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Billet de blog 14 février 2023

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#JusticePourSourourAbouda : la race tue trois fois

La nouvelle de la mort de Sourour Abouda dans les cellules de la Garde zonale de la police bruxelloise est arrivée durant le week-end du 13 au 15 janvier 2023.

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Anderlecht, 14 février 2023, rapport intermédiaire

La race comme facteur d'aggravation de la négligence et de l'inattention, comme redoublement judiciaire de la mise à mort et opération de blanchiment des crimes policiers

La nouvelle de la mort de Sourour Abouda dans les cellules de la Garde zonale de la police bruxelloise est arrivée durant le week-end du 13 au 15 janvier 2023. Dans un premier temps, la nouvelle de son “suicide” telle qu’elle a été communiquée par la police à sa famille ainsi qu’à son employeur a été transmise sans lien avec son incarcération, ni avec le fait qu’elle ait été retrouvée morte à 8H34 dans une cellule de la Garde zonale le jeudi 12 janvier (la police puis le parquet ayant communiqué que Sourour serait morte à 7H). Après les morts récentes de Ilyes Abbedou et de Mohamed Amine Berkane dans les mêmes cellules de la Garde Zonale, après l’assassinat de Mawda, le lynchage de Moïse Lamine Bangoura par la police de Roulers, après le supposé “suicide” de Dieumerci Kanda dans le commissariat de la rue Démosthène à Anderlecht, le parchocage criminel de Adil le long du canal à Anderlecht, celui de Ouassim et Sabrina avenue Louise ou de Mehdi Bouda devant les galeries Ravenstien, après la mort de Jozef Chovanec assassiné par la police aéroportuaire comme Semira Adamu, de Ibrahima Barrie assassiné par la police car il avait filmé une arrestation violente à la gare du nord, après tous les migrants tués par la police sur les autoroutes, ou abandonnés en naufrage dans Manche, après toutes ces vie fauchées par la police, la nouvelle de la mort de Sourour Abouda tombe comme une condensation critique, une récapitulation. Sourour Abouda était connue du secteur associatif bruxellois. Sa mort a profondément choqué sa famille, ses collègues, ses amis qui ont permis une médiatisation importante durant la première semaine d’investigation. Un rassemblement d’hommage a été rapidement organisé le dimanche 15 janvier devant les locaux de la Garde zonale. Un mausolée a également été improvisé devant la colonne du congrès qui se trouve à quelques pas de là. Mausolée régulièrement saccagé par les services communaux sous la responsabilité de Philippe Close comme en témoigne la sœur de Sourour Abouda, Soumaya Abouda sur son profil Instagram. Une cagnotte a également été lancée pour soutenir le fils de Sourour ainsi que les frais de justice (https://www.leetchi.com/c/soutien-a-allan-abouda-et-sa-famille). Mais après l’émotion et l’effroi, l’instruction menée par le parquet et le Comité P semble construire un temps du déni et de l’effacement. Or la famille Abouda fait face à de nombreuses entraves à la justice dans sa constitution de partie civile et doit se battre pour l’effectivité de ses droits, pied à pied. Soumaya Abouda, la sœur de Sourour, en a témoigné récemment à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux. Elle appelle également à la mobilisation pacifique et digne pour soulever le couvercle de l’impunité ainsi qu’à sortir du “politiquement correct”. Il nous importe donc dans ce temps judiciaire de l’instruction qui peut durer, temps long de l’épuisement et de l’oubli, temps de la maîtrise de la communication par le parquet, de soutenir la famille dans sa constitution de partie civile, en insistant sur les angles morts, sur les entraves à l’exercice de ses droits, sur les pistes trop vite écartées, sur la clôture de la saisine en cours et sur les mécanismes de l’impunité à l’œuvre.

La Garde zonale de la police bruxelloise (GZW)

D’après la communication de la police, Sourour Abouda aurait été retrouvée sans vie à 7H (en réalité 8H34) du matin le jeudi 12 janvier 2023 dans une cellule de dégrisement du centre de la Garde zonale de la police bruxelloise, soit entre le dispatching de la police fédérale et les locaux de la police de zone, (sis 202, rue Royale) dans les sous-sols du RAC, là où se trouve le complexe cellulaire appelé “Garde zonale wacht” (GZW). Cette geôle est sous la responsabilité d’un service de la police de Bruxelles Capitale nommé Mercure. Ces deux dernières années trois morts en cellule, dont deux jeunes hommes sans-papiers algériens ont eu lieu au sein de la Garde Zonale : Ilyes Abbedou (le 19 janvier 2021), Mohamed Amine Berkane (le 13 décembre 2021) et une femme belge d’origine tunisienne, Sourour Abouda (le 12 janvier 2023). En Belgique, 13 personnes ont perdu la vie dans les locaux de la police depuis 2017. 2021 et 2022 furent les années les plus meurtrières (cf. données du Comité P remises au Soir, Enquête de Arthur Sente, 21/01/2023). Les pratiques en cours dans le régime cellulaire de la Garde Zonale sont clairement au cœur de l’enquête visant à établir les circonstances de la mort de Sourour Abouda. La Garde Zonale n’est pas un commissariat en tant que tel, mais un complexe cellulaire servant à détenir administrativement ou judiciairement les personnes arrêtées sur le territoire de la zone. Les 18 cellules du sous-sol sont supposées être aux normes (caméras, sauf les toilettes ; images observées en direct ; parlophones, etc.). Pourtant, dans la pratique policière, ces dispositifs de prévention du suicide et des violences génèrent plus de morts que l’ancien régime cellulaire de l’Amigo. En effet, d'anciens membres de l’équipe policière Mercure en charge de la surveillance indiquent que la pratique de couper les parlophones des cellules est courante, tout comme visionner des films depuis le local de surveillance ou consulter des sites d’e-commerce plutôt que de surveiller les cellules. Par ailleurs, même au sein de la police, l’équipe Mercure en charge de la surveillance du centre cellulaire de la Garde zonale a très mauvaise réputation : “C’est là qu’on envoie les punis”, indique un ancien membre du service, assurant que bon nombre de personnes qui s’y retrouvent ne sont pas formées aux techniques d’encadrement des détenus. L’obligation de contrôle en cellule inscrite dans le règlement intérieur des lieux (un document intitulé “IG6”) à la suite justement des morts de Ilyes Abbedou et de Mohamed Amine Berkane n’est pas non plus respectée. Un autre policier témoigne dans les colonnes de La Libre que “la réputation de cet endroit, c’est qu’on y est envoyé quand on est puni. En gros, si on fait mal notre job sur le terrain ou si on s’est pris une plainte, on peut nous envoyer là-bas pour nous écarter du travail de rue”. Le même policier poursuit : “Macaques, nègres, bougnoules, se sont des mots qu’on entend souvent (...) j’ai vu des suspects frappés, mais ça ne se passe plus souvent dans un véhicule, en l’absence de caméras. Dans les cellules ou à l’entrée, il y a une tendance à faire plus attention parce qu’on sait que c’est filmé”. Malgré ces révélations extrêmement préoccupantes, Philippe Close comme Christos Doulkeridis, pourtant responsables de la police de Bruxelles-ville et de Ixelles, restent silencieux. Le Bourgmestre Écolo d’Ixelles explique qu’étant donné qu’il n’était pas présent le soir même de l’arrestation, il n’a rien à dire sur le fait que les policiers n’aient pas inscrit l’état d’ébriété de Sourour pour ne pas avoir à consulter un médecin, ce qui constitue pourtant un grave contournement du cadre réglementaire obligatoire (JP RTBF de 6H, vendredi 3 février 2023). La Ministre de l'Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), estime quant à elle que malgré la récurrence et la permanence des personnes qui meurent dans les mains de la police et particulièrement dans les commissariats il n’y a pas lieu d’investiguer (Le Soir, 25/01/2023). Pour une liste non exhaustive, voir La Brèche, n° 4 au moins 48 morts recensés ; sans compter tous les migrant/sans-papiers non comptés, voir à ce propos le dernier resenscement de Getting the Voice Out, 40 personnes recensées jusqu’à la date du 24/10/2019. Les commissariats et les pratiques policières en Belgique demeurent encore pour les sciences sociales comme pour les activistes de véritables boîtes noires. On peut cependant déjà déduire des premiers témoignages sortis à l’occasion de l’affaire Sourour Abouda sur la Garde zonale que les policiers qui ont des problèmes récurrents de violence raciste, qui ont été écartés pour harcèlement, incitation à la haine raciale, pour agressions, passages à tabac, etc. se retrouvent à gérer la survie des personnes détenues dans le régime cellulaire de la Garde zonale. On ne sait pas grand-chose des pratiques et des cultures policières à l’intérieur des commissariats à cause des risques de représailles productrices d’omerta. Mais on peut ici, pour épaissir un peu la description, se souvenir, entre autres, des deux policières du commissariat de Démosthène à Anderlecht qui avaient fait une vidéo de leur safari colonial à Cureghem en insultant les habitants de “Macaques” (DH, 21-01-2021). Aucune des deux agent.e.s de l’ordre (racial) n’avait dû démissionner, et l’une d’entre elles avait même reçu des indemnités de procédure. On ne peut donc pas parler de négligences accidentelles ou occasionnelles, de défaut de prévoyance ou de bavures mais bien plus fondamentalement d’une négligence chronique et entretenue, d’un régime d’inattention institutionnel qui a comme conséquence de mettre particulièrement en danger la vie des personnes non blanches qui se retrouvent dans ces locaux de la police. 

