Mark Lee Hunter n'est pas un ami. Nous nous sommes rencontrés trois fois, plus quelques autres sur les réseaux sociaux, au détour d'un événement professionnel ou de l'un de nos engagements, ce qui est bien insuffisant pour entretenir l'amitié. Disons que je l'apprécie, le bonhomme et ce qu'il fait, et que j'espère que c'est réciproque. Lui est journaliste, prof, écrivain, un Américain à Paris à l'accent délicieux. Il est proche de l'International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), qui fait régulièrement exploser ses bombes dans les médias du monde entier sous les pieds des politiciens corrompu, des banquiers véreux et des vendeurs de canons – on en a quelques-uns chez nous. A un moment, je m'étais dit que L'Express pourrait en être, on avait discuté. Ca ne s'est pas fait, nous avons continué à discuter, de loin en loin.
Il y a quelques années, Mark a quitté Paris, s'est installé à la campagne, l'a un peu fait savoir, je l'ai noté sans y prêter plus attention. J'ai appris le pourquoi de son exil tout récemment, quand il m'a envoyé son livre, écrit à six mains avec Angèle Delbecq et Jean-Louis Touraine. Pour Sophie et tous les autres est un triptyque dont chaque panneau est une vue différente d'un même sujet : la possibilité de mourir comme on le souhaite. La Sophie du titre, c'est sa femme, à Mark. C'était sa femme. Sophie Julien, morte en 2021 d'une sclérose latérale amyotrophique, "la pire des maladies selon certains", écrit-il, si tant est qu'on puisse décemment établir une hiérarchie en la matière. On la connaît mieux sous son nom commun, la maladie de Charcot. Mark la présente ainsi : les nerfs pourrissent, les muscles s'atrophient, le cerveau tourne normalement, les malades sont enfermés vivants dans un corps qui, à la fin, ne répond plus. Mark a vu Sophie fondre, littéralement. Jour après jour. Il l'a vue disparaître. Et il l'a vue souffrir, à un point que je ne peux même pas imaginer. Il l'aimait, il l'a aidée comme il a pu, a déménagé, perdu le sommeil, l'appétit, l'espoir, jusqu'aux larmes, il avait décidé que Sophie ne le verrait pas pleurer. Et puis il l'a perdue, elle.
Tout ça, il le raconte, d'une écriture sèche, précise et factuelle qui ne m'a pas empêché, moi, d'avoir les yeux mouillés. S'il a fait ça, c'est pour une raison, qui est la raison d'être et le sous-titre du livre : plaider pour ce droit de choisir sa mort qu'on ne leur a pas accordé. Parce que la France s'y entend, quand elle veut, pour ajouter du malheur au malheur. Avec sa timide loi sur la fin de vie, dont on ne pourra plus me dire, après ce livre, qu'elle est humaine et adaptée. Avec son système de santé, déséquilibré, injuste, hypocrite, qui prône l'accompagnement, le soulagement chimique, les soins palliatifs, mais ne s'en donne pas les moyens. Pire : qui créé de l'inégalité entre les régions, les villes et les campagnes, les souffrances elles-mêmes, et donc les malades. Avec ses gouvernants, passés et présents, qui devraient nous montrer le chemin mais sont à la remorque, par peur d'on ne sait quoi, sûrement pas de l'opinion, qui est largement favorable à ce que ça change, tout ça. Je dis on ne sait quoi, mais Mark et ses co-auteurs savent bien, eux. Ils l'écrivent, en toutes lettres. Ils accusent, désignent, démasquent ces groupes de pression à l'activité hystérique qui font passer leur combat idéologique, leur foi, leur égoïsme avant la compassion. A cet instant, on passe de la peine à la colère – pas Mark, qui fait preuve à leur égard d'une remarquable bienveillance, se met à leur place, leur trouve des excuses, des raisons. A sa place, je ne pourrais pas. A la mienne, je ne peux pas. Qu'au nom de Dieu, de la famille, de la patrie, de la tradition, des états d'âme du capitaine, on s'occupe de ce qui se passe dans la chambre du voisin, souvent de la voisine d'ailleurs, chambre à coucher comme funéraire, qu'on veuille régenter le corps de l'autre, son sexe ou sa mort, alors que ça ne regarde que lui, sans rien gêner d'autre que des principes, ça me rend dingue. Peu importe. Mark a trop d'empathie en lui, trop de tristesse aussi, pour céder à la rage.
Ces groupes, c'est donc Angèle Delbecq et Jean-Louis Touraine qui leur règlent leur compte. Chacun à sa manière. Elle, la journaliste, enquête, comme le lui a appris Mark, dont elle a été l'élève, scrupuleusement, minutieusement, elle tire les fils, fait les rapprochements, cartographie une galaxie où cohabitent les opposants à l'avortement, au mariage pour tous et aux vaccins, les trumpistes, les zemmouristes, les fous de Dieu, les complotistes, Fox News et Valeurs actuelles, Christine Boutin et Marion Maréchal. Lui, l'ancien député et professeur de médecine, parle législatif et politique, et rappelle que "comme dans le cas de l'IVG, il ne s'agit pas d'une question principalement médicale, même si l'aide d'un médecin est requise, mais d'une question individuelle, personnelle, en même temps que de la conquête d'un droit nouveau". Jean-Louis Touraine dit plus loin comprendre qu'à titre privé certains soignants, minoritaires, refusent d'aider leurs patients à mourir, mais que ce n'est pas le sujet. La fin de vie est affaire collective et c'est au collectif de prendre la décision et de l'appliquer. Le collectif est prêt, toutes les enquêtes le montrent. Quand vous aurez lu Mark, Angèle et Jean-Louis, ce que je ne saurais trop vous encourager à faire, vous vous demanderez comme moi combien il faudra encore de Sophie, de douleur insondable, de voyages en Belgique, de Conventions citoyennes pour que la France fasse enfin preuve de cette humanité dont elle se gargarise. Pour Mark et Sophie, ce sera trop tard.