Il est difficile d’imaginer, suite à la crise du Covid 19, un monde nouveau qui sortirait de l’ancien. Ou qui se dresserait sur l’horizon, à l’instar d’un grand mea culpa général. Il va sans dire que la politique gouvernementale sera inapte à relever le pays d’une manière qui ne soit pas la suite de ce qu’elle a jusqu’à présent introduit : toujours davantage d’autorité exécutive. Mais les populations déconfinées se laisseront-elles faire ? On ne peut aujourd’hui que mettre tout son espoir en elles, dans leur sursaut.
Déjà divisées avant la crise, il est probable qu’elles le seront autant après, et même plus. Et que si elles peuvent rendre le « pire » encore « pire » si j’ose dire (retour à un repliement agressif, confusion hypocrite entre l’intercommunication mondiale générée par le profit et le droit international), elles peuvent aussi enfanter le meilleur. Car si on les extrait du carcan de leur moralité éculée, le vrai « mal » comme le vrai « bien » sont infinis.
Que verrons-nous après, et sans doute bientôt ? Peut-être, au sortir de cette impasse qui nous tue (et pas seulement nos corps), verrons-nous, plutôt que le monde utopique qu’on nous fait miroiter, quelque chose d’intéressant. Que nous serons contents d’être encore là, vivants, de n’avoir pas raté cela.
Oui quelque chose de beau, d’inattendu. L’Histoire a l’air de se répéter, mais ce n’est qu’une apparence. C’est nous qui cherchons en elle les répétitions dont nous voulons rassurer nos existences. Mais elles n’existent pas vraiment, elles n’ont jamais existé. Il y a certes des ressemblances troublantes, et si elles doivent retenir notre attention, elles ne doivent pas la rendre captive. Car le fait que des évènements se ressemblent ne signifie pas qu’ils se clonent les uns sur les autres, mais qu’il nous faut traverser leur miroir, explorer cette ressemblance jusqu’à ce qu’elle craque et laisse place à leur ADN singulier.
L’Histoire ne se répète pas car elle n’évolue que par des imprévus. Le virus en est un, et s’il est d’abord conçu à l’égal d’une catastrophe (devant l’imprévu, qui sait comment se comporter ?), il ne peut être tout négatif. Il recèle forcément en lui une lueur sur laquelle on peut s’appuyer. Une lueur plus passionnante que nos échafaudages hypothétiques, plus réaliste. Nous devons être les artistes du réel. Non ceux de nos propres fantasmes.
Je pense ici à une citation biblique (qu’elle soit religieuse, ici, importe peu), celle de Jean, quand il dit dans son évangile, avec une sorte de désespoir : « Ils croient parce qu’ils ont vu ». En effet, « croire parce qu’on voit » ne suffit jamais, c’est l’opposé de la foi en l’humanité. Aujourd’hui, il nous faut réussir à croire avant de voir, car ce que nous verrons dépend totalement de la confiance que nous poserons dans notre avenir.
Il nous faut revenir en nous-mêmes, non pour y rester mais pour pressentir. Pour tâter intérieurement cette fêlure par laquelle nous pourrons passer (et sauver) notre tête. Si la tête passe, le reste passera. Etre prévoyant, n’est-ce pas tenir compte de la marge d’inconnu qui nous sépare de la magie des choses existantes, comprendre qu’on ne pourra jamais tout contrôler, tout sécuriser. Que le « tout sécuritaire » est justement ce qui nous encombre. Que nous avons besoin aussi d’insécurité. Que c’est même un besoin vital. Nous sommes mortels, et tant mieux. Nous l’avions oublié.
Vouloir tout rationaliser, n’est-ce pas l’imprévoyance absolue ? Nous en avons la preuve avec les stratégies successives de notre gouvernement : imprévoyance avant le virus, minimisé et lui aussi infantilisé ; imprévoyance, une fois le virus déclaré, avec la décision d’un confinement qui aurait pu être tolérable, voire utile, s’il n’avait été imposé avec la brutalité policière de son attestation dérogatoire de déplacement à la clef. Tour de vis qui, lui, n’était pas indispensable, et sur lequel la conscience républicaine bute. Et butera toujours.
Oui, il y a eu autant d’imprévoyance dans la mise en œuvre du confinement que dans le laxisme coupable qui l’a précédée. Ses conséquences, dramatiques pour certains (en passe de devenir « beaucoup »), n’ont pas été envisagées, ou si légèrement que cela soulève le cœur. N’importe quel individu intelligent (au sens noble du terme, je veux dire pas seulement intellectuel) pouvait, dès le 16 mars, imaginer qu’elles allaient appuyer démesurément sur l’inégalité des conditions, accentuer le vertige d’un gouffre déjà béant.
Cela fait longtemps qu’en France, gouvernement et nation s’infligent une méfiance réciproque. Cela est bien plus ancien que le mandat d’Emmanuel Macron, mais évidemment, cela empire. Si l’on considère l’ensemble des classes populaires de même qu’une bourgeoisie moyenne qui n’arrive plus à vivre des fruits de son travail, à la fois pressurée et abandonnée, cette méfiance est très légitime. On se lasse d’être traité comme un enfant quand on a une conscience d’adulte. On se lasse de devoir se contenter de mensonges dont on n’est pas dupe.
On dit parfois que la France est « jacobine ». Et il faut entendre dans ce mot, un reproche de centralisation excessive, à l’inverse de pays à tendance fédéraliste. Mais ce jacobinisme, emprunté à l’histoire de la Révolution, et plus particulièrement à celle de la Terreur, ne peut s’appliquer ici. Les Français n’ont jamais été fédéralistes. Pourquoi devraient-ils le devenir ? Il est bon de tirer les leçons d’autres pays qui s’en sortent mieux, ou semblent s’en mieux sortir, mais pourquoi vouloir les imiter ? Pourquoi vouloir chercher des modèles qui, ajustés à notre héritage historique, seraient des contrefaçons ? Il suffirait en vérité que la France réexamine sa constitution, elle qui fut en des temps lointains l’étendard de la liberté. Qu’elle la bouscule positivement par l’ouverture d’une sixième république. N’est-ce pas incroyable qu’on s’en tienne à celle du Général de Gaulle ? Oui, il suffirait de réduire l’autocratie du pouvoir exécutif et de redonner sa vraie puissance législative à l’Assemblée Nationale, actuellement condamnée à avaler les couleuvres de l’arbitraire. Alors Paris recommencerait, pour reprendre la belle expression de Danton, à « communiquer avec la France entière ». Nous avons tout ce qu’il faut dans nos archives démocratiques. Ne manque plus que la démocratie elle-même.
A vrai dire, la France d’aujourd’hui ne me fait pas penser à une France jacobine. Mais à celle de la fin de l’Ancien Régime, juste avant que la Révolution n’éclate. C’est le même spectacle quand on se met au balcon de l’histoire (le seul endroit non confiné comme on sait) : une France scindée en deux, avec un gouffre en son milieu ; un roi (président), un peuple qui souffre ; les richesses et le pouvoir dans les mains exclusives de quelques uns.
Martine Lecoq