Ilyes Abbedou 

Le cas de Ilyes Abbedou, retrouvé mort le 19 janvier 2021 dans le même complexe cellulaire de la Garde zonale est particulièrement exemplatif de ce type de négligence raciste institutionnalisée. Il a été vu pour la dernière fois en train de bouger dans la cellule à 23h39. Il est déclaré mort autour de 4H du matin mais les policiers ne constateront son décès qu’à 13H45 le lendemain. Les policiers étaient pourtant entrés le matin dans la cellule pour lui apporter le petit déjeuner, alors qu’il était déjà mort depuis plusieurs heures, sans rien signaler, sans y prêter aucune attention. Sur les images versées au dossier d'instruction, dès 8H56, on voit pourtant une trace de sang qui commence à se répandre depuis la bouche et le nez de Ilyes Abbedou. Mais il faudra encore pratiquement cinq heures pour que le décès soit constaté (Arthur Sente. Le Soir, 21/01/2023). D’après un témoin présent sur les lieux de son arrestation, Ilyes Abbedou a été violemment tabassé. Une photo prise par le consulat algérien après son décès montre en effet de multiples contusions, le nez cassé, deux importants coquards aux yeux, etc. Il est évident que Ilyes Abbedou est mort dans les cellules de la Garde zonale des suites de ses blessures, dans une absence totale de soins, malgré le fait qu’un médecin l’aurait vu avant son incarcération (et aura probablement rédigé un certificat de complaisance). Le parquet a également écarté dans cette affaire la possibilité de l’intervention d’un tiers dans les causes de la mort, simplement parce que les violences policières subies par Ilyes Abbedou ont été commises hors caméra. Un autre sans-papiers arrêté en même temps qu’Ilyes Abbedou confirme les coups violents donnés par la police. Après le passage chez le médecin, Ilyes Abbedou a été séparé et son ami ne l’a plus jamais revu. Sorti plutôt, celui-ci est revenu à plusieurs reprises au commissariat demander des nouvelles d’Ilyes mais les policiers ne lui ont jamais indiqué qu’il était mort. Ils ont fini par dire qu’Ilyes avait été libéré. Après avoir contacté l’Office des Étrangers, les policiers de la cellule Mercure ont reçu à 1H30 du matin un Ordre de Quitter le Territoire pour Ilyes Abbedou qui aurait dû conduire à sa libération immédiate, mais cet acte administratif n’a jamais été exécuté. Ilyes a été abandonné dans la cellule où il agonisa dans l'indifférence policière et finira par trouver la mort. Dans le cas de Ilyes Abbedou, jeune homme sans-papiers d’origine algérienne, la race joue encore plus profondément comme régime d'inattention et d’abaissement de la valeur de la vie produisant l’oubli, jusqu’à l’effacement même de sa mort. Un jeune sans-papier algérien célibataire meurt dans un commissariat, sans possibilité de recours ni de se constituer partie civile. Une mort enfouie, cachée, effacée sous les coups de la police. Personne ne s’est estimé responsable de cette mise à mort, ni les bourgmestres, ni la Ministre de l’intérieur, ni la société civile. Ni culpabilité ni réparation. Une mise à mort presque parfaite si ce n’est pour son ami, et les quelques activistes engagés sur ces questions(https://www.lesoir.be/352094/article/2021-01-29/rassemblement-pour-ilyes-abbedou-personne-ne-devrait-mourir-au-sein-dun). Sans ces quelques uns qui agissent la plupart du temps dans l’indifférence et l'hostilité générale, les noms d’Ilyes Abbedou et de Mohamed Amine Berkane, tous deux morts au sein de la même Garde zonale, auraient tout simplement disparu avec le déni et le recouvrement raciste des violences policières. 

