aucun autre signe de présence, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur du bâtiment. La factrice, croisée par hasard, nous a dit avoir vu Balas, peut-être « une ou deux fois. » Nous avons frappé sur la porte indiquée par la factrice. Personne n’est venu répondre. Ni les pages jaunes et blanches, ni le site web de M. Balas ne publient le numéro de téléphone, s’il y en a un, du local. Bureau invisible, téléphone introuvable – une vraie invitation….

D’autres affirment que, lorsqu’une permanence existe de manière visible, les citoyens s’y rendent. « Il n'y a pas beaucoup de visiteurs, mais ils viennent », nous a déclaré Mireille D'Ornano, eurodéputée du Front National et une des rares élues qui nous a révélé son loyer et ses charges de bureau. « Il est important d'avoir une base. » Elle fait plutôt exception au FN, où 21 des 24 eurodéputés, le plus grand contingent des MEPs français, n’avaient pas de bureau visiblement consacré exclusivement à leur activité européenne.  

Dans toute l'Europe, sur 751 parlementaires, une minorité de 133 (soit 18% d’entre eux) nous ont révélé le montant de leur loyer de permanence. La France compte neuf de ces eurodéputés volontairement transparents. A part Mireille D’Ornano, ils comprennent Jean-Marie Cavada de Génération Citoyens, et Jérôme Lavrilleux, qui n’adhère plus à un parti politique depuis son expulsion des Républicains. Ils sont surtout constitués des six Verts, qui nous ont volontairement fourni des copies des factures liées à leurs dépenses de bureau. On peut supposer que si ces eurodéputés prônent la transparence, d’autres en seraient capables.

Au printemps, le groupe parlementaire des Verts/Alliance libre européenne a invité ses membres à conserver tous leurs justificatifs jusqu'à la fin de leur mandat. Surtout, il les a encouragés à publier régulièrement des aperçus de leurs dépenses par catégorie, ou du moins à les fournir sur demande. Ils s’y sont engagés individuellement depuis le 1er juillet dernier. Le groupe a solennellement déclaré : « Après la fin de chaque mandat, les députés des Verts… devraient rembourser toutes les indemnités de frais généraux non dépensées au Parlement européen ».

Un contrôle inexistant

Les 4 342 € mensuels pour frais généraux ne constituent qu’une des diverses enveloppes dont bénéficient les eurodéputés. Il y a par exemple le montant mensuel maximum de 24 164 €, destiné à couvrir le salaire des assistants. Rares sont ceux qui remettent les sommes non-utilisées au Parlement. Selon le PE, depuis 2010, entre 5 et 20 députés par an ont remboursé jusqu’à 600 000 €. Ce qui soulève une question de taille : le montant des enveloppes en tout genre est-il pleinement justifié ?

Le Parlement a rejeté à plusieurs reprises – le plus récemment en avril dernier – des amendements visant à rendre obligatoire la transparence des frais généraux. « Sachant que les dépenses liées au budget de l’Union européenne sont soumises à des contrôles et audits stricts, il est remarquable que les députés ne maintiennent pas les mêmes standards pour leurs propres finances », commente Wouter Wolfs, chercheur au Public Governance Institute de l’Université de Louvain, en Belgique.

Il n’est pas rare qu’un eurodéputé se serve de son domicile comme permanence. C’est le cas de Sophie Montel du FN, et de Jean Arthuis de l’UDI. Ce dernier a installé un bureau dans sa maison bien avant de briguer un mandat européen. Autre pratique : être propriétaire de sa permanence, à l’instar de Brice Hortefeux, des Républicains. Marc Joulaud et Philippe Juvin, respectivement maire LR de Sablé-Sur-Sarthe et maire LR de La Garenne-Colombes, eux, ont opté pour leur bureau municipal comme lieu de rencontre. Enfin, certains, comme Robert Rochefort du Mouvement démocrate, et le Socialiste Emmanuel Maurel, se servent des bureaux de leur parti.

Des règles floues, des sanctions rares 

Selon la réglementation du Parlement européen, les députés peuvent se louer un espace à eux-mêmes ou à leur parti politique… À certaines conditions. Selon la porte-parole du PE, Marjory Van Den Broeke, le bureau d'un parlementaire devrait être utilisé uniquement dans le cadre de l’exercice de son mandat européen. En tant que tel, il doit être séparé des autres locaux et clairement indiqué. La permanence ne peut être utilisée par d'autres personnes (sauf les assistants du MEP) ou à d'autres fins. Surtout, les indemnités d’un parlementaire ne peuvent servir à financer son parti. Ainsi, le montant du loyer payé au parti ne peut dépasser le prix du marché. 

Marjory Van Den Broeke admet cependant que le Parlement n’a aucun moyen de contrôle et ignore donc si ces conditions sont respectées : « Le fait qu’il s’agisse d’un forfait signifie que les députés européens n’ont pas besoin de rentrer de factures ou autres justificatifs. Ce qui veut aussi dire que l’administration du Parlement européen n’a d’information sur aucun des bureaux utilisés par les eurodéputés. »

Seul moyen de contrôle mis en place par le Parlement européen : l’indemnité « est réduite de moitié pour les députés qui, sans justification valable, n’assistent pas à la moitié des séances plénières d’une année parlementaire ». C’est une menace peu concrète. Même des députés relativement peu assidus, comme Jean-Luc Mélenchon, peuvent trouver des astuces pour avoir un taux de présence convenable, tout en négligeant d’autres activités parlementaires. Le fondateur de la France Insoumise fait partie de ceux qui n’ont pas de permanence visiblement dédiée à ses fonctions d’eurodéputé.  

