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Billet de blog 27 octobre 2015

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Au nom du respect ou histoire de pauvreté.

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Dédicace au maire de ma commune.

« C’est à vous. Oui, vous…Elle va vous recevoir. Attendez ! vous voyez bien que je suis au téléphone. Vous n’avez pas votre Carte vitale ? Tant pis, faut attendre. Vous êtes malade ? je vous ai dit d’attendre. Vous êtes sourd ? De votre oreille gauche ? on peut rien  faire sans la Carte Vitale. Ne vous énervez pas ! vous voyez que je vous écoute… Je suis payée pour cela ?calmez-vous. De toute façon  tout cela c’est la crise. J’ai dit la crise, moi je suis comme vous j’attends…

Comment cela ? Vous voulez attendre chez moi ? je ne suis qu’assistante sociale, je ne suis pas le 115 ! D’ailleurs le 115 vous avez essayé ? ils vous ont pris vos chaussures ? Eh bien faut en racheter…pas d’argent ? Comment cela ? vous avez touché le RSA…vous avez tout dépensé ? Faut apprendre à économiser mon grand ! Vous voulez des tickets repas ? Faut attendre la commission…Non pas les commissions, la réunion des chefs.  Faudra revenir, attendre à la caisse…oui comme d’habitude.

Bon  on s’est tout dit, j’ai un rendez-vous. Pourquoi ? Ben un stage de formation…

Vous me laissez sortir ?

Attention je vais appeler la police… »

C’était cela l’aide sociale.

Quelque part et nulle part.

C’est l’autre qui fait de toi un SDF.

L’autre qui te dédaigne ou t’épluche au scalpel de ses préjugés. Qu’en sait-il de ta vie, de tes  déceptions, de toutes ces trahisons ? SDF c’est un sigle, des consonnes à la résonnance rude.

Ce jour-là je me sentis impuissante et blessée. Il avait bu toute la nuit. Ne savait plus qui il était. Une fois de plus, une fois de trop.

Il avait un début d’anévrisme. Il en était certain. Il finirait mal, comme son père. D’ailleurs depuis peu ce dernier apparaissait dans son sommeil. Il croyait aux esprits. Ce n’était pas par hasard si celui-ci le visitait. Il attendait la lumière, le long couloir qui le mènerait vers eux. Il suffisait d’attendre. Il se laisserait porter. Au pire on l’aiderait. Un coup de couteau dans le dos était si vite arrivé…

Il est assis sur le banc en bas de chez moi. Il fait froid. Je l’ignore. Je passe devant lui. Nos regards se croisent dans le silence. Cette nuit, il dormira encore dehors. On lui a donné un anorak qui ne lui sied pas vraiment. A-t-on le choix quand on n’a plus de chez soi ou de soi ? C’est ça être SDF. Sans amour, sans amis… le rien, le vide, le manque, le besoin, la peur au ventre, l’œil ouvert qui ne se ferme plus, le dos qui fait mal, les odeurs, l’éloignement des autres, la négligence…

Pas loin, il y a un homme qui l’accueille parfois. Il lui garde ses affaires. Quand il s’absente, il doit attendre.  Quand je l’ai accueilli, j’ai pris ses affaires. Elles ont habité la maison. Il insistait sur la propreté et voulait sans cesse laver et relaver ce qu’il trouvait taché. La tache, elle, était indélébile. Il la portait en lui comme un fardeau, un héritage. Il n’arrivait pas à oublier.

« J’ai rendez-vous à la Mairie. J’ai une copine elle va m’aider ». La copine est partie en vacances. On a bien le droit à des vacances me dit la secrétaire. Et lui, il en a des vacances ? Il n’avait qu’à … Il aurait dû… Ils ne sont pas sérieux ces gens-là…Et vous, d’ailleurs qu’est-ce-que vous faites avec lui ? Vous n’avez pas autre chose à faire ? les gens vous regardent…à votre âge…

Les gens me regardaient. Que faisait-elle avec lui ? Et lui, que faisait-il avec elle ? Dans la tête étroite de l’homme du 21ème siècle ils s’envoyaient en l’air.

Mdr aurait dit ma fille. Oui, un rire tragique.

Il retourne au service social. Il crie. Il hurle. On appelle la police. Il rit. Ils ne veulent plus de moi. On est deux dans ce cas-là. On fait trop de bruit.

Ce soir, j’ai pleuré. C’était trop lourd. Je ne pouvais pas le garder, je ne peux même plus le regarder. J’ai téléphoné à une amie, en larmes elle aussi. Impuissantes nous sommes. Révoltées nous sommes. La haine est en nous. Il y eut