Dieumerci Kanda 

Une seconde affaire qui revient avec intensité pour caractériser cette indifférence raciale active dans l’affaire de la (mise à) mort de Sourour Abouda est celle de Dieumerci Kanda. Dieumerci Kanda n’a pas trouvé la mort dans les cellules de la Garde zonale rue Royale mais dans le commissariat de la rue Démosthène à Anderlecht. Les faits se sont produits en 2015, alors qu’il tenta de déposer plainte pour le vol de sa carte d’identité. Il n’est jamais ressorti vivant de ce commissariat. “Dans la matinée, sa compagne reçoit un appel de la police. «Votre mari est chez nous, entre de bonnes mains, on va prendre sa plainte mais il va rester un peu avec nous.» Quelques heures plus tard, elle reçoit un second appel de la police, qui lui demande de se rendre à l’hôpital. On l’informe que son mari est dans le coma, qu’il a tenté de se suicider, qu’il s’était pendu. Quand elle arrive sur place, Dieumerci est dans le coma, en état de mort cérébrale. Il décède trois jours plus tard” (Urbania.fr, 03/11/2020). Les policiers expliquent alors à la famille Kanda, qu’ils ont dû mettre Dieumerci en cellule de dégrisement car il était alcoolisé et menaçant. Ils l’auraient ensuite retrouvé pendu avec son débardeur. Mais les policiers refusent de montrer la vidéo à la famille. Le dossier d’instruction est incomplet : absence des notes des ambulanciers, absence de témoins au commissariat, absence du dossier médical, etc. Or, lorsque la soeur de Dieumerci Kanda aura enfin accès au dossier médical, celui-ci remettra sérieusement en cause la version d’un suicide par pendaison avec son débardeur. Malgré une photo prise à la morgue par la sœur de la marque au cou qui montre une contusion d’un objet beaucoup plus fin qu’un débardeur, une autopsie, ordonnée par le parquet, valide pourtant la version de la police. La famille n’aura accès à la vidéo que deux ans plus tard : on voit Dieumerci arriver au commissariat et, d’un coup, tout devient noir. L’informaticien du tribunal ne peut rien faire, c’est illisible. Les audiences sont sans cesse reportées. Finalement, la justice prononcera un non-lieu en 2020 sans même convoquer la famille. Dieumerci Kanda a été laissé sans vie dans la cellule où il trouva la mort, sans secours, sans attention. Il a trouvé la mort dans le commissariat de Démosthène. Ce même commissariat où une policière se balade tranquillement avec un tatouage sur chaque coude « 1939-1943 », ce qui l’identifie assez aisément comme néonazie sans que cela ne pose le moindre problème. 

L’enquête du comité P réalisée entre avril 2015 et octobre 2018 (seize agents de police ont été auditionnés) révélera qu’aucun des policiers ne s’estiment responsable de la surveillance de Dieumerci Kanda en cellule. « J’avais bien trop de travail ce matin-là pour observer ces images. » dira une agent du service dispatching qui est pourtant en charge de la surveillance des cellules. Les inspecteurs J.P. et G.P., qui ont emmené Dieumerci en cellule avec l’inspecteur C.T., affirment que la surveillance n’est pas de leur responsabilité, et n’estiment pas non plus qu’ils auraient dû informer leurs collègues du dispatching. À 10h15, Dieumerci Kanda contacte la cellule de surveillance par le parlophone de la cellule pour faire bloquer ses cartes de banque. « J’ai appelé l’inspecteur J.P., qui a dit qu’elle allait s’en occuper. C’est la seule fois que j’ai parlé à Dieumerci », assure-t-elle. Les images de surveillance montrent pourtant clairement que Dieumerci actionne le parlophone à plusieurs reprises. Entre le moment où Dieumerci se serait suicidé et où on le retrouve mort en cellule, il y a 48 minutes. Par ailleurs, bien que le procès verbale indique que Dieumerci Kanda est incarcéré pour “ébriété”, l’inspecteur G.P affirme : « Je n’ai pas demandé une arrestation pour ivresse. J’ai demandé une arrestation sans raison. » Le rapport médical établit que compte tenu du temps écoulé entre la prise de sang et la mise en détention, il est très probable que le pourcentage d’alcool présent dans le sang de Dieumerci équivalait à une forme très légère d’ivresse (Médor, 04/08/2021). On voit donc opérer dans les angles morts de la pratique policière, ce régime d'inattention policier institutionnalisé et de blanchiment que nous essayons de caractériser. On voit également, au travers des enquêtes du comité P et des procès-verbaux de police se mettre en œuvre une véritable machine d’écriture d’autant plus ventriloque qu’elle se déploie par dessus et par delà la mort des personnes incarcérées et décédées dans les commissariats de police. Dieumerci Kanda entre dans le commissariat de la rue Démosthène à Anderlecht pour signaler un vol de carte d’identité, il est incarcéré ”sans raison”, il appelle à plusieurs reprises au parlophone, notamment pour faire bloquer sa carte de banque, puis il est retrouvé sans vie dans la cellule où il a été incarcéré. Les images ont été noircies, elles sont inutilisables. Il ne reste dès lors, sur ces multiples effacements, que la parole policière, seule, sans dialogique, comme unique témoignage, comme redoublement de la mise à mort, comme machine suppliciaire de vies assassinées et ainsi rendues infâmes. 

Le commissariat comme condition d’acceptabilité de la (mise à) mort des sujets non blancs dans une société libérale de normalisation 

Il nous font donc tenter de caractériser politiquement cette “négligence institutionnelle". Dans le champ académique et associatif francophone, on a encore souvent tendance à fétichiser ou à réifier la race en tant qu’opérateur social. On la restitue alors la plupart du temps comme une chose, comme un objet que l’on pourrait saisir. Cette tentation est accentuée par le type de législation antiraciste (loi Moureaux) en vigueur en Belgique. On entretient l’image du sujet raciste intentionnel, on imagine alors le plus souvent un policier néo-nazi qui étouffe volontairement dans un coin d’un commissariat un noir, un arabe ou un rrom en proférant des insultes racistes. On cherche des images explicites, directes et intentionnelles que l’on nous cacherait. Or même lorsque ces images existent comme dans l’affaire de la mise à mort de Lamine Bangoura, même lorsqu’on voit les policiers exercer une pression criminelle jusqu’à l’étouffement, même lorsqu’on entend la victime de cette violence raciste exterminatrice agoniser, cela ne conduit pas à la condamnation des policiers. En réalité, c’est le concept même de racisme tel qu’il existe dans les lois et donc dans les pratiques juridiques des associations de l'antiracisme d’État qui pose problème (https://www.levif.be/belgique/unia-un-anti-racisme-detat-qui-pose-probleme).

