Martial Gottraux

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Billet de blog 2 août 2011

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le virage de trop

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

LE VIRAGEDE TROP: Un petit texte en solidarité avec les victimes des sportifs frénétiques.

Elleahanait. Chaque mouvement, droite, gauche, droite, gauche, comme un douloureuxmétronome torturant ses cuisses. Ses mollets. L’ensemble de ses muscles tendusvers l’effort, mangés par l’effort. Mais le pire, c’était la sueur. Acide,salée, comme une marée dans ses yeux, cela pique, elle tentait de s’essuyer enpassant le manchon attaché à son poignet sur son visage, mais en vain. Alors, àdemi aveuglée, elle se mit à tituber jusqu’à ce qu’une embardée plus fortel’oblige à mettre pied à terre.

- Maisqu’est-ce que tu fous ?

La voixétait aigre, au dessus, à cent mètres.

- Suisclaquée, j’en peux plus, j’ai plein de sueur dans les yeux, faut qu’onarrête !

- Arrêter ?Et puis quoi encore ! On a pris une pause il y a moins d’une heure. Et enplus tu me fous ma moyenne en l’air ! Allez ! Tu t’essuie les yeux eton y va ! Je t’attends.

Elles’était passée un mouchoir sur les yeux, avait lampé un peu de thé au citron,chauffé par le soleil de la montagne. Elle tentait de reprendre sa respiration,poumons brûlants, bouche sèche, elle sentait les gerçures fendre ses lèvres.

Elle repritl’ascencion du col. Le col du Saint Bernard. Ils étaient partis d’Aoste, bienplus bas maintenant où ils avaient pris le repas de midi. Et ils rentraient.Encore 100 kilomètres.

Elle étaitprès de lui, maintenant. Il pédalait, ostensiblement nonchalant, alors qu’ellemettait ses dernières forces à le suivre. Tout le poids à gauche, tout le poidsà droite, respirer, surtout respirer. Et puis il y avait l’odeur. L’odeur deSébastien. Son mari. « sa transpi, c’est une odeur de pisse vinaigrée,elle pensait. » Elle se souvenait. Elle anticipait : « De retourchez nous il voudra me sauter, c’est sûr ! Sans même être passé à ladouche ! La dernière fois, il m’avait même dit : « A quoi bon sedoucher, la baise me fait transpirer, je vais tout de même pas me doucher àcinq minutes d’intervalle, non ? » « Cinq minutes, oui, cinqminutes », se disait-elle. Maintenant ses larmes se mêlaient à la sueur.« moins salées les larmes , pleure, Henriette, pleure ! »criait-elle. En dedans. Pour elle-même.

Elle avaitperdu pied. Il était au moins cent mètres plus haut. Au moins, maintenant, ellene sentait plus sa puanteur. Encore un kilomètre et ils seraient au sommet ducol.

Ils étaientassis, sur la terrasse, au sommet.

- Bon,on s’arrête dix minutes avant la descente et on boit quelque chose. déclara-t-il. Je prends une bière et je tecommande une eau minérale.

- Tusais, moi aussi j’aurais envie d’une bière. Une mini bière, bien sûr, maisj’aurais envie, tu sais !

- T’asdéjà plus de jambes ! Je passe mon temps à t’attendre ! C’est que jem’emmerde moi, réalise ! Je boirais bien un litre de pinard que j’iraisencore trois fois plus vite que toi !

Elle eutpour lui un intense regard. Très intense. Si intense qu’elle ferma les yeux.

- Excuse-moi,dit-elle, il faut que j’aille aux toilettes.

Quelquesminutes plus tard, ils dévalaient la pente, en direction de la plaine du Rhône,lui devant, prenant de l’avance, têterentrée sur les guidons, elle ne le voyait plus. Et puis il y eut ce cri, cehurlement, quelques secondes et puis rien. « Rien » pensa-t-elle.

Lecommissaire Héritier arborait sa tête habituelle. Celle d’un quinquagénaire quin’avait pas inventé la poudre et qui s’y était habitué. C’est peut-être laraison pour laquelle ses rides peinaient à dissimuler un éternel et désabusésourire. Il faisait face à l’inspecteur Fragnières, un noireaud qui, lui,semblait avoir inventé la poudre sans cependant se souvenir où il l’avaitrangée. En un mot : un complexé intelligent.

- Bon,Fragnières, c’est assez clair, non ? On retrouve ce Sébastien Germanierdans les éboulis, complètement épéclé, fracture du crâne ouverte, son vélo ouce qu’il en reste un peu plus loin. On inspecte les lieux, on rebouille un peupartout, on examine le vélo. Et là, la surprise : le câble du frein avantsectionné. Net ! En plus, on apprend que ce Sébastien ne s’entendait pastrop bien avec sa femme. A mon avis, c’est clair comme un verre de fendant :C’est la femme qui a sectionné le câble pour qu’il se casse la gueule,non ?

