L’affaire Mathis est devenue une affaire politique par l’intermédiaire d’une vidéo filmée par sa maman et diffusée sur les réseaux sociaux. La vidéo qui montre un policier exercer un plaquage ventral contre un jeune enfant noir d’à peine 9 ans dans une école spécialisée de Nalinnes (Hainaut, Belgique) a fait le tour des réseaux sociaux jusqu’à l’émission TPMP. On aura beaucoup parlé de l’intervention policière brutale et de l’inaction de l’école face aux insultes racistes, mais les images ne montrent pas tout et l’essentiel du problème posé par l’affaire Mathis se fabrique en amont. A l’occasion d’un rassemblement prévu pour le dimanche 1er octobre, il nous paraît nécessaire de restituer les coordonnées de fond de cette affaire.
Suite à une dispute ayant eu lieu dans la cour, l’école de type 3 de Nalinnes ne répond pas aux paroles et aux actes négrophobes subis par Mathis. Au contraire, les éducateurs isolent Mathis et le maintiennent à l’écart, sous surveillance. Ce n’est pas la première fois que Mathis subit des insultes racistes dans cette école. La veille encore, Mathis était parvenu à trouver l’oreille attentive d’un assistant social qui avait pu le recevoir et l’écouter, puis discuter avec Rita, sa maman. Mais le 5 septembre personne dans l’équipe éducative n’essaie de prendre en compte les conséquences des actes négrophobes subis par Mathis, personnes ne cherchent à mettre en place une communication empathique, à répondre aux blessures subies par Mathis. Au contraire, depuis son dossier disciplinaire (type 3), Mathis est directement appréhendé comme un « enfant dangereux », sa colère contre l’injustice est immédiatement traduite en « trouble du comportement », comme une « furie incontrôlable » (une « crise aiguë de 2h »). Cet enchaînement d’injustices continuées se branche sur un enseignement spécialisé qui construit des natures délinquantes, des « furies » qui piquent des crises sans fin. Et c’est toujours l’éducation familiale, surtout les mères, qui est mise en cause.
Une volonté sadique d’humiliation
L’école appelle la police alors que Mathis est contenu par un ouvrier sur la demande de la directrice. L’ouvrier proposera de relâcher Mathis mais c’est la directrice qui lui ordonne de continuer à contenir Mathis jusqu’à l’arrivée de la police. A aucun moment la famille de Mathis, ni la mère, ni le beau-père, ni le père ne seront prévenus des mesures de contention. Le contact avec le beau-père sera refusé. Lorsque la police arrive, elle prend le relais de l’ouvrier. Mathis est maintenu sous la surveillance d’un policier pendant que deux de ses collègues participent à un briefing avec la direction. On ne sait pas ce qui s’y dit mais à la sortie de cette réunion opérationnelle les deux policiers tombent sur Mathis et le collent contre le mur. C’est à ce moment que la directrice annonce à Mathis qu’il sera renvoyé. Mathis manifeste son opposition à cette mesure injuste et se retrouve projeté contre le sol, maintenu en plaquage ventral de longues minutes. Maintenu 10 à 15 minutes au sol, Mathis a entendu les policiers se moquer de sa maman. Il est traité de « gangster », on lui dit que si sa maman fait la maligne, elle se retrouvera elle aussi projetée au sol.
Lorsque Mathis étouffait, le policier levait légèrement son poids, Mathis faisait alors de fausses déglutitions (symptôme d’une détresse respiratoire), puis le policier asphyxiait à nouveau Mathis de tout son poids. Plusieurs fois Mathis a cru mourir. Cette violence porte une volonté évidente d’humiliation. Il s’agit d’un acte de torture exercé sur un enfant de 9 ans à peine avec ce que cela implique de sadisme. Cet acte de brutalité policière n’est pas effectué ex-nihilo, il est commandité au cours d’un briefing avec la direction. On sent clairement dans les gestes et les mots comment c’est en réalité le dossier disciplinaire qui fait agir la police, qui produit la déshumanisation préalable à l’exercice de la brutalité. C’est le rapport disciplinaire qui constitue la race comme vecteur comportemental. Un individu y est réduit à des caractéristiques « naturels », condensé en quelques traits caricaturaux, en un type criminel. Le rapport de savoir est alors activé par le policier qui performe la réponse institutionnelle prévue pour ce type d’ « individu » : « t’es un gangster toi ! ». La race ici est bien la condition d’acceptabilité de l’asphyxie, du geste d’une mise à mort suspendue à la volonté sadique du policier. Du disciplinaire au policier en passant par le briefing opérationnel avec la direction qui précède le passage à l’acte, ce qui est mis en œuvre n’est rien d’autre que du profilage racial, en un redoublement negrophobe du racisme contre les « anormaux ».
