Il me semble que, depuis peu, une transformation s’accomplit dans la conscience collective, un début de contestation ouverte. De plus en plus, de brillants esprits prennent la parole et invitent leurs spectateurs ou lecteurs à reconsidérer la France confinée sous l’angle de la liberté perdue. Alain Damasio, écrivain de science-fiction répond vigoureusement aux questions de son interlocuteur, dans Libération, que « confiner 70 millions de personnes est une aberration » et il ajoute que « mettre en scène l’anxiété, la stimuler par des statistiques partielles et cumulatives, en appeler à l’affect si facile à maximiser qu’est la peur, la répandre intensément par une inflation médiatique obscène, est une stratégie classique pour faire avaler le tout sécuritaire. » Un tel papier dans un tel journal aurait été impossible il y a quinze jours.
Soyons cependant prudents, je sens la France encore bien divisée : celle qui se positionne du côté de la peur, et celle qui la refuse, même lorsqu’elle l’éprouve, parce que la peur n’est que le visage hideux du profit. Penser sans courage fait agir pour soi, et pour soi seulement. Aujourd’hui que le nombre des morts a considérablement augmenté, de même que celui des contaminés, on peut, on doit compatir intelligemment. C’est un devoir humain qui nous incombe à tous de préférer la compassion à la peur.
Mais comment compatir ? Comment courir dans les EHPAD ou les hôpitaux pour soutenir nos parents ou grands-parents alités, nos « vieilles personnes », comment les accompagner dans leurs derniers moments, recueillir leurs dernières paroles, leurs derniers signes de tendresse ? N’est-ce pas les condamner à un chagrin immense (aussi tueur que la maladie) que les priver de notre chaleur humaine ? N’est-ce pas comme les priver de souvenirs, leur voler leur passé ? Comment enterrer nos morts d’une manière plus respectueuse que leur mise au trou ou leur réduction en cendres sans cérémonie ? On nous dit que notre solidarité consiste à rester chez nous, que nous aidons les soignants en restant passifs. Mais n’est-ce pas le contraire ? Ne sommes-nous pas relégués dans l’anti-fraternité ? Et ces soignants épuisés, n’éprouveraient-ils pas un soulagement salutaire si nous nous chargions auprès de « nos » malades de la partie qui nous revient, celle du cœur ?
Dans aucun siècle, nous n’avons vu chose semblable. Même dans les grandes pestes passées, même dans celle de 1720 à Marseille, les survivants participaient ensemble à l’enterrement de leurs morts, ils se prêtaient main forte, en se protégeant le plus possible. Aujourd’hui, on veut pour nous, et à notre place, une existence sans risques, c’est-à-dire sans amour.
Faire peur, c’est faire obéir. Voilà le grand mot lâché. Pour un état fragilisé par les scènes de manifestations récentes, celles des deux dernières années, des Gilets Jaunes aux dernières grèves, pareil virus est une occasion à ne pas rater. Ce qu’il n’a pu imposer par la force, il l’impose par la peur. Il n’est que de regarder, si on a le cœur bien accroché, le marteau piqueur des informations télévisées, pour comprendre cette main mise de l’état sur le principe même de l’urgence. En fait, le virus n’est pas la guerre, il est une arme. Dangereuse en elle-même, bien sûr, mais davantage dangereuse dans les mains d’un gouvernement qui veut faire la guerre.
Mais, comme je le disais au début de ce billet, des contre-pouvoirs commencent à se dessiner. Et si on ne leur donne pas encore la parole, ils la prennent. Ce qui, mi mars, se disait dans un cercle privé, se dit soudainement à voix haute. Et cette audace ne pourrait se déployer si on ne la sentait étayée par un plus grand nombre de résistants. Les journaux, les radios, les médias divers, en sont une preuve éclatante. Car ils ne se lanceraient pas à publier ou diffuser sur leurs réseaux des voix de liberté s’ils ne sentaient un nombre grandissant d’abonnés ou d’adhérents prêts à les entendre d’une oreille toute nouvelle. Ils ne l’avaient pas osé jusque là, et s’ils l’osent aujourd’hui, ils ont tâté sous leurs pieds la fermeté du terrain. Peut-être sentent-ils que, désormais, le fil de l’actualité vibre d’une autre manière, et qu’il y aurait cette fois un risque contraire à camper sur leur première position.
Pour des esprits en quête de sens, il n’est pas envisageable de faire table rase de l’essentiel. Et si l’essentiel consiste dans la vie de tous sans exceptions, malades ou bien portants, on ne peut décemment continuer d’opposer, par un dualisme cruel et vain, la douleur de la privation de liberté et celle de perdre un être proche, terrassé par le virus. C’est la même douleur. Elle est une.
L’orgueil occidental est tel que, n’ayant pu anticiper le mal présent, et n’ayant pas de réponse à apporter à la souffrance, il se doit, pour la faire accepter sans déchoir, de la considérer comme la crise la plus importante du 21ème siècle, un évènement unique et non-relativisable. Malheureusement pour lui, nous commençons à relativiser.
Martine Lecoq