- Bin,monsieur le commissaire, comme vous dites, c’est clair comme du jus de roche,monsieur le commissaire. Je dis comme vous dites, c’est clair ! Etd’autant plus que nous savons qu’elle s’est absentée durant quelque minutes dela guinguette, au dessus du col : elle avait largement le temps desectionner le câble.

- Bon,bin, je l’ai convoquée, cette femme. Henriette, elle s’appelle. M’est avisqu’elle crachera le morceau rapidement !

Henrietteétait entrée, accompagnée d’un homme, la cinquantaine, un peu voûté, l’œilmorne, mal rasé, disons une sorte de « Rom », pour simplifier. Lecommissaire était surpris : « Cette épave, c’est quoi ? Sonavocat ? Bin mon vieux, il est flétri le type ! »

Ils se présentèrentet le commissaire Héritier prit la parole :

- Jevous ai rappelé vos droits, madame Germanier, mais je tiens à vous prévenir dufait que tout faux témoignage pourrait être retenu contre vous. Il résulte denotre enquête que votre mari est décédé non pas d’une chute accidentelle, maisprovoquée par la rupture du câble du frein avant de sa bicyclette. Et ilrésulte aussi de la dite enquête que vous seule avez eu la possibilitématérielle ainsi que les mobiles d’assassiner votre mari. Qu’avez-vous àdire ?

Ce fut l’avocat, maître Anton Schweizer, quiprit la parole.

- Monsieurle commissaire, nous avons pris bonne note de vos observations et desconclusions que vous en tirez. Mais ces dernières ne peuvent découler des faitsque vous avez établis. A supposer en effet que le câble du vélo de monsieurGermanier ait été sectionné, et ce au haut du col du St-Bernard, comme vous leprétendez, alors il reste à établir pourquoi ce monsieur serait sorti de laroute non pas au premier, mais au troisième virage du col. Les deux précédentsvirages l’obligeaient en effet à freiner sur la roue avant, et ce d’autant plusqu’il roulait à vive allure. Or si le câble avait été sectionné, c’est donc aupremier virage qu’il serait sorti de la route. Il tombe sous le sens que macliente ne saurait avoir eu la possibilité matérielle de sectionner le câble enpleine descente, alors qu’elle se trouvait à quelques centaines de mètres deson feu mari et peinait elle-même à suivre le ryhme imposé par son ex conjoint.J’en conclu à l’impossibilité matérielle d’avoir commis ce présumé crime et, enl’état, j’estime que ce dossier ne peut être transmis au procureur.

Le silencefut épais. Très épais, même. Le commissaire, après avoir capté le regardconsterné de l’inspecteur Fragnières, se leva, annonça qu’un complémentd’enquête serait ordonné et raccompagna madame Henriette et son conseillerjusqu’à la porte. Anton Schweizer avait retrouvé cet œil morne dont lecommissaire savait maintenant que c’était la tanière du loup.

Ils se faisaientface, silencieux, sachant chacun que l’autre attendait que l’autre prenne laparole. « Parle moi, j’ai des choses à te dire ! » comme disaitun célèbre escroc. Une règle à ce point idiote qu’elle ne peut être rompue quepar ce que les snobs appellent « une rupture épistémologique ». Dansce cas, c’est le commissaire qui frappa violemment son bureau du plat de lamain, sans avoir remarqué qu’une punaise orpheline et tête en l’air se trouvaitsur la trajectoire de la paume policière.

Héritierpoussa un cri de désespoir et de douleur sur le sens duquel l’inspecteur Fragnièresse méprit.

- Oui,vous avez raison commissaire, nous sommes cocus. Il a raison, cet avocaillon.Idiot que je suis de ne pas y avoir pensé plus tôt. Elle a un alibi, Henriette,le plus étrange et imparable que j’ai jamais connu : Elle ne pouvaitsectionner le câble. Elle est disculpée.

- Maisalors qui ? Comment ? grimaça le commissaire en expulsant la punaisede sa paume meurtrie.

- Voyez-vouscommissaire, j’ai une idée. Jusqu’ici, nous avons toujours raisonné comme si cecâble avait été sectionné avant la descente du col. Et s’il l’avait étéaprès ? Après la chute, après l’accident ou, si vous préférez, après lecrime ?

