A l'exclusion des mainteneurs de la tradition de la gauche "totémique", qui peut aujourd'hui se dire "de gauche" sans échouer à l'examen de ses références idéologiques, sociologiques ou culturelles au titre d'une note éliminatoire ? En effet s'il n'y a pas de borne du côté des gauches de la gauche de la gauche et encore de la gauche où la surenchère est infinie il y a semble-t-il de l'autre côté une borne supérieure qui serait "la droite". Mais où finit la gauche et où commence la droite quand on va de gauche à droite dans l'arc politique ? Manuel Valls se situe-t-il aux confins de la gauche ou au commencement de la droite ? La limite elle-même, dont le caractère flou est le principal caractère, peut-elle être tracée en termes universels ou bien est-elle sujette à des variations historiques voire géographiques ? Quels sont les signes de gauche et les signes de droite dont la somme algébrique imaginaire permettrait in fine de décerner le label ?

Le confort de la posture "totémique"
Un totem procède de l'ordre du sacré, il doit être respecté voire craint. Au sein de la pensée de gauche les totems fonctionnent comme des fondements, des modèles qui incarnent des valeurs. Ils structurent les organisations. Ils sont brandis contre toute déviance, tout écart et ne sont jamais soumis à des aggiornamentos, encore moins à l'air du temps. Ce sont des choses, des blocs inamovibles installés dans le champ de l'imaginaire de gauche ; il est impérieux de les respecter et de les honorer en toutes circonstances. Quels sont-ils ? Quelles valeurs incarnent-ils ?
D'abord l'égalitarisme, une passion française, dit-on. Au plan économique il s'incarne dans la dénonciation des inégalités (d'où le "faire payer les riches") et la demande constante de redistribution ; au plan social dans la dénonciation des privilèges ; au plan sociétal dans le refus des discriminations de toute nature.
Ensuite la fraternité et la solidarité qui s'expriment dans le "modèle social français" avec sa Sécurité Sociale, son SMIC, son RSA et une myriade de prestations, de mutuelles, d'associations caritatives, etc …
Il y a aussi que la croyance au progrès permanent est le seul moteur historique ce qui interdit la moindre remise en cause des "acquis"…
Enfin les libertés fondamentales, l'insoumission de principe doivent garantir l'autonomie des comportements individuels …
Selon cette conception "être de gauche" nécessite de s'inscrire dans ce champ. Il faut aussi s'y montrer et faire ses dévotions devant tous les totems. La moindre omission expose à l'expulsion symbolique. Le fait même de les qualifier de "totems" pourrait peut-être produire le même effet. En revanche les célébrer en toutes circonstances assure un confort intellectuel à toute épreuve et accessoirement garantit bien des carrières politiques ou syndicales, nationales et/ou locales … On peut aussi passer une vie entière à leur ombre sans se poser de questions métaphysiques en se prévalant d'une "culture de gauche" infuse.
Cependant une observance rigoureuse du culte n'est pas requise. Des oublis ou des écarts ici ou là peuvent être acceptés s'ils sont compensés par une plus grande ferveur ailleurs. Tout se passe comme si un Grand Comptable tenait un livre dans lequel un seuil minimum de conformité serait évalué en temps réel. Qui passera durablement sous ce seuil sera suspecté de "droitisation" d'abord et, s'il persiste, se verra dorénavant qualifié "d'homme de droite" …
Chômage de masse, pragmatisme et hérésies
Aujourd'hui le chômage de masse met à rude épreuve le culte des totems dans la mesure où tout ce qui a été tenté sans leur faire la moindre entorse a échoué. Mitterand, Jospin en ont fait l'expérience et l'on dit très clairement La question est devenue : quelles révérences vous pardonnera-t-on d'oublier de faire, quels écarts vous seront permis pour lutter efficacement contre ce "cancer" qu'est le chômage ? Mais voilà que la métaphore du cancer peut autoriser bien des permissions ; en effet, contre un tel mal on ne regarde pas les engagements politiques des médecins ; la route vers la droite est donc de facto ouverte …
C'est ici qu'on peut situer le point nodal de la période actuelle : du respect des totems ou de la mobilisation totale et donc irrespectueuse contre le chômage qui l'emportera ? Les oppositions sont multiples et cultivées à l'envi ; on pointera principalement :
- Cadeaux aux entreprises vs compétitivité des entreprises
- Perte d'acquis sociaux vs préservation du modèle social
- Soumission à Bruxelles vs reconquête de la souveraineté nationale
On voit bien les deux camps qui se dessinent ; le vote de confiance à Manuel Valls et sa feuille de route actent à coup sûr l'option pragmatiste en faveur des seconds termes de ces oppositions.
A ce point il n'est pas inutile de rappeler le fondement même du pragmatisme radical pour lequel la signification d'un concept s'inscrit dans les actes futurs qu'il gouvernera ou inspirera. En conséquence tout jugement doit être suspendu dans l'attente de résultats, ce qui renvoit tout jugement a priori dans la catégorie des procès d'intention. Les anglais disent : wait and see …
Si l'on pense vraiment que ne pas mettre tout en œuvre contre le chômage de masse est "déraisonnable et injuste" on n'acceptera aucune borne, aucun totem, aucun tabou. Paradoxalement on trouvera un appui chez Engels qui écrit dans l'Anti-Düring :
"Si l'on s'éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n'est là qu'un indice qu'il s'est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d'échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes".
Lutter vraiment contre le chômage impliquerait donc logiquement une révision déchirante : s'affranchir significativement du totémisme de gauche. Une hérésie pour les uns, une nécessité humaine qui transcende les idéologies pour les autres.
Cependant, le fait même que soient produites aujourd'hui l'alternative pragmatiste au totémisme peut alimenter la suspicion qu'il pourrait y avoir là on une nouvelle habileté du capitalisme qui consisterait à créer les conditions objectives d'une capitulation acceptée du totémisme afin d'écarter facilement un obstacle à son développement et à sa domination absolue. Encore une signification qui reste à venir…
Donc, sans quitter le pragmatisme on peut à nouveau dire : wait and see ... Et pour savoir si on est "de gauche" aujourd'hui, il faudra attendre demain …