Courte généalogie du racisme scolaire
Le type 3 est une institution de la Fédération Wallonie-Bruxelle où on relègue tous les enfants « à problèmes », c’est-à-dire ceux qui demanderaient un accompagnement et une attention que la pénurie et le délabrement de l’enseignement normal rend impossible ; ceux à qui, par racisme, on ne peut/veut donner l’attention nécessaire. Il n’y a que la Fédération Wallonie-Bruxelles qui ait un enseignement constitué pour les enfants « caractériels » ou qui ont des « troubles du comportement ». Cette exception rétrograde est une continuité du racisme d’Etat darwinien de la fin du XIXe siècle.
Les réformateurs libéraux bruxellois du mouvement de défense sociale tels qu’Adolphe Prins, Jules Lejeune, Henry Carton-Wiart, Louis Vervaeck, Jean Demoor, Louis Querton, Émile Waxweiler, Ovide Decroly, Tobie Jonckheere, Marcel Boulanger, Auguste Ley vont construire une pédagogie libérale adaptée au nouveau régime économique industriel et au besoin d’une nouvelle forme de main d’œuvre. Le régime pédagogique libéral s’invente dans les instituts de recherche du parc Solvay (les institutions de sociologie, de physiologie, de psychologie expérimentale) ainsi que dans les facultés de sciences, de médecine et de droit de l’Université de Bruxelles et de l’Université nouvelle. L’enseignement spécialisé naît d’une réflexion sur l’hygiène scolaire, l’éducation physique, le travail manuel ou encore la protection et le contrôle des mères et des nouveau-nés. Ces institutions fonctionnent en réseau avec les hôpitaux bruxellois, les asiles, les écoles de bienfaisance, les services d’hygiène communaux et l’Office national d’eugénique (Roland, 2018).
L’enseignement spécialisé est instauré comme une institution contre-révolutionnaire dans les suites des grèves insurrectionnelles ouvrières de 1886. La bourgeoisie libérale prend alors conscience que le régime du premier libéralisme (Frère-Orban) fait de répression et de respect de la « libre entreprise » ne permet plus de contrôler le prolétariat. Le conflit de classe durant cette seconde moitié du XIXe siècle est extrêmement intense en Belgique. L’oligarchie met alors en place une commission sur le travail ouvrier. C’est dans le cadre de cette commission que Léopold II affirmera que « la situation des classes laborieuses est hautement digne d’intérêt et ce sera le devoir de la législation de chercher, avec un surcroît de sollicitude, à l’améliorer. Peut-être a-t-on trop compté sur le seul effet des principes d’ailleurs si fécond de la liberté. Il est juste que la loi entoure d’une protection plus spéciale les faibles et les malheureux». A la police répressive de la matraque, du sabre et des baïonnettes s’ajoute une politique positive, productive et positiviste de « protection plus spéciale des faibles et des malheureux ».
