JE SUIS VIEUX
Oui, vieux. Oh certes ! Je savais que cela allait arriver un jour. J’avais même éprouvé, avec une surprise consternée, les premiers symptômes de l’horrible chose. Les femmes, par exemple, qui, nous croisant mon fils et moi,ne regardaient que lui. Ce gosse malapri, ensuite, qui eut l’infâme impolitesse de me proposer sa place assise dans un bus. Ma coiffeuse, encore, qui me répond« je ferai mon possible ! » lorsque je lui suggère, en début deséance, de me rafistoler de son mieux.
Signes annonciateurs. Et puis, il y a quelques jours, LE signe, LA preuve, irréfutable, dramatique, définitive. La jeunesse du petit village que j’habite m’invite à la « Rencontre des aînés de find’année ». Avec apéritif, repas puis, comble de l’horreur, chants d’enfants et arrivée de St-Nicolas. Moi, Akayoshii, sain de corps, certes retraité, mais vert comme un chêne, moi, me considérer comme un vieux, un rabougri, un de ces types qui devrait s’émouvoir face aux piaillées d’enfants mal élevés. J’ai naturellement froissé ce papillon et je l’ai jeté au feu. Nonmais…
Ils sont têtus ces enfoirés de jeunes. Une voix flûtée au téléphone, un peu comme une hôtesse de l’air, Audray Rime elle s’appelle, « Monsieur, vous venez, n’est-ce pas, à la rencontre des aînés, j’aimerais faire votre connaissance… » Je lui réponds que je suis trop jeune pour être vieux, que je marche deux heures par jour, que…Mais rien n’yfait. Elle insiste, elle se fait enjôleuse, en plus, derrière moi, mon épouse,traîtresse, pouffe de rire. Bref, je suis objet d’ignobles pressions, je cède.
Et la date fatidique se rapproche. J’y songe avec effroi. J’envisage de demander l’asile politique en Mongolie Extérieure, je songe à écrire à un maire de ma connaissance qui saura me cacher dans son moulin. Stratégies du désespoir. A la maison, tout le monde m’appelle le vieux,le cacochyme, on me fait sentir que ma demeure est désormais un home pour personnes âgées, on rit, on plaisante, bref, je suis stigmatisé, oui, stigmatisé et exclu de moi-même.
Bon. Je suis bien obligé d’y aller. Je meprésente à la salle communale. Une donzelle m’accueille d’un sourire style magazine TV : Audray. Il y a là une ribambelle de jouvencelles sexy et de jouvenceaux aguerris. Un bouquet, un paquet de fraîcheur. Et, plus loin,agglutinés, un verre à la main, crachotants pour certains, courbés pour d’autres, les vieilles et les vieux. Je sais que je dois choisir mon camp.Enfin…il est choisi pour moi. Déjà des vieux s’approchent, me saluent, demandent des nouvelles de mes chiens et de ma santé. Mes chiens, passe encore, mais ma santé ! Qu’est-ce que cela peut bien leur faire, ma santé, d’abord ? Eux, cela ne semble pas les gêner. Il y en a un, ventre gigantesque, qui se plaint du fait que sa tension peut monter jusqu’à 240. Une petite dont la conjonctivite allume des larmes qui lui coulent sur les joues et qu’elle éponge ponctuellement avec un mouchoir. Une autre qui me parle d’un Dominique qui lui a donné bien des soucis,comme si je pouvais savoir qui est Dominique, d’abord. Un Alzeimer quim’appelle Guy, non mais…et bien d’autres. Il faut s’asseoir.
