Première version
Cette courte proposition provisoire vient de l’étonnement de voir se diffuser ces dernières décennies la théorie gauchiste de l’ « incarnation » jusque dans certains collectifs décoloniaux alors que cette formulation du « populisme de gauche » (Laclau & Mouffe) fait de Perón lui-même le signifiant vide (objet a). En réalité le péronisme n’est en rien une politique vide ou anhistorique mais bien un régime vecteur du néo-nazisme argentin basé sur l'antisémitisme, l'anticommunisme, l'antilibéralisme et une vision totalitaire du rôle de l’État. Le capitaine Perón fera partie des officiers putschistes participant au coup d’État fasciste d'Uriburu en 1930. En tant que colonel, il démarrera sa carrière politique au sein du Groupe des Officiers Unis (GOU), la junte militaire fasciste qui gouverna l'Argentine à partir de 1942. Entre 1946 et 1952, sous les deux présidences Perón, plusieurs milliers d’anciens nazis dont de nombreux criminels de guerre notoires, sont arrivés en Argentine. C’est tout un faisceau de causes qui a fait de l’Argentine la pièce maîtresse de l’accueil des anciens nazis en Amérique latine : une admiration pour l’expertise allemande dans l’art militaire comme dans les technologies industrielles, relevant d’une longue tradition ; une volonté développementiste ; un appât du gain ; des relations personnelles privilégiées de longue date entre Perón et les nazis ; des affinités idéologiques et un antisémitisme marqué. Comme en Pologne, renaissante comme État souverain en 1920, et dans la plupart des nouveaux États-nations à la recherche de ciment sociaux, l’Argentine trouvera alors dans l’antisémitisme l’un des arguments idéologiques à la cohésion nationale (Zawadzki, 1993). Et une industrialisation récente de l’économie urbaine, donnera à son tour une puissance particulière à la thématique suprématiste blanche. A l’occasion des nombreuses insultes négrophobes entendues à l’issue de la victoire de l’équipe d’Argentine en coupe du Monde, il semble que cette histoire fasse retour. Ce qui nous oblige donc à une critique du concept même d’incarnation.
Pour tenter une sortie décoloniale de cette théorie populiste et suprématiste, nous proposons d’interroger la célèbre formule de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie afin de lui donner une force prospective, une actualité. Pour se faire, comme l’écrit Sylvain Lazarus dans son dernier ouvrage intitulé Chronologies du présent : « Pour analyser le présent, il faut rompre avec l’historicité révolutionnaire ». Ce qui signifie que ce qui peut faire présent ce n’est ni une force utopique abstraite ni une sorte d’héritage patrimonialisé mais bien une forme d’attention, ou pour dire vrai, une exigence. C’est peut-être là un des secrets qui se logent au cœur de la formule algérienne.
Durant le soulèvement du peuple tunisien en 2010-2011 il circulait une formule proche, une sorte de déclinaison interne : « Dieu ne peut libérer un peuple qui ne se libère pas lui-même ». On retrouve également des propositions éthiques voisines dans le livre de James-H Cone intitulé La noirceur de Dieu : « Lorsque Dieu se révèle dans l’histoire comme notre liberté, on le découvre comme le Dieu de l’espérance » (p. 169). La libération des hommes de l’oppression dépend donc d’une transcendance, elle est hétéro-nome mais cette intervention est elle-même articulée sur une foi profonde qui est source d’actions contre l’injustice : « Quelquefois le chemin devient dur et je ne sais que faire. Quelquefois le fardeau devient lourd et je sens que je ne puis plus avancer. Mais voilà une chose que je peux vous dire : je sais que mon seigneur va venir, je veux être prêt à mettre mes souliers, revêtir ma robe et me promener dans Sion. Voilà pourquoi je ne peux me laisser abattre. » (p. 169). Il y a, me semble-t-il, dans ses différentes versions quelque chose qui résiste à la sécularisation et à ses fausses promesses de bonheur sur terre (cf. Mohamed Amer Meziane). Une sorte de principe : peu importe ce que disent ou font les oppresseurs, ce qu’ils essayent de faire de nous ; nous savons que nous possédons une liberté qui ne doit rien aux hommes. Dieu est alors celui qui fait irruption dans l’histoire du peuple, lui donnant le sens de son passé, le courage de lutter dans le présent et la volonté d’espérer. Le principe d’espérance est donc un principe de transcendance. Ce qui implique une dimension verticale de la libération.
Se joue donc ici un appel, une tension, une sollicitude radicalement différente de l’autonomie moderne qui a pourtant servi de fondement à la gauche. Et c’est cette transcendance à l’œuvre dans la libération même qui implique un principe de séparation et de limitation, autrement dit, un principe de responsabilité. Ce qui est péché, Haram, interdit c’est le Shirk : c’est d’associer à des hommes une qualité divine. Nul ne peut se prendre pour Dieu et il n’y a ni Prophète, ni César, ni Tribun au cœur de la libération. « Un seul héros, le peuple ».
Pourtant nous avons souvent tendance et plus particulièrement dans les traditions issues du populisme de gauche, chrétiennes trop chrétiennes, à identifier certaines personnalités comme pouvant totaliser un processus politique. Il s’agit en réalité d’une grave erreur qui consiste à réduire un segment d’une série d’acteurs au Tout d’un processus. Ce qui se passe alors la plupart du temps c’est qu’on fétichise des « militants historiques » eux-mêmes déliés des chaînes de traduction qui les ont pourtant produit comme militants pour en faire des patrimoines figés (objet a). C’est aussi ce que désire particulièrement l’État comme on dit dans certaines traditions anarchistes, ce que nous appelons, pour notre compte, la société civile d’État et qui est subsidiée pour, précisément, faire ce travail d’associationnisme, pour briser les chaînes actives, isoler un segment abstrait et produire une scène de reconnaissance et d’exposition, une scène vidée et rendue inoffensive. C’est le beurre quotidien des théâtres, des forums et revues du radical chic (cf. la chanson “Radical Chic” de Mino De Santis, 2013). C’est peut-être aussi pour cela que Lazarus insiste tant sur cet impératif de faire de la politique à distance de l'État, prescription éthique et non morale. Isoler un militant, le séparer de ses agencements génératifs ou à l’inverse le limiter à son milieu supposé « naturel », le faire tourner sur des scènes abstraites, voilà l’opération du pouvoir idolâtre qui est aussi une opération coloniale. C’est ce que montre bien Meziane avec la codification du droit « islamique » par Napoléon, opération de domination parfaitement consciente de ses effets que l’on peut également retrouver dans les carnets de Émile Storms, « l’empereur du Tanganyika ». On pourrait alors entendre ici à nouveau l’avertissement lancé par Césaire dans ses « Cahiers d’un retour au pays natal » : « Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse ... »
Il devient désormais possible d’actualiser la formule algérienne pour notre temps : « un seul héros, les pratiques politiques ». C’est désormais vers elles qu’une anthropologie du nom peut tourner son attention scrupuleuse. Découlerait alors de ce qui précède un adage : « méfies-toi comme du Covid de ceux qui te feront tourner sur des scènes abstraites loin de tes pratiques, loin de te frères et sœurs de luttes, méfies-toi de ceux qui te feront passer pour une incarnation, pour une sorte d’hostie fongible pour ne pas avoir à agir en responsabilité depuis tes chaînes d’activation car ils préfèrent en vérité les ours qui dansent ». La tâche politique est dès lors entièrement dévolue aux générations humaines ; le seul Messie possible est collectif : c’est l’humanité opprimée toujours singulièrement quelque part en un lieu et en un temps particulier en train de se libérer.