- Maiscomment ? Pourquoi ? Et alors qu’est-ce qui aurait provoqué lachute ? Fragnières, je vous l’ai dit cent fois ! Le fendant vousmonte à la tête ! Et vous fumez trop, en plus !

Jean PierreFragnières détourna les yeux, ce que font toujours les timides lorsqu’ilssavent qu’ils ont raison. Il composa un numéro sur son portable.

- Cancellara ?C’est moi ! Jean Pierre Fragnières. Dis-moi ? C’est pour une enquêtesur un assassinat : Est-il possible de trafiquer un vélo de façon qu’ilsorte de la route dans un virage, en descente, mais attention ! pas lepremier, ni le deuxième, mais les suivants ? Toi qui es champion du monde,tu devrais le savoir non ?....Non…Je t’accuse pas de l’avoir fait, biensûr !....Ah…Mais bien sûr !....Imbécile que je suis de ne pas y avoirpensé…Merci mec ! Bon tour de France !

Lecommissaire attendait. Fragnières avait reposé le combiné avec une cruellelenteur.

- Bon,bin, commissaire, je crois que nous tenons l’explication. Les pneus. Si, ausommet du col, Henriette avait dévissé légèrement la valve de gonflage du pneuavant, très légèrement, l’air se serait progressivement échappé. Pas deproblème en ligne droite, ni même aux premiers virages. Jusqu’au moment où lapression du pneu devient si faible qu’elle est insuffisante à faire tenir lepneu sur ses jantes. Dans ce cas, le pneu sort des jantes, le boyau éclate surle bitume et le vélo continue en ligne droite. C’est arrivé au tour de France,l’année dernière, il y a eu enquête mais la police n’a jamais pu établirpourquoi le pneu avant du coureur belge, Gilles Troufiquet, avait déjanté. Uncoureur qui s’est reconverti dans l’agriculture biologique, il paraît.

Lecommissaire était halluciné :

- Maisalors, Fragnières, nous la tenons ! Il suffit d’établir que la valve dupneu était dévissée et que le pneu avant était sorti de ses jantes ! Oui,je comprends ! Son mari chute dans le ravin, elle s’arrête, se précipitevers l’accidenté, vérifie qu’il est décédé, l’aide même peut-être en lui tapantsur la tête avec une pierre puis sectionne le câble du frein avant. C’est cegeste même qui lui crée un alibi alors qu’en fait elle a tué son mari avec uneautre technique ! Ensuite elle nous appelle avec son portable. Il fallaitbien qu’elle fasse quelque chose : Elle ne pouvait attendre que lafatalité ordonne que son mari se casse la gueule. Elle nous a eu, Fragnières.Cette fois ci, elle ne nous échappera pas !

L’inspecteurFragnières détourna la tête, presque de 180 degrés. C’est que ce qu’il avait àdire était cruel, trop cruel à dire pour un être intelligent, mais complexé.

- Vousavez raison commissaire, comme toujours du reste. Seulement il y a unproblème : Avez vous vu le vélo ou ce qu’il en reste : les rouesavant et arrière sont voilées, les pneus déjantés. Quant aux valves, arrière etavant, elles sont faussées. Impossible de démontrer que cela n’est pas du àl’accident. Du reste, en nous attendant, après nous avoir prévenu avec sonportable, Henriette avait tout le temps de parfaire son travail, par exemple endétruisant les deux valves avant et arrière avec une pierre. Comment prouver lecontraire ? Et elle se devait de suggérer un assassinat, sachantparfaitement que jamais son mari n’aurait chuté dans un tel virage. Seulementil fallait alors qeue ce crime débouche sur un non lieu. Voyez-vous, monsieur le commissaire, nous noustrouvons devant…

- Devantle crime parfait ! conclut le commissaire.

A nouveauils se regardèrent. Déconcerté, Fragnières observa le sourire du commissaire,trop élargi pour les circonstances. Puis il comprit, lui aussi. Et il sourit àson tour. « Souris moi, j’ai des choses à te sourire » aurait ditl’idiot. Ils se quittèrent sans un mot.

Elle avaithésité. Puis fini par dire oui. A bord de leur Triumph Spitfire décapotable,grimpant le col du Saint Bernard, ils jubilaient de leur amour, confondu avecla caresse de la brise tiède. Ils seraient bientôt à Aoste, ses restaurantsfabuleux, ses boutiques généreuses. Elle était heureuse. A l’odeur du thymsauvage se mêlait celle de sable chaud de son nouvel amour. Elle se laissaaller à déposer sa tête contre sonépaule.

- Faisattention ! dit-il. Tu me troubles et il faudrait pas que je rate unvirage !

- Tuas raison dit-elle, songeuse.

Ilsattendirent Aoste.

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