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Billet de blog 14 novembre 2025

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Le Rassemblement National : un parti de gouvernement ?

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La question de la dette ou la stratégie opportuniste du Front national pour se constituer en tant que parti de gouvernement

Cette dette. Cette fichue dette. Pourquoi nous en a-t-on tant rabâché les oreilles au point d’en faire l’un des points cardinaux de survie de notre République ?
Certes, la France emprunte davantage que la Grèce, sa dette est colossale, et il convient d’y apporter des réponses structurelles. Mais parmi les formations politiques ayant proposé des solutions présentées comme décisives, le Front national occupe une place centrale. J’utilise délibérément le terme de « Front » et non celui de « Rassemblement national », car ce n’est pas en modifiant l’étiquette qu’on en transforme l’essence politique [1].

En réalité, le Front national, en se revendiquant comme le parti capable de sauver la France, poursuit un objectif bien plus stratégique : exploiter la crise pour instaurer une situation d’instabilité, car, comme l’ont montré Weber et Arendt, ce sont dans les contextes de désordre que les mouvements extrêmes prospèrent [2]. Cela éclaire la séquence institutionnelle que nous venons de traverser : l’une des plus graves sous la Vᵉ République.

Dès lors, pourquoi la dette, omniprésente il y a encore un mois, a-t-elle quasiment disparu du débat public ? Tout simplement parce que la tension politique s’est apaisée avec la tenue du Gouvernement Lecornu II. Lorsque la crise s’éteint, l’instrumentalisation d’un thème cesse mécaniquement.

Citoyens, il importe de ne pas se laisser abuser : le FN apporte de fausses réponses — pour reprendre la formule de Laurent Fabius — à de véritables questions [3].

Dans ces conditions, il s’agit d’examiner ce que propose réellement le FN pour « rembourser » la dette en s’illusionnant lui-même (I), de démontrer que ces mesures ne sont en rien salvatrices et peuvent, au contraire, aggraver la situation (II), ce qui révèle une stratégie plus profonde : la construction d’une pseudo-crédibilité de gouvernement (III).

I – Des propositions budgétaires de sortie de crise excessivement optimistes

Dans le contexte financier actuel, marqué par un niveau de dette et de déficit publics élevé, les propositions du FN apparaissent déconcertantes. Le parti affirme que la France doit « rembourser sa dette » pour restaurer sa souveraineté. L’intention semble noble.
Mais aucun pays de l’OCDE ne rembourse véritablement sa dette [4] : le ratio moyen dette/PIB s’y établit autour de 110,5 % [5]. Les États modernes financent leurs dépenses en émettant continuellement de nouveaux titres, qui servent à rembourser les précédents : il s’agit du fonctionnement normal d’un État contemporain [6].

La vision du FN repose ainsi sur une conception archaïque de la souveraineté, renvoyant à la logique westphalienne (1648) [7] ou à l’approche strictement juridique de Carré de Malberg [8]. Une conception datée du XVIIᵉ siècle difficilement compatible avec les interdépendances actuelles.

Dans le même esprit, le FN propose de ramener le déficit public à 3 % du PIB. Ce seuil provient des normes européennes du Pacte de stabilité (1997) [9] et du TSCG (2012) [10]. Paradoxal, pour un parti qui revendique une rupture vis-à-vis de Bruxelles.
Surtout, ramener un déficit de 5,8 % [11] à 3 % en cinq ans relève de l’irréalisme économique : un tel ajustement nécessiterait des coupes budgétaires massives socialement intenables.

Le FN préconise ensuite une réduction des dépenses publiques (transferts sociaux, immigration, bureaucratie). Or ces postes sont loin d’être les plus coûteux [12], et certaines propositions relèvent davantage de l’affichage idéologique que d’une évaluation budgétaire sérieuse.

Sur le volet fiscal, la baisse de l’imposition pour « favoriser la croissance » reproduit la théorie du ruissellement, appliquée notamment sous Ronald Reagan, et largement invalidée depuis [13]. Promouvoir la rigueur dans un contexte social déjà fragile est économiquement incohérent.

Ces propositions, en apparence structurées, reposent donc sur des postulats théoriques faibles et une vision dépassée du fonctionnement de l’État moderne.

II – Des mesures incapables d’améliorer la situation et susceptibles de fracturer davantage la cohésion sociale

La promesse d’une réduction massive des dépenses publiques ne peut produire qu’un impact limité.
La diminution des dépenses de fonctionnement de l’État est symboliquement forte, mais budgétairement négligeable [14].
Quant aux grandes masses de la dépense publique (retraites, santé, éducation), elles sont largement incompressibles [15].

