Il en est dorénavant du rugby comme du football et plus généralement des sports collectifs de haut-niveau : la connexion réelle avec le territoire est rompue, elle s'est consumée sur l'autel de la mondialisation financiarisée. Rien de plus banal, voire de plus normal pourrait-on dire mais les amateurs de ce sport doivent se poser au moins deux questions évidentes : pourquoi cette transformation intervient-elle si tard dans le rugby et selon la réponse qu'on y apportera il faudra envisager si les conséquences probables sont de la même nature que celles qui ont été observées dans les autres sports. En effet, s'il s'avérait que cette connexion est essentielle à l'être même du rugby –ce qui n'était pas le cas pour les autres sports- nous assisterions actuellement à l'avènement d'un autre rugby, un "world rugby" qui ne serait rien d'autre qu'une figure particulière de la mondialisation libérale. Perdre son ancrage n'est-ce pas risquer d'aller à la dérive ?

Eléments d'histoire
Aujourd'hui il est bien loin le rugby des villages et le rugby-cassoulet refroidit sur la table. Car la pratique du rugby a été associée dès l'origine à une sociabilité rurale, à un mode de vie semi-urbain, que l'on rencontrait particulièrement dans les bourgs sous-industrialisés du Sud-Ouest. Aux origines le rugby serait donc, par excellence, "le mode d'expression sportive de petites communautés en crise (exode rural) forgeant leur unanimisme à la fois dans le rejet de la grande ville et dans un jeu ancien de rivalités violentes qui fondent ce qu'un ancien président de la Fédération de rugby, Voivenel, a nommé le campanilisme."* Le sud-ouest et plus généralement le sud de la Loire (l'Ovalie) apparait historiquement, en première analyse, comme un espace porteur de structures socio-démographiques prédestinées à la pratique d'un sport de "combat" propre à rassembler les énergies dans la lutte pour le maintien d'un mode de vie menacé. Il s'ensuit –et c'est ce qui va nous occuper- que dans ces territoires va s'implanter durablement une compétence spécifique au rugby. Mais pas seulement car cette différentiation d'avec le Nord centralisateur et destructeur des particularismes régionaux va être l'objet dans certains espaces où subsistent des nations sans état (Pays Basque, Catalunya Nord) d'un surinvestissement de nature identitaire sur lequel il n'est point besoin d'argumenter. Le rugby est devenu d'emblée l'un des ingrédients du complexe identitaire propre à ces territoires ; il l'est encore aujourd'hui mais dans une moindre mesure car il est constamment mis "sur le reculoir" par la pression énorme de la mondialisation qui s'est exercée à travers la professionnalisation.
Que deviennent les enfants du pays ?
Le rôle du rugby pour exprimer les identités des catalans ou des basques est indiscutable. On le voit même pointer dans l'identité des villes :"Ici, ici, c'est La Rochelle " a donné le signal et se répand inéluctablement. Le rugby a une double fonction dans la réalité observable qui lui donne assise et support. D'une part il promeut les "enfants du pays", issus pour beaucoup des villages, dans "l'équipe-fanion" et d'autre part il permet une expression riche de comportements identitaires (drapeaux et chants, broncas traditionnelles) à un public homogène au territoire. Pour les premiers c'est leur nombre et la place symbolique qu'ils occupent qui est déterminant (pour les catalans les départs de Jérôme Porical vers le Stade Français et surtout celui de Nicolas Mas vers Montpellier ont été très douloureusement vécus). Pour le public, il y a certes le niveau de la fréquentation mais surtout la qualité des réactions en symbiose avec l'équipe et la dramaturgie de la rencontre. Au-delà des enfants dupays il y a de très belles réussites dans l'intégration d'étrangers (à l'Usap notamment Britz, Freshwater rebaptisé Aiguafresca, Alvarez-Kairélis, un véritable "almogavare**"). Mais l'accélération provoquée par l'arrivée de financeurs et la course à l'armement qui s'en est ensuivie a transformé les "enfants du pays" en joueurs-marchandises comme les autres et le public identitaire évolue vers une masse de spectateurs indifférenciés. La logique médiatique impulsée par des bateleurs de foire de Canal Plus a fait le reste : un rugby mondialisé dans lequel Mr Moneybag*** (Mourad Boudjellal, le président de Toulon) donne le ton. Exit les enfants du pays, place aux figures médiatiques aux mensurations impressionnantes et aux "habiletés" (les skills) des stars venues d'ailleurs acquises en plus de 10 ans de carrière au plus haut niveau.
Bref, avant il y avait une part de nous-mêmes dans ce qui se passait sur le rectangle vert … mais ça c'était avant… la connexion territoriale s'est évaporée dans las arcanes de la "modernité" tant vantée par les consommateurs de mythes et d'images préfabriquées … Le rugby est atteint dans ses bases géographiques, historiques et sociales … On ne s'y reconnait plus …
Un autre rugby, un autre public ?
Sous nos yeux un autre rugby s'installe qui doit plus à la permanence de nos représentations mentales habitées depuis toujours par les valeurs territorialisées du rugby que par le spectacle offert, souvent de bien meilleure qualité, que les rudes confrontations du passé. Nous n'allons pas tomber dans la nostalgie boudeuse et grinçante du "c'était mieux avant" pas plus que dans l'acceptation béate d'une modernité autoproclamée. Il est possible que les pépés à casquette connaisseurs impliqués soient remplacés dans les stades par des quadras braillards incapables de distinguer un ruck d'un maul et criant "hors jeu !" à chaque relance de son équipe. Les premiers se fatigueront vite de voir leur équipe prendre régulièrement des branlées humiliantes sous les coups de boutoir de mastodontes qui auront ouvert le chemin de leurs buts à des ga zelles importées à prix d'or. Les seconds se repaîtront de ce spectacle de foire …
Ce sera le tribut à payer au sport-monde …
Adieu pépé …
* http://lelanguedocsportif.org/articles/sociologie-du-sport/48-rugby-football-et-identite-occitane
** les almogavares étaient de redoutables guerriers catalans . Ils furent considérés comme l'une des meilleures infanteries de leur époque (du XIIIème au XVéme siècle)
*** ce surnom lui a été attribué par la presse anglaise