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Billet de blog 11 novembre 2013

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Ces "tabous" que les libéraux veulent briser

Encore un ! Au détour d’une interview au Journal Le Monde en date du 10-11 novembre, Bruno Le Maire vient d’ajouter son nom à la liste des audacieux libéraux briseurs de « tabous » : « Je veux simplement apporter des réponses aux problèmes des Français quitte à briser un certain nombre de tabous » a-t-il ainsi déclaré

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Encore un ! Au détour d’une interview au Journal Le Monde en date du 10-11 novembre, Bruno Le Maire vient d’ajouter son nom à la liste des audacieux libéraux briseurs de « tabous » : « Je veux simplement apporter des réponses aux problèmes des Français quitte à briser un certain nombre de tabous » a-t-il ainsi déclaré en mentionnant tour à tour la réduction des dépenses publiques, la « simplification massive du droit du travail », la diminution de la durée de l’indemnisation chômage, la baisse des « charges » mais aussi le « durcissement des règles du regroupement familial » et en légitimant un débat le droit du sol.

« Encore un » car ils sont somme toute assez nombreux à revendiquer la posture de l’audace intellectuelle et du courage politique consistant  à se rebeller  contre la « pensée unique » qui  maintient encore ces interdits dans le domaine du sacré. Nicolas Sarkozy en avait ainsi fait sa marque de campagne en 2007. « Qui a creusé les déficits, qui a augmenté le chômage, qui a fait exploser la pauvreté, l’exclusion, la précarité, qui a raté l’intégration, qui a laissé se développer les discriminations, qui a installé le communautarisme, qui a abaissé l’autorité de l’Etat, qui a affaibli l’identité nationale, qui a fabriqué l’échec de l’école, qui a dévalorisé les diplômes et le travail, qui a favorisé l’assistanat ? » avait-il ainsi demandé dans un discours à Villebon-sur-Yvette. Avec une assurance digne de Toinette face à Argan, le diagnostic sarkozyste pointait alors la cause commune à tous nos maux "La pensée unique" et le conduisait "tout naturellement" à la nécessité d'y mettre fin en osant briser les chaînes du "politiquement correct".

Dans la droite ligne de cette désacralisation courageuse, Laurence Parisot avait également proposé l’an dernier d'oser « détabouïser la flexibilité ».

Bruno le Maire a donc d’illustres prédécesseurs et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne brille pas par l’originalité mais s’inscrit, au contraire, pleinement dans l’idéologie néolibérale qui, elle, ne connaît pas la crise. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la crise économique n’a pas, en effet, entraîné ipso facto une crise idéologique et l’interrogation sur les bienfaits supposés de la financiarisation et du libre-échange auxquelles on aurait pu logiquement s’attendre. « Je faisais partie de ceux qui espéraient que la crise financière apprendrait aux Américains et à d’autres une leçon sur la nécessité de plus d’égalité, plus de régulation et un meilleur équilibre entre le marché et l’Etat. Malheureusement cela n’a pas été le cas » relevait ainsi Joseph Stiglitz en 2011.

Difficile en effet de ne pas constater la résistance du néolibéralisme transformant les Etats en entreprises évaluables selon leurs « performances » par des agences auxquelles Bruno Le Maire concède le droit de délivrer des « cartons rouges » quand leurs notations sont aussi peu objectives que démocratiquement légitimes.

Difficile aussi de ne pas voir que l’objectif néolibéral de l’extension du domaine du marché à l’ensemble de nos activités est plutôt en bonne voie…Quiconque échoue à faire fructifier son « capital humain » et se révèle ainsi être un mauvais « auto-entrepreneur » pour lui-même et un « maillon faible » pour les autres est incité à se retourner contre lui et l’Etat à cesser de « verser des chèques » (toujours Bruno Le Maire) à celles et ceux que l’on nomme si fréquemment des « assistés ».

En formulant ses propositions libérales, Bruno Le Maire va donc dans le sens de l’idéologie dominante et du vent qui souffle depuis des décennies. Loin de « briser des tabous », il véhicule des poncifs qui conduisent régulièrement à remettre en question acquis sociaux ici, principes humanistes là.

Le mot n’est toutefois pas choisi au hasard : parler d’un « tabou », c’est vouloir ôter toute pertinence rationnelle à l’objet ainsi nommé car, comme le notait Freud, ce qui caractérise les « prohibitions tabou c’est qu’elles ne se fondent sur aucune raison ; leur origine est inconnue ». Faire entrer le code du travail, le repos dominical ou le droit du sol dans la catégorie des « tabous », c’est renvoyer l’objet ainsi qualifié à une genèse mystérieuse, à une absence de fondement rationnel et s’auto-désigner comme celle ou celui qui ose enfin s’interroger sur ce que par tradition, habitude, facilité ou crainte de représailles sociales on n’ose remettre en question. Rien de mieux pour tenter de décrédibiliser et de faire apparaître comme « archaïque » la défense de ce que l’on a qualifié de « tabou » et pour s’accaparer implicitement le monopole de la raison. Le néolibéralisme a l’habitude de masquer son parti pris idéologique derrière l’acceptation de ce que le réel bien compris nous imposerait de lui-même, sans alternative. Ne laissons pas l’imposture des « briseurs de tabou » au credo fataliste transformer des acquis sociaux et la boussole rationnelle du progrès en interdits mystérieux infondés.

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