Des frais d’équipement à des dons à des associations

Dans des cas extrêmes, les malversations présumées d’un député ou d’un parti, rapportées par un lanceur d’alerte ou par les médias, peuvent attirer l’attention de l’OLAF (Office européen de lutte antifraude). C’est ainsi que le Modem et le Front national ont été accusés d’avoir utilisé des fonds européens pour payer des emplois « fictifs » à leur service. Au Royaume-Uni, un eurodéputé de l’UKIP, moteur du Brexit, a été condamné pour avoir fraudé grossièrement sur ses dépenses « parlementaires ». L’argument que ces poursuites ciblent en priorité des eurosceptiques a été mis à mal par l’affaire du Modem.

Les parlementaires ne s’accordent pas sur la manière appropriée de dépenser l’indemnité de frais généraux. La plupart déclarent qu’elle sert à couvrir les frais d’équipement, d’abonnement Internet et téléphonique, de location, etc. Certains y glissent les dépenses de voyage de leurs visiteurs, ou des dons auprès d’associations. L’assistante d’une eurodéputée socialiste nous a dit : « On utilise aussi l’argent pour aider les autres. Par exemple il y a quelqu’un qui est décédé dans une association qu’on a suivie, eh bien, Madame [la Députée]  a pris de son argent pour aider la famille. » 

Pour le chercheur Wouter Wolfs, la situation « ne serait pas un problème si nous pouvions être sûrs qu’il y a un contrôle rigoureux au sein du Parlement. Mais comme nous le savons, ce n’est pas le cas. »

Le faible taux de vote des électeurs européens, conséquence de l’opacité du Parlement ?

Actuellement, le Parlement cherche à « répondre aux préoccupations des citoyens et regagner leur confiance », d’après les vœux de l’Italien Antonio Tajani, son Président depuis janvier 2017. Il faisait sans doute allusion à une tendance lourde : la baisse vertigineuse du taux de participation des électeurs européens depuis 1979. La France est dans la moyenne : à l’époque, il était de 60,7 %, contre 42,4 % en 2014.  

Le manque de transparence des eurodéputés est sans doute lié à cette perte. Une étude de juillet 2015 a démontré qu’à travers l’Europe, la perception de la corruption est proportionnelle au manque de confiance dans les gouvernements et institutions. Du fait de leur opacité, les parlementaires se privent des preuves de leur probité.

Un boulevard pour les anti-européens, selon Nicholas Aiossa, conseiller politique de l’ONG Transparency International EU. Ce n’est pas qu’une théorie. En mai 2015 déjà, l’un des dirigeants du mouvement Brexit, Alan Murad, fulminait à la suite du rejet, par les parlementaires, d’une énième tentative de réforme qui les aurait obligés à publier leurs dépenses des indemnités de frais généraux : « Il est temps que le grand public britannique casse la vaisselle où ces politicards europhiles trempent leurs becs, en votant de quitter l’Union ». On connaît la suite.

En réponse à nos révélations, Antonio Tajani a promis de s’y atteler. Il s’agirait de dresser, selon son porte-parole, « une liste plus précise des dépenses remboursables » de l’enveloppe des frais généraux. La question des contrôles éventuels, par contre, reste en suspens. Pour Nicholas Aiossa : « Ici, nous voyons un problème à la fois symbolique et simple, qui pourrait être résolue presque immédiatement ».

Le Parlement et certains eurodéputés se sont défendus en argumentant que contrôler ces dépenses coûterait trop cher et représenterait une charge de travail trop importante. Au Finlande, un inspecteur des Finances qui assistait par hasard à une telle conversation a exclamé : « Mais n’importe quel chef d’entreprise en fait autant ! » Il est vrai qu’il s’agit, là, de l’argent privé…

La Cour européenne de Justice a entendu les arguments oraux du MEPs Project et l’EP sur cette question lors d’une séance ouverte au public le 19 octobre. Notons que cinq juges étaient présents, alors qu’ils ne sont typiquement que trois. Signe que la question de l’argent des eurodéputés commence à êtré pris très au sérieux.

Qui sommes-nous ?

L’initiative du « MEPs Project » a été lancée en juin 2015, lorsque des journalistes de tous les Etats membres de l’UE se sont regroupés pour envoyer une demande d’accès aux documents détenus par le Parlement européen. Nous sommes tous contribuables dans nos pays. Notre requête visait à définir comment, quand et dans quel cadre, les eurodéputés justifient l’usage det leurs indemnités. Après que le Parlement a décliné à deux reprises de fournir ces documents, en précisant que les justificatifs n’étaient pas disponibles, les journalistes ont déposé 28 plaintes (une par Etat membre) auprès de la Cour de justice de l’UE. Pour plus d’informations sur notre projet, cliquez ici.

Selon le Parlement européen, pour l’année 2014, 1,75 milliard d’euros (27% de son budget annuel) ont été dédiés aux dépenses des eurodéputés, soit 474 millions d’euros par mois. Elles comprennent leur salaire, leurs frais de voyage, de bureau, ainsi que le salaire de leurs assistants. Nous pensons que les citoyens européens ont le droit de savoir comment près d’un demi-milliard d’euros, payé par leurs taxes, a été dépensé tous les mois.

Le porte-parole de l’UKIP nous a dit qu’il recommanderait aux eurodéputés de ne pas nous répondre, nous appelant « un projet sponsorisé par l’UE ». Faux. Le MEPs Project a reçu un soutien du Fonds européen pour le journalisme d’investigation pour financer le travail des freelances. Nous n’avons pas d’autre source de financement, si ce n’est les salaires de certains de nos membres, qui travaillent au sein de médias européens. Actuellement, 49 journalistes contribuent au projet. La journaliste qui a lancé le projet, Anuska Delic, vient d'être  nommée parmi les 28 européens les plus influents par Politico.

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