Il faut donc instaurer autrement, c’est-à-dire politiquement, la race. Pour ce faire, il faut, comme nous y invite Fanon, partir de l’axiome selon lequel la race est d’abord un rapport social de domination, c’est-à-dire produit d’une relation de pouvoir. La race n’existe donc pas comme une chose, en-soi, comme une marchandise que l’on pourrait retrouver dans des images, dans des enregistrements, que l’on pourrait saisir, montrer ou dévoiler. Son mode d’existence n’est pas celui de la chose. Bien plus, comme tout rapport social, la race n’est visible, perceptible, descriptible que par ses effets. C’est pour cette raison que Norman Ajari nous invite, dans le sillage du travail de Leonard Harris et Tommy J. Curry, à saisir la race depuis des “opérations d'abrègement de la vie ciblant des populations perçues comme abjectes ou indignes” (Ajari, 2022 : 64). Pour compenser cette faiblesse conceptuelle de la notion de race dans le contexte académique francophone, Ajari propose de partir de la définition que propose en 2007 Ruth Wilson Gilmore : “la production et l'exploitation, sanctionnée par l’État ou extralégale, de la vulnérabilité à la mort prématurée d’un groupe spécifique” (Gilorme Ruth Wilson, Golden Gulag, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 28). Les questions de la vie et de la mort, c'est-à-dire des formes de vie et de mort, des conditions de la vie, de la survie, de la morbidité, de la comorbidité, la question de l’attention à la vie, à son entretien, aux soins nécessaires pour que la vie soit possible, vivable, soutenue deviennent dès lors centrales dans la définition même du racisme. D’un point de vue topographique, l’attention se porte alors vers les zones rendues létales pour les sujets non blancs comme les frontières (politique de l'environnement hostile, surmortalité, politique de persécution des migrants, migrants qu’on laisse se noyer en Méditerranée, dans la Manche, qu’on laisse mourir dans le Sahara, etc.), donc aussi en direction des commissariats de police ainsi que vers la question du racisme hospitalier/médical. Le topos de la race se précise et se territorialise en se posant depuis la question des conditions de la survie elle-même. “La question de la santé (y compris de la santé mentale), de la durée et de la qualité de la vie (...) sert de clef pour identifier la nature de cette dégradation propre au racisme” (Ajari, 2022 : 69). Dès lors, “le racisme est toujours fonction d’une perte indue en termes de vie ou de santé. (...) La probabilité de la mort définit le racisme : qui meurt, qui bénéficie de ces morts, qui voit indûment écourtée, et où sont les cibles des abrégements de la vie” (Harris Leonard, A Philosphy of struggle,  pp. 84-85). Les questions du stress, des problèmes de santé, de la dépression, de l’alcoolisme, de la maladie mentale cessent d’être pensées comme des problèmes individuels et uniquement psychologiques ou sociaux pour devenir des questions essentiellement politiques. Les difficultés d’accès aux soins, la surexposition à des environnements toxiques, y compris affectivement, le stress lié aux discriminations et à leurs dénis, l’omniprésence de la violence sociale cessent d’être appréhendés comme des problèmes socio-économiques plus vastes pour constituer les effets les plus directs des politiques de la race. Les assassinats policiers ne constituent qu’un des points de condensation particulièrement thanatopolitique de la violence raciste nécropolitique et ne constituent pas dès lors le régime le plus quotidien des politiques de la race, même s’il reste une latence toujours possible de ce régime. Comme l’écrit Mbembe (2006), la nécropolitique, dont le racisme est le principal moteur, produit des vies toujours au bord de la mort, abaissant la valeur des existences et donc aussi davantage traversées par la souffrance psychique. La surmortalité des noires, des arabes, des rroms, etc. en Belgique n’est pas le fait du hasard, de bavures ou d'inattentions regrettables, ni d’un manque de places en institutions, pas plus que d’une violence exogène, terroriste, isolée ou exceptionnelle d’un Etat raciste comme entité séparée mais bien le résultat de politiques qui refusent délibérément de porter remèdes aux nuisances, à l’incurie et aux privations dont sont victimes les communautés non blanches (Ajari, 2022  : 71). 

Une définition coextensive du racisme d’État

L’affaire en cours de la (mise à) mort de Sourour Abouda dans une cellule de la Garde zonale du commissariat de la rue Royale à Bruxelles nous contraint à regarder sans idéalisme l’opération qui définit en propre le racisme comme relation de pouvoir. Et celle-ci ne consiste pas simplement dans la catégorisation inégale de différents groupes de population mais bien plus dans des “actes d’abrègement de la vie des populations subalternes (...) toujours susceptibles de s’accélérer et de s’intensifier à la moindre crise sanitaire, économique ou politique” (Ajari, 2022, p. 71)

Ce “laisser mourir”, ce ‘laisser se noyer”, ce “laisser (se) suicider” propre au racisme nécropolitique actif tant sur les autoroutes, dans la Manche, que dans les commissariats, les hôpitaux ou les combis de police, n’est pas un geste souverain, ni obscure bien plus il est l’effet de pratiques sous haute juridiction. Ce régime d’inattention est le produit de dispositifs architecturaux, de protocoles de police, de procédures judiciaires, de cultures policières et de commissariats, d’interventions du parquet, de médecins de garde, d’investigations du comité P, de médiations sociales et diplomatiques depuis des zones grises, des angles mort, des recouvrements. L’État du racisme d’État n’est pas ici le lieu du grand pouvoir, le topos unique et univoque de la cristallisation des rapports de pouvoir (comme Althusser ou Poulantzas le proposent un peu trop rapidement), au contraire ce racisme se produit, se diffuse et s’entretient à travers une multiplicité d’agencements en partie hétérogènes mais co-extensifs entre eux (police/hôpitaux/justice/société civile d’État/Agences d’État), de pratiques et de dispositifs d'assujettissement au sein de stratégies globales du gouvernement sécuritaire (Opération Medusa, Plan canal, anti-terrorisme, etc.). La police n’est ni le tout du racisme d’État, pas plus qu’elle n’est seulement son bras armé ou son incarnation, elle est à la fois une institution avec sa propre modalité d’agence, dont les pratiques extra-légales sont sanctionnées et légalisées par la justice comme l’analyse Foucault, et en continuité avec d’autres formes du racisme d’État comme l’école, le CPAS, l'hôpital, la libération conditionnelle, les peines alternatives, le contrôle des chômeurs, les visites médicales, l'administration des biens et des personnes, l’éducation permanente, la médiation socio-culturelle et autres institutions de la défense sociale (Roland, 2018). Comme le disait le groupe de RAP, La Rumeur : “La meilleur des polices ne portent pas l’uniforme” C’est pourquoi depuis la fin du XIXe siècle, la police au sens large (Foucault, Rancière) joue une fonction co-extensive de régulation de la vie et donc de la survie et de la mort, au sein de la communauté politique. On peut donc la saisir comme une technologie de pouvoir historique qui prend en charge les modes de vie et régule les mœurs. C’est pourquoi elle s'intéresse de près à tout ce qui concerne la production et la reproduction de la vie. Raison pour laquelle elle est constitutive de l’opération du « laisser mourir » mais aussi du « faire vivre » propre au racisme biopolitique libéral : quelles sont les vies assassinées, abandonnées, recouvertes et quelles sont les vies valorisées, promues, protégées et soutenues ?  Dans une société raciste, la police constitue donc un puissant facteur de co-production de la surmortalité des sujets non blancs. Pour “garantir la sécurité”, la police intervient dans des cas innombrables où la situation juridique n’est pas claire, ce que Walter Benjamin appelle sa « capacité fondatrice de droits ». Du point de vue du nouage police/justice, c’est bien la première qui est puissance/machine d’écriture sur le silence des vies assassinées (cf, Kafka, La colonie pénitentiaire) et qui fait épreuve de vérité depuis les premiers P.V. jusqu’aux coalitions de fonctionnaires pour la justice et les parquets. Cette puissance d’écriture policière opère, comme dans La colonie pénitentiaire, en tant que redoublement de la mise à mort. Possible réminiscence du temps des supplices mais transvaluée au sein d’une nouvelle technologie du pouvoir qui opère désormais pour “protéger la société”, c’est-à-dire la bonne race, la race saine, de la dégénérescence, des races dangereuses qui la menacent de l'intérieur. Bien plus que d'abolir la police en une fois, comme une institution autonome et parasitaire, c’est en direction d’une capacité de déprise voir d’interruption de sa létalité sur les vies non blanches que nos luttes devraient construire leur intelligence stratégique et leurs capacités d’évaluation en intériorité. 