Je m’installe au hasard et je fais connaissance avec les vieux. Les autres vieux, donc, car ils me communiquent qu’ils m’acceptent, les bougres, que je fais partie de leur clan, que cela se voit que ma date de péremption est dépassée depuis longtemps, confrérie de déchets, jeme dis, je suis un déchet, je bois un coup. A ma droite, un vieux tout rouge,cramoisi, sculpté dans une courge, on dirait. Il me parle de sa scolarité, il ya 60 ans, les tortures infligées par les enseignants, là, je compatis, j’ai vécu les mêmes, le supplice de la bûche sur laquelle s’agenouiller, celui des dictionnaires à supporter, bras tendus, et autres joyeusetés pédagogiques.Solidarités des vieux. Nous sommes les harkis du système scolaire helvétique ! Santé ! En face de moi une petite vieille à tête de moineau, frêle, et dont quelques mots lui sortent du bec, timide elle est, des mots feutrés, courts, rapides. J’apprends avec effarement que cette dame qui doit peser au plus 50 kilos et dont le ventre est visiblement plat (je l’ai vu car elle s’est levée pour aller aux toilettes) a eu 13 enfants ! Je n’en crois pas mes yeux. Là, je dois dire, une forme de respect m’effleure la conscience. Sur sa droite une dame qui ressemble vaguement à la reine Elisabeth2, en moins gourde, un sourire gouailleur sur les lèvres, elle raconte ses exploits, elle vide son sac, pêle mêle, tout y passe dans le désordre, enfants, cuisine, amour, religion, sport, chiens, chats, sa vie présentée comme un millefeuille dont il faut mordre toutes les couches à la fois. A ma gauche, une femme en forme d’amphore, non, d’outre, énorme, adipeuse, presque gluante, transpirante, avec un rire grêle qui secoue ses boudins de graisse, sous le menton. Je comprends vite l’origine de sa corporalité. Elle boit comme un trou,c’est impressionnant, elle remplit son verre et le vide d’un coup, puis elle pousse comme un soupir, un râle, en fait, et elle se sert à nouveau. En deux heures elle aura éclusé quasiment deux litres de pinard à elle toute seule. Et en plus elle s’absente toutes les 10 minutes pour fumer sa clope. J’apprendsqu’elle a 65 ans. Elle en paraît 10 à 15 de plus.
Bon, nous mangeons : jambon, saucisson, lard,gratin et haricots, le menu diététique, vraiment, ils auraient voulu nous tuer, ces jeunes, ils n’auraient pas fait autrement. Des jeunes dont la gentillesse est révoltante.
Passe ensuite le curé, tête blanche penchée,c’est étonnant ces ecclésiastiques, on dirait qu’ils ont tous des problèmes avec leurs cervicales !
Il arrive à ma hauteur et me demande mon nom. Je le lui donne sans exiger de reçu ce qui me vaut un regard inquisiteur etcharbonneux. Puis il s’exclame face à Elisabeth 2 et fait mine de vouloir lui faire la bise. Son geste à peine esquissé, il se relève, minaude, et affirme qu’il n’embrassera pas Elisabeth car cela ferait des jalouses ! Hypocrite homme noir ! Je ne me retiens pas et lui rappelle les paroles de la chanson de Brassens : « Embrasse les toutes, Dieu reconnaîtra la sienne » Le saint homme me répond qu’il est un peu dur d’oreille et qu’il a bien compris que je parlais d’embrasser, mais pas le reste…Hypocrite, je vous dis…
Mon sentiment de solitude grandit brusquement,m’envahit, m’affole : un essaim d’enfants hurleurs sont entrés dans la salle, sous les yeux attendris de leurs parents, ils courent, crient, se chamaillent, se précipitent sur les biscuits, mandarines et en cinq minutes leurs doigts sont poisseux de sirop renversé. Paraît, selon Audrey, que les enfants adorent les personnes âgées. Tu parles ! Il n’y a que les porteurs d’appareils accoustiques qui peuvent au moins les débrancher. Là, je ne peuxplus. Et d’autant plus que le rire hystérique et strident de ma voisine alcoolique se mêle aux hurlements des enfants. Et ce fameux Saint Nicolas qui n’arrive pas.
Non, je n’en peux plus. J’explique que mes chiens sont enfermés et que, si je ne les sort pas, ils risquent de faire leurs besoins dans mon appartement. Expression horrifiée sur certains visages :une merde sur le tapis, non mais, mais oui, il vous faut seulement rentrer,monsieur Akayoshii.
Je salue tout le monde et, à la surprise générale, je dépose un chaste baiser sur la joue d’Elisabeth 2. Encore une que le curé n’aura pas.
Qu’il est bon, rentré chez soi, de respirer le silence et d'écrire.
Le vieux.