La pédagogie contre-révolutionnaire offre un modèle évolutionniste libéral pour les familles bourgeoises (pédagogie active) et un modèle répressif et policier pour les enfants issus des milieux populaires considérés comme « incorrigibles » qui sont relégués vers les pénitenciers et les institutions pour « anormaux ». Ovide Decroly connu pour son école bourgeoise de pédagogie active du même nom fut aussi, ce que l’on sait moins, le fondateur puis le directeur de l’Institut d’Enseignement spécial pour Enfants irréguliers dès 1901. Les écoles pour « anormaux » sont en réalité des institutions pour reléguer les enfants de milieux considérés comme potentiellement « dangereux » et donc à « civiliser ». Decroly qui met en place un enseignement basé sur le « développement naturel » et la liberté pour les enfants de la bourgeoisie préconise dans le même temps des méthodes disciplinaires plus répressives et autoritaires pour assurer une « liberté surveillée » aux enfants issus de milieux populaires. A contrario, les enfants « adaptés », ceux dont le milieu familial correspond à celui de l’école ont eux droit à une « libération prolongée », ainsi qu’aux méthodes disciplinaires libéralisées (celles qui s’esquissent avec les médecins au XVIIIe siècle pour les nouveau-nés et qui seront ensuite défendues par le mouvement féministe du XIXe siècle, puis par la pédagogie libérale à partir des années 1860).
Les enfants des milieux populaires comme immigrés sont considérés comme des enfants en danger à cause de leurs milieux jugés criminels et qui pèseraient d’un poids négatif sur leur évolution « naturelle ». Le racisme scolaire est un racisme contre les anormaux (Foucault) qui est coextensivement classiste et raciste. Dans les écoles d’enseignement spécialisées, les familles, surtout les mères, sont considérées comme la cause des « retards de développement » et des « anormalités de comportement » de leurs enfants. Les théories psychanalytiques de la « maman crocodile » (Lacan) ou de la « mère pas suffisamment bonne » (Winnicott) servent alors à faire porter la charge du racisme scolaire sur les mères et à instaurer une véritable police des familles (Donzelot). La constitution d’une « défaillance des familles » est le dispositif normalisateur indispensable à la mise sous surveillance constante et sans rédemption du SAJ. Le racisme scolaire passe par une multitude de dispositifs d’assujettissement dans la relation des familles avec l’administration. La négrophobie en décuple la violence autant que les scènes génératives (direction, police, parquet, SAJ, commissariats, parlements, etc.).
Une violence policière armée par l’institution scolaire
L’affaire Mathis montre clairement comment l’institution scolaire est active dans la brutalité policière. Les tentatives d’en renvoyer la responsabilité vers le ministre de l'Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V) font peut-être le jeu de Caroline Désir (PS) mais elles n'apporteront aucune réponse. La fédération WB et le réseau WBE sont clairement engagés dans cette violence institutionnalisée. L’école et WBE ont dans un premier temps nié les insultes racistes renvoyées à de soi-disants rumeurs diffusées sur les réseaux sociaux de façon à nuire à l’image de l’école. Ce que montre l’action de l’école et du WBE durant toute la séquence, des premières mesures de contention, aux tentatives de Désir de peser sur la manifestation du 1er octobre pour en dépolitiser les exigences, c’est qu’il n’y a pas de racisme d’Etat qui ne repose de part en part sur des dispositifs institutionnels actifs, sur une chaîne de responsabilités parfaitement assignables.
La violence institutionnelle continuée subie par Mathis et sa famille est profilée par la race telle qu’elle passe par de multiples dispositifs policiers au sens très large que leur donne Rancière et Foucault : rapports disciplinaires, circulaires, surveillance, encadrement de l’inscription par le SAJ, parquet, police, intervention de la ministre, société civile d’Etat dépolitisante, construction de profils psy, police des familles, etc.
L’école et l’enseignement spécialisé en particulier n’a jamais été un lieu d’apprentissage et encore moins un lieu « safe » censé « protéger nos enfants ». La brutalité y est le régime quotidien, avec ou sans police. Une lutte antiraciste politique et décoloniale conséquente ne peut l’ignorer. Le « décolonial » (sic.) made in PS est une machine de dépolitisation préventive dont l’objectif est de nous empêcher de poser la lutte sur son plan de problématisation réel et de protéger au passage une ministre ou un chargé de projet en coopération. Ici elle réduit les chaînes de violences négrophobes dans lesquelles Mathis et sa maman sont pris en problèmes abstraits et sans sujets d’orientation scolaire et de harcèlements à l’école.