Des migrants abandonnés en détresse dans la Manche 

Les politiques de chasse aux migrants sur les autoroutes belges via les opérations Medusa ainsi que la politique de persécution systématique des migrants (« zéro points de fixation ») menée par la police française dans le Calaisis (régulièrement documentée par les activistes du Refugee Women’s Center et le Human Rights Observers) ont contribué à augmenter la dangerosité des traversées de la Manche, ce qui a fait exploser ses dernières années le nombre de passages extrêmement dangereux à bord de petites embarcations (cf. Chiffres de la préfecture maritime). 

Il est 13h49, le 24 novembre 2021, quand le patron pêcheur du bateau Saint-Jacques 2 prévient par radio le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) Gris-Nez (Pas-de-Calais), composé de militaires et sous l’autorité du préfet maritime de la Manche et la mer du Nord. Alors qu’il pêchait dans le détroit du Pas-de-Calais, dans les eaux françaises mais à proximité immédiate des eaux anglaises, il a découvert une quinzaine de corps disséminés sur quelques centaines de mètres, gisant à la surface de l’eau (Le Monde, 13 novembre 2022). 27 corps seront repêchés, dont ceux de six femmes et d’une fillette ; seuls deux survivants seront secourus. Les enregistrements entre le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) et les migrants en détresse révèlent que les occupants du bateau ont appelé à de très nombreuses reprises les secours français en l’espace d’environ trois heures. Les secours britanniques ont également été contactés. Or aucun moyen de sauvetage n’a été envoyé au secours de l’embarcation. A aucun moment, le Cross ne semble avoir pris au sérieux le danger qu’encourraient les passagers du canot, en dépit de leurs multiples alertes. Une embarcation en particulier « n’a pas arrêté de nous appeler cette nuit-là », rapporte aux enquêteurs la cheffe de quart Pauline M. C’est cette embarcation qui fera naufrage. « S’il vous plaît, s’il vous plaît ! (…) On a besoin d’aide, s’il vous plaît. Aidez-nous s’il vous plaît », implore par téléphone une des personnes à bord du petit bateau en perdition. Lors d’un de ces appels, à 2h15, alors que des cris et des pleurs se font entendre, l’opératrice du Cross « leur dit de garder leur calme et que le bateau des secours arrive », notent les enquêteurs. En réalité, à 2h28, alors que le Cross a actualisé la localisation du bateau, il rappelle les Anglais : « Ils sont actuellement dans votre zone. » Alors que le SAMU essaye de transférer un nouvel appel, l’opératrice du Cross se déresponsabilise et affirme que « de toute façon, maintenant, ils sont dans les eaux anglaises et que s’il rappelle il faut lui dire de contacter le 999 [les secours anglais] ». Les passagers vont malgré cela continuer d’appeler les Français, pas moins de quinze fois entre 2h43 et 4h22. En vain. Au moment où l’opératrice tente de transférer l’appel à Douvres, la communication coupe et on l’entend alors commenter, en aparté : « Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé. J’ai les pieds dans l’eau, bah… je t’ai pas demandé de partir. » Dans un tableau récapitulatif des embarcations signalées cette nuit-là, il note : « Conversation coupée suite arrivée du Valiant (pas de certitude). » Peu après 5 heures, l’événement est clos sous la mention « Secouru ». Interrogés par les enquêteurs sur l’absence de secours porté à l’embarcation, plusieurs militaires du Cross se retranchent derrière l’arrivée du canot en eaux anglaises.

27 migrants sont ainsi morts dans la Manche en 2021 sans que personne ne vienne les secourir, malgré de très nombreux appels à l’aide. La police ne l’est à pas tué au premier degré mais elle les a « laisser mourir » en mer. Le plus inquiétant est l’absence totale de responsabilité de la part des policiers auditionnés. « On reçoit beaucoup d'appels de migrants qui ne sont pas vraiment en détresse, c’est vraiment pas de chance pour ses pauvres diables ». Les mots de la policière du commissariat de Démosthène entendue par le comité P dans le cadre de la mort de Dieumerci Kanda reviennent alors nous frapper : « j’avais beaucoup de travail ce jour là ». La nécropolitique contemporaine dont le racisme est le moteur abaisse à ce point la valeur de la vie qu’elle produit des morts dont plus personne ne s’estime responsable (Grozny, Alep, Marioupol, la Manche, la Méditerranée, le Sahara, Béni au Nord-Kivu, Idleb, Jindires, etc.) C’est pour cette raison que nous parlons à propos de ces « laisser mourir » de condamnation à mort. En ne secourant pas les migrants qui appellent à l’aide à de nombreuses reprises dans la Manche, la police les condamne à une mort certaine, comme lorsqu’elle laisse agoniser Ilyes Abbedou jusqu’à la mort. Comme l’écrivait Barbara Cassin à propos des mots au large de Lampedusa, en ne secourant pas, en ne portant pas assistance, on ne fait pas que détruire le droit international et le droit maritime, “on produit une infra-humanité”, des vies sacrifiables, des vies-au-bord-de-la-mort comme dirait Norman Ajari. Nous parlons alors d’assassinats d’État pour bien faire sentir que la police n’est qu’un rouage de cette machine nécropolitique bourrée de protocoles transfrontaliers, de juridictions, de pratique administratives dont nous sommes toutes et tous comptables et dans laquelle les agences d’État comme Myria jouent un rôle tout aussi important (https://blogs.mediapart.fr/plis/blog/160321/l-aide-au-passage-n-est-pas-un-delit). 