L’immigration constitue le cœur rhétorique des économies promises par le FN. Or, même dans l’hypothèse extrême où toutes les aides seraient supprimées, l’effet sur la dette serait marginal. Les immigrés — réguliers comme irréguliers — travaillent, consomment, contribuent à l’activité, et participent à hauteur de 7 à 10 % du PIB [16] [17].
Réduire ces contributions diminuerait le PIB, augmentant mécaniquement le ratio dette/PIB.
La logique économique du FN se retourne donc contre lui.

De plus, toute baisse brutale de dépenses sociales réduit la consommation et donc les recettes fiscales (TVA), conformément au paradoxe keynésien [18].

L’ambition de relancer la croissance par les baisses d’impôts ou les relocalisations ne tient pas compte des facteurs structurels : commerce international, inflation, politique monétaire de la BCE [19].
Or la France a déjà connu une dégradation de sa note financière [20], et l’arrivée d’un parti extrême au pouvoir accroîtrait la perception du risque, entraînant une hausse des taux d’intérêt, donc de la charge de la dette [21].

Plus on cherche à réduire la dette dans l’urgence, plus on fragilise l’économie et les dépenses publiques essentielles [22].

Loin d’être une solution, les mesures du FN exposeraient la France à un choc économique et à une contraction sociale majeure.

III – La dette comme instrument de pseudo-légitimation gouvernementale du Front national

Si la dette a occupé une place si centrale dans le débat public, ce n’est pas uniquement en raison de sa gravité objective, mais parce qu’elle constitue un outil politique.
Dans une perspective de science politique, il s’agit d’une stratégie classique : inscrire un thème technique à l’agenda pour apparaître comme un parti « responsable » [23].

Les travaux sur le FN montrent que le parti utilise des enjeux économiques pour se départir de son image radicale et se construire comme un acteur crédible de gouvernement [24].
Le bouleversement du paysage politique en 2017, avec l’absorption du centre-gauche et du centre-droit dans la majorité présidentielle, a laissé un espace aux extrêmes pour se poser en alternatives [25].
En s’emparant d’un sujet réputé complexe, le FN cherche à démontrer sa « gouvernementalité » au sens foucaldien [26].

De plus, n’ayant jamais gouverné sous la Vᵉ République, il peut critiquer à peu de frais les exécutifs précédents et se présenter comme vierge de toute responsabilité passée [27].

L’abandon relatif des discours identitaires au profit d’un thème économique permet également de neutraliser son image de parti extrême et de se repositionner dans le champ républicain [28].

Mais une analyse minutieuse de ses propositions économiques révèle leur fragilité, leur caractère inapplicable et leur potentiel destructeur. La dette n’est pour le FN qu’un levier discursif, non une politique.

Citoyens, demeurons vigilants face à cette tentation : la stratégie est habile, mais ses fondements demeurent profondément dangereux pour la République.

  1. Taguieff, P.-A.,La métamorphose du Front national, CNRS Éditions, 2019.
  2. Weber, M.,Économie et société(1922) ; Arendt, H.Les origines du totalitarisme (1951).
  3. Intervention de Laurent Fabius, Assemblée nationale, 1995.
  4. FMI,Fiscal Monitor, 2023.
  5. OCDE,Government at a Glance, 2023.
  6. Cour des comptes,Rapport sur la situation des finances publiques, 2024.

7.Traités de Westphalie, 1648.

  1. Carré de Malberg,Contribution à la théorie générale de l’État, 1920.
  2. Conseil européen,Pacte de stabilité et de croissance, 1997.
  3. TSCG,Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, 2012.
  4. Insee,Déficit public 2023-2024.
  5. Direction du Budget,Structure des dépenses de l’État, 2023.
  6. Piketty, T.,Le capital au XXIᵉ siècle, 2014.
  7. Cour des comptes,Rapport annuel, 2023.
  8. Insee,Dépenses publiques par fonction, 2023.
  9. OCDE,International Migration Outlook, 2022.
  10. Institut des politiques publiques,Immigration et finances publiques, 2021.
  11. Keynes, J.M.,Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936.
  12. BCE,Bulletin économique, 2024.
  13. Standard & Poor’s,France Rating Outlook, 2023.
  14. Banque de France,Stabilité financière, 2024.
  15. FMI,Fiscal consolidation risks, 2023.
  16. Leca, J.,La gouvernabilité en question, PUF, 2010.
  17. Dézé, A.,Le Front national : sociologie d’un parti en mutation, 2012.
  18. Perrineau, P.,La France au Front, 2017.
  19. Foucault, M.,Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1978.
  20. Gombin, J.,La normalisation du Front national, Fondation Jean-Jaurès, 2016.
  21. Mayer, N.,Les faux-semblants du vote FN, 2018.

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