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Le philosophe Enrique Dussel est décédé le 5 novembre dernier.
Né en 1934 en Argentine, exilé depuis 1975 au Mexique, Enrique Dussel, qui fut l’un des fondateurs de la « philosophie de la libération », est l’auteur d’une œuvre considérable, internationalement reconnue. De ses écrits sur la « philosophie de la libération » à ses derniers ouvrages plus spécifiquement consacrés à la « politique de la libération », en passant par l’élaboration d’une « éthique de la libération » nourrie de la pensée d’Emmanuel Levinas et d’un long dialogue avec l’éthique de la discussion de Karl-Otto Apel, nous lui devons, en effet, plus de cinquante ouvrages et des centaines d’articles à l’apport philosophique incontestable.
Si l’ancrage contextuel de la pensée de Dussel est l’Amérique latine, et si cette situation historique et politique est très présente dans son œuvre, la portée de ses analyses ne se limite pas, loin de là, à ce seul lieu d’énonciation. C’est bien, en effet, la réflexion philosophique dans son ensemble qui s’enrichit de sa dénonciation de l’eurocentrisme et de l’universalisme abstrait, ce qui n’a jamais été réductible, dans la pensée de Dussel, à un refus de toute dimension universelle, mais constitue bien plutôt la nécessité d’une transformation visant à dépasser une abstraction qui nie et laisse dans l’ombre bien des vies et des pensées. L’apport de l’œuvre de Dussel, qui part du point de vue des personnes exclues de la vie et de la participation politique, de l’Autre comme pauvre, ou, plus largement, "victime", est ainsi majeur pour quiconque s’intéresse à l’articulation de la politique et de l’éthique.
On ne peut donc que regretter que ses écrits soient seulement très partiellement encore traduits en français. La traduction récente par Emmanuel Levine de l’ouvrage majeur d’Enrique Dussel Philosophie de la libération [1] constitue, en ce sens, une étape importante dans le chemin utile à parcourir pour rendre accessible cette oeuvre en français[2]. Ce fut aussi l’intérêt du premier colloque francophone consacré à Dussel organisé par Emmanuel Levine et Patrice Maniglier il y a quelques jours à l’université de Paris Nanterre.
En évoquant dans un texte de 2002 [3] le souhait d’une nouvelle Constitution pour le Mexique, Dussel écrivait « Il faut construire une nouvelle maison, avec une nouvelle distribution ; sinon les indigènes, les femmes et les afro-américains se retrouveront dans les logements de service…comme avant, comme toujours ». Il est temps, comme je l’ai indiqué dans la conclusion d’une table-ronde de ce colloque consacrée à la traduction de son œuvre, de passer aussi à une nouvelle maison commune de la philosophie, afin que cesse l’ignorance de pensées aussi importantes à notre compréhension commune. On peut penser « avec et contre » Dussel, prolonger sa pensée ou la critiquer, mais on pense assurément moins bien de nombreux défis et d’enjeux actuels en persistant à penser sans elle.
[1] Philosophie de la Libération, trad.fr. E. Levine, Paris, PUF, 2023
[2] Sont actuellement accessibles en français :
- 1492. L’occultation de l’Autre, trad.fr. Ch. Rudel, Paris, Les Éditions ouvrières, 1974
- Histoire et Théologie de la Libération, Perspective Latino-Américaine, Éditions Economique et Humanime, Les Éditions Ouvrières, 1974.
- Éthique communautaire, trad.fr. F. Guibal, Paris, Cerf, 1991
- L’Éthique de la libération ; A l’ère de la mondialisation et de l’exclusion, trad. Fr. A .K Lumembu, Paris, L’Harmattan, 2002
- La traduction théorique de Marx. Un commentaire des « Grundrisse », trad. fr M. Van der Vennet, Paris, L’Harmattan, 2009
- Vingt thèses de politique, trad. fr M Le Corre-Chantecaille et N. C. Gόmez-Villamarin, Paris, L’Harmattan, 2018
- Philosophie de la Libération, trad. fr ; E. Levine, Paris, PUF, 2023
Ainsi que l’article « Le politique et la démocratie », trad .fr M Le Corre-Chantecaille et N. C. Gόmez-Villamarin, ed. M-Editer, 2020
[3] « Lo político y la democracia », in G. Avalos, Redefinir lo político, UAM, Mexique, 2002. Trad.fr « Le Politique et la démocratie. La crise de la légitimité démocratique à partir de l’extériorité des victimes » par M. Le Corre-Chantecaille et N. Gomez, Editions M-Editer