Lamine Bangoura 

Le lynchage de Lamine Bangoura par la police de Roulers s’inscrit particulièrement dans cette co-extensivité du racisme d’État comme l’a restitué avec force le Comité Lamine Bangoura dans un texte capital : “Stop à la séquestration du corps de Lamine Bangoura” (Mediapart). Comme l’écrit le Comité, l’assasinat policier de Lamine Bangoura et la violence de la séquestration du corps à la morgue ne sont pas des éléments séparables :  “Le sort réservé au corps de Lamine Bangoura n’est pas une suite malheureuse survenant inopinément à la suite de son meurtre. La séquestration du corps de Lamine témoigne de la déshumanisation du sujet noir jusque dans l’après-la-mort”. C’est pourquoi le comité peut parler d’une “séquestration continuée”. A la morgue de l'hôpital de Bruges, le corps de Lamine est dans un sac, sous scellés. La famille ne peut voir que le visage, “pour identification”. Cette visite à la morgue de l'hôpital se fait sous surveillance policière : “Tenir la famille à distance semble faire partie d’un dispositif plus large mis en place pour organiser la confiscation étatique du corps de Lamine”. C’est également sous forte escorte policière que le corps de Lamine sera conduit dans un funérarium à Molenbeek : “Même mort, Lamine semble continuer de représenter un danger”. Une pression policière semble se prolonger sur l’agent des pompes funèbres pour qu’il enterre le corps de Lamine sans que la famille n’ait pu voir le corps. La famille devra attendre huit mois pour recevoir les résultats de l’autopsie. Le CPAS de Roulers et de Willebroeck font également rouages dans cette machine négrophobe se renvoyant la responsabilité dans l’aide à la prise en charge des frais mortuaires ce qui creuse la dette post-mortem autour des conséquences de cet assassinat policier qui pèse sur les épaules de la famille Bangoura. Le Comité Justice Pour Lamine Bangoura interroge également le rôle des avocats dans cette machine d'inattention raciste. Notamment ici autour de la non reconnaissance de dettes et des abstractions juridiques qui n'offrent aucune prise sur la construction de cette dette qui s’accumule comme une seconde mort, de non lieu en non lieu. Enfin, dernier nœud de la machine, la médiation entre la famille, la police et les CPAS qui fonctionne ici en parfaite continuité avec la construction judiciaire de l’impunité. Dette de l’impunité qui produit l’érosion financière des capacités de recours de la famille Bangoura. De la police, à l’entreprise des pompes funèbres, en passant par l'hôpital, les CPAS et les avocats, le Comité Bangoura restitue les différents nouages négrophobes hétérogènes qui fonctionnent comme blanchiment du meurtre. Ce que montre ce texte si important, c’est que le racisme d’État n’existe pas en une fois, et n’est pas concentré en un lieu unique du pouvoir qu’il suffirait d'abolir, bien plus la négrophobie s’effectue par relais le long de chaînes d'inattention, de violences, de dénis de justice, d’oublis mais aussi de négligences juridiques qui asphyxient littéralement la vie des noirs dans leur quotidienneté, de l’école, à l'hôpital, en passant par le travail, la société civile, l’aide sociale, etc. Ce que produit aussi d’un point de vue stratégique ce texte c’est une vision extensive de la solidarité anti-raciste, tout le long de la chaine d’impunité, y compris dans la relation juridico-politique avec les avocats. 

Le parquet comme machine médiatique à blanchir la police 

Le parquet de Bruxelles a rapidement communiqué dans la presse, après une première fuite policière qui parlait de la “mort d’une indigente” dans un commissariat. Averti des faits, le contrôle interne de la police a transmis les informations au Comité P qui a ouvert un dossier. L’organe de contrôle des services de police a très vite visionné les images de la cellule où Sourour est morte. Ces images ont ensuite été transmises au parquet de Bruxelles qui a entamé une information judiciaire. “Des devoirs d’enquête ont été ordonnés, un médecin légiste est descendu sur les lieux et une autopsie a été réalisée. Mais selon les premiers éléments il s’agirait d’un suicide” (RTBF, 14/01/2023). Dès les premiers jours, le jour avant le rassemblement en hommage à Sourour devant les locaux de la Garde Zonale du dimanche 15 janvier, le parquet de Bruxelles écarte définitivement l'intervention de tiers et diffuse la thèse du “suicide” alors même que la famille n’a pas encore été constitué partie civile et n’a donc ni accès au dossier ni vu les images ni pu déposer des devoirs d’enquêtes complémentaires. Cet empressement à éteindre la révolte et les questions qui ne peuvent que naître face à une nouvelle mort suspecte dans un commissariat de police rappelle la communication du même parquet dans l’affaire du parechocage de Adil qui avait déclaré le non lieu alors que les devoirs d’enquêtes complémentaires n’étaient même pas encore clôturés. Le parquet joue clairement, dans toutes les affaires de violences policières, un rôle politique non seulement de maintien de l’ordre racial de façon préventive mais aussi de contre-insurrection médiatique (à l'instar de l’Unité opérationnelle d’appui de la Défense, Info Ops Group1 sur le terrain des opérations militaires extérieures). Avant même la fin de l’instruction, en réalité dès la médiatisation et l’échec de la stratégie policière qui visait à faire passer Sourour Abouda pour une “indigente”, donc dans les premiers jours, le parquet a exclu tout acte criminel de la part de la police (communication du parquet le 16 janvier 2023). Contacté vendredi 27 janvier par le Guardian, le procureur de Bruxelles a déclaré qu’il n’avait rien à ajouter à cette précédente déclaration et que l’enquête restait en cours (Guardian, 30 janvier 2023).                

Or on apprendra, vendredi 3 février 2023, sous la plume du journaliste Fabrice Gerard que l’état d’ébriété n’a pas été mentionné dans le rapport administratif. Ce qui a permis aux policiers d'emmener directement Sourour Abouda dans les locaux de la Garde Zonale sans devoir passer par un médecin ou l'hôpital, ce qui constitue pourtant une obligation légale inscrite dans la procédure policière (la résonance avec l’affaire Dieumerci Kanda est ici frappante). Par ailleurs, il semble que les images ne permettent pas de conclure à l’absence définitive de l’intervention d’un tiers. En détresse ou s’auto-étranglant comme le parquet mis sous pression l’affirme désormais (Le Soir, 3/02/2023), Sourour Abouda a été laissée plus d’une heure en cellule avant que son décès ne soit constaté à 8h34 du matin. Sourour Abouda a donc été abandonnée et condamnée à mort par une absence totale d’intervention. En déclarant de manière prématurée et sans suffisamment de preuves que Sourour s’est suicidée, le parquet protège en réalité la police. Le parquet aurait pu déclarer qu’on ne connaît pas encore l’entièreté des circonstances ayant entraîné la mort de Sourour Abbouda et qu’on ne peut pas exclure que l’absence d’intervention et de soin de la part des policiers ait pu constitué une des causes de la mort. Les déclarations parcellaires du parquet et mensongères de la police constituent de graves entraves à un procès équitable. Raison pour laquelle un juge indépendant doit pouvoir être nommé. On ne peut rejouer le fiasco politique du procès Mawda, où seul le policier qui a tué Mawda s’est retrouvé sur le banc des accusés malgré les versions mensongères des parquets de Tournai et de Mons, malgré les coalitions de fonctionnaires, malgré les tentatives policières de cacher le crime, etc. 

Les images de la cellule prêtent probablement à interprétation, elles ne peuvent constituer une preuve suffisante, il faut donc investiguer également sur l’intervention possible de tiers hors caméra : dans la salle de fouille, dans le combi de police, dans tous les angles morts. Comme nous l’avons montré précédemment, la non assistance à personnes en danger et en détresse ainsi que les graves négligences constituent également des interventions de tiers. A l’instar des morts de Ilyes Abbedou, de Mohamed Amine Berkane et de Dieumerci Kanda, laisser une personne agoniser, sans soin, sans lui venir en aide plusieurs heures, la laisser pour morte dans sa cellule, est constitutif d’une forme d’homicide. Les policiers responsables doivent être inculpés dans le cadre d’un procès en correctionnel. Il appartient au mouvement de solidarité avec la famille Abouda et à la société civile d’État de sortir de sa torpeur et de cesser de faire confiance à l’instruction, encore moins au parquet de Bruxelles, de sortir du “politiquement correct”. Il faut fortement et publiquement exiger la nomination d’un juge indépendant et soutenir pas à pas la famille dans tous ses devoirs d’enquêtes complémentaires. Il faut occuper politiquement le terrain de l’instruction car en chambre du conseil, il sera déjà trop tard. Attendre n’est pas une option !           

La boîte noire de l’instruction comme mise à l’écart de la famille 

Comme c’est souvent le cas dans ce type d'affaires, la famille Abouda a éprouvé de grandes difficultés et de nombreuses entraves pour pouvoir se constituer partie civile. Ce qui veut dire que dans les premiers temps de l’instruction pourtant déterminants, elle n’a aucun droit ni accès au dossier et a dépendu entièrement des informations parcellaires que le comité P a bien voulu transmettre au Parquet et de la communication mensongère de celui-ci. Elle n’a pas eu accès au dossier et n’a pas encore pu voir l'entièreté des images de vidéo surveillance. Cette mise à l’écart de la famille constitue un puissant moyen d’érosion de ses capacités de constituer des devoirs d’enquêtes complémentaires et de nourrir toutes les hypothèses possibles. Entre le moment de l’arrestation de Sourour Abouda le jeudi 12 janvier à 5h50 du matin et aujourd’hui, c’est la police et le parquet qui mènent la danse. La famille n’a eu aucun moyen d'ouvrir la boîte noire de l’instruction. Raison pour laquelle elle a été contrainte de faire ouvrir une information judiciaire par la police criminelle tunisienne de façon à pouvoir effectuer une contre-autopsie.  

Cette asphyxie des capacités d’intervention judiciaire, comme dans le cas de l’assassinat de Moïse Lamine Bangoura, constitue un puissant rouage de ce racisme d’État co-extensif que nous tentons ici de restituer dans son efficace propre. Comme nous l’avons dit précédemment, les enquêtes, dans le cas de personnes mortes entre les mains de la police, se construisent sur l’effacement, sur la mise à mort des principaux témoins : les personnes tuées par placage ventral, des suites de blessures et de violences, par asphyxie, par parcehocage, par négilgence et absence de soins appropriés, abandonnées mortes dans les cellules de police resteront à jamais silencieuses. Ce fait massif, gros comme le nez au milieu du visage, qui devrait pourtant occuper toute notre attention, se retourne contre les victimes elles-mêmes. La police est ainsi instaurée comme puissance d’écriture omnisciente et communique comme telle à la presse comme au Parquet la version qui l'arrange, presse et Parquet qui le plus souvent se contente de relayer sans distance critique de façon à crédibiliser cette version qui aura force d’enquête. Dans le cas du parechocage de Adil le long du Canal à Anderlecht, l’avocat qui défend les policiers a été jusqu'à porter plainte post-mortem contre Adil de façon à rendre véridique la version de ces derniers. 

Les premières versions que diffuse la police s'appuient systématiquement sur le racisme structurel. Pour Sourour Abouda, la première version parle donc d’une « personne indigente ». On saisit alors comment cette affaire s’insère symétriquement, comment elle fait continuité avec les mise à mort de Ilyes Abbedou et de Mohamed Amine Berkane. « Clandestins », « Indigent » : “circulez braves gens, il n’y a rien à voir !” Le racisme policier opère ici comme construction de l’inattention mais aussi de la diversion qui constitue en miroir des formes de blanchiment par déresponsabilisation. Dans l’affaire de l’assassinat de la petite Mawda par la police de l’autoroute, on se souviendra que la police avait parlé de “migrants qui avaient jeté par la fenêtre leurs propres enfants sur la police”. Hypothèse délirante que seule la déshumanisation des migrants par la xénophobie d’Etat rend audible. Bart De Wever n’avait d’ailleurs pas tardé à interroger la « responsabilité des parents ». Le premier ministre de l’époque, Charles Michel, avait promis “toute la vérité sur cette affaire” avant de partir se planquer au Conseil européen. 

Ces versions racistes diffusées par la police ne se propagent pas seulement comme des mensonges mais fonctionnent bien plutôt comme des quasi-vérités qui vont orienter et constituer la base épistémique de l’instruction. Plutôt que d’orienter l’enquête sur la boîte noire du commissariat, le comité P oriente d’ores et déjà l’enquête en direction de la soirée de Sourour Abouda de façon à instruire à décharge des policiers. Si nous parlons ici d’une « base épistémique » c’est parce que les versions racistes de la police sont supportées par un savoir pénal qui fait continuité et transforme ces quasi-vérités policières en vérités judiciaires. C’est alors toute l’anthropologie criminelle de Prins, de Tarde ou de Vervaet qui se trouve à l’œuvre pour naturaliser et brancher l’écriture policière avec la pratique judiciaire. La révolution pénale de la fin du XIXe siècle dont nous sommes encore les contemporains déplace l’attention des actes criminels vers la « personnalité criminelle » et donc aussi le « milieu criminel ». Au cœur de cette réforme pénale libérale, le savoir psychiatrique. Les psychiatres de la fin du XIXe siècle affirment désormais qu’ « il y a dans l’acte criminel, un élément de folie, et dans la folie, un élément criminel ». L’anthropologie criminelle se fait alors machine ethnographe et restitue des “tendances”, des “milieux”, des “mœurs”, des “habitudes”, des “profils”, bref des subjectivités favorables à la récidive et au « passage à l’acte » criminel. C’est tout ce sur-savoir psychiatrique raciste qui s’est rejoué dans l’hypothèse policière du “suicide” de Sourour Abouda. Et l’enquête telle qu’elle est menée jusqu’à présent, ou à tout le moins telle que le parquet la communique, vise alors précisément à dessiner le profil psychique, la personnalité psychiatrique de Sourour Abouda. Le « suicide » comme passage à l’acte surdétermine ainsi l’enquête et construit en un miroir opaque rigoureusement inversé la déresponsabilisation des actes, des gestes, des mots, des insultes, des violences commises lors de sa prise en charge policière. On commence à savoir beaucoup de choses, beaucoup trop de choses sur la dernière soirée de Sourour Abouda qui devient le lieu unique de l’enquête et de l’attention, alors qu’on ne sait strictement rien de ce qui s’est passé dans le commissariat. Depuis ce temps du huis clos de l’instruction, la police peut alors organiser la fuite d’informations parcellaires ou fausses dans une logique d’auto-immunité. 

Vers une marche de la dignité contre les violences policières

Lorsque l’on restitue, affaire après affaire, les processus d’instruction judiciaire police/parquet en tant que fabrique située de l’impunité, il paraît absolument intolérable de continuer à laisser le Comité P seul à l’enquête et le parquet disposer d’une telle puissance de vérité sans contrepartie, sans contre-pouvoir. Pour changer le rapport de force aujourd’hui extrêmement défavorable aux victimes de violences policières, il nous faut provoquer une transformation de la définition juridique du racisme d’une façon à passer d’une logique de l'intentionnalité à une attention aux effets, donc aux dommages et aux torts subis. Cette transformation substantielle permettrait de déplacer le droit en direction des victimes et d’ouvrir des jurisprudences plus attentives aux conséquences matérielles du racisme et des violences policières. Concrètement cela permettrait aux familles de se trouver au cœur du dispositif d’enquête et de pouvoir bénéficier d’un accès prioritaire au dossier de façon à pouvoir constituer des devoirs d’enquêtes complémentaires efficaces et informés. On en est très éloigné. Malheureusement, l’affaire Sourour Abouda rappelle qu'après BLM et l’échec de la “commission Congo” rien n’a changé dans ce pays et que les familles des personnes assassinées par la police continuent à être écartées des processus judiciaires. Il est temps que cela change ! 

Les divers éléments propositionnels posés ici doivent pour devenir effectifs prendre appui sur un soulèvement politique construit. Nous sommes dans une séquence qui précède les élections fédérale, communale et régionale de 2024 et qui voit plusieurs affaires de violence policière en cours d’instruction ou de suivi judiciaire (Akram, Adil Charrot, Mehdi Bouda, Mohamed Amine Berkane, Ouassime et Sabrina, Ilyes Abbedou, Ibrahima Barrie, Sourour Abouda, etc.). Les non lieux s'empilent les uns sur les autres et nous ne parvenons pas, jusqu’ici, à mordre et à impacter réellement le processus de construction de l'impunité. Nous restons pour l’heure spectateur impuissant des rouages multiples du racisme d’État même si le combat porté par les familles de victimes de violences policières constitue le début d’un contre-pouvoir, de contre-conduites judiciaires. Le travail d’avocat.e.s pénalistes compétents en mesure d’agir pragmatiquement sur le processus judiciaire est nécessaire et absolument incontournable. Mais il n’est pas suffisant. Pour que ce travail ait des chances réelles de peser, en situation, il faut construire un puissant mouvement politique instruit des cas singuliers et capable de produire une intelligence collective spécifique, capable de sortir des mots d’ordre et des abstractions dévorantes qui empêchent de faire prise, un mouvement capable donc de construire le collectif des personnes victimes de violence policière, collectif large et hétérogène à distance de la société civile d’Etat, le collectif de ceux qui veulent profondément changer les pratiques policières et judiciaires ici et maintenant. Nous pensons que tant du point de vue du travail activiste en cours, du point de vue des forces en présence, que du point de vue de la conjoncture, il y a un momentum possible.    

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 1) Ce n’est pas un hasard que la porte-parole de la ministre bruxelloise de la mobilité Groen, Marie Thibaut de Maisière (ça ne s’invente pas), aristocrate de droite, “patriote”, et récemment convertie à l'éco-libéralisme autoritaire, est, en tant que chargée de communication réserviste volontaire, attachée à l’unité “Caméléon” de l’armée belge qui a pour tâche de “gagner les cœurs et les esprits des populations locales lors des missions à l’étranger de l’armée belge” (defencebelgium.com). L’Info Ops Groupe a été fondé dans les suites de l’assassinat des para-commandos belges au Rwanda en 1994.          

Bibliographie 

  • Ajari N., 2022, « Née de la lutte : la philosophie africaine-américaine face à la mort prématurée des noirs », Permanence critique, arc-culture.be, juin 2022
  • Comité Justice pour Lamine Bangoura,    « Stop à la séquestration du corps de Lamine Bangoura », Medipart.
  • Curry Tommy J. & Harris Leonard, 2015, « Philosophy born of struggle : thinking through Black philosophical organizations as viable schools of thought », Radical Philosophy Review, Vol. 18, No. 1, 2015
  • Gilorme Ruth Wilson, Golden Gulag, Berkeley, University of California Press, 2007
  • Kafka, F., 2016, Dans la colonie pénitentiaire, BoD-Books on Demand.
  • Roland E., 2018, « Esquisse d’une généalogie des formes de gouvernementalité et des dispositifs éducatifs en Belgique du XIVe au XXIe siècle », Bruxelles, Ligue de l’enseignement et de l’éducation
  • Mbembe A., 2006, « Nécropolitique », dans Raisons politiques 2006/1 (no 21), Pap. 29-60

Martin Vander Elst et Anas Amara

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