A force de les (re) voir et de les entendre répéter un discours de l'échappée, tous ces spécialistes du politique, on en oublie la vie ordinaire. Je suis en train de discuter quand passe cette mendiante, joueuse de gratte-gratte, une roumaine qui pleure sur la misère, ces hommes qui l'abusent. Elle ne parle pas. Gobelet à la main, les pièces trébuchent avec elle sur la chaussée. A-t-elle seulement un nom ?
La serveuse du café est fière de son travail. Pas toujours de bonne humeur mais on le sait, alors on pardonne. Quand elle me voit agitée par Parkinson, elle est un peu perdue, ne sait que faire. Alors, parfois, elle me dit de me calmer, que le café va tomber. J'accepte cette maladresse nullement intentionnelle. Elle exprime son désarroi.
Sous le porche de l'Eglise cet homme au teint rouge est un rescapé du succès des variétés des années 70, Serge Latour. Placé en maison de soins, il erre. Son visage porte les traces de toutes les substances qui le lui ont passé au vitriol. Il avait un temps une guitare, mais sa voix s'est elle aussi égarée.
Il y a cet homme qui dort sur le seuil de la banque. Une véritable installation de cartons, couvertures et offrandes diverses des passants allant de la couette aux cigarettes. Les jours de marché, il est encerclé par les vendeurs à la sauvette. Ail, échalotes, persil, coriandre, un rayon aux épices le réveille de bon matin.
Pas de woogy woogy avant de faire vos prières du soir, c'est ainsi que chante Saco, l'homme des grands discours sous les fenêtres de la mairie. Roméo sans Juliette, il a l'impertinence de l'homme de la rue. Il se laisse accompagner par la Police Municipale quand la quantité d'alcool a dépassé la puissance des vibrations de sa voix.
Michel a installé son accordéon près de la monumentale fontaine. Il s'inspire du lieu à la caisse de résonance sans pareil, explique-t-il. Il hèle une foule dispersée, en quête d'un rassemblement musical et poétique. On confond bien souvent le courage de la création avec la folie.
Nathalie n'est pas misérable mais elle a un besoin impérieux de mendier. Au début elle réclamait 1€ puis elle s'est adaptée : "T'as pas 20 cts?"
Il y a tous ces gens ordinaires sans travail, tous ces ordonnés du chômage.
L'ordinaire, ce n'est pas l'homme normal. Celui-là fixe la norme et la suit. L'homme ordinaire suit ses habitudes, ses plis, ses mécanismes. C'est la répétition d'un invariant, l'opposé de l'invention innovante. Retour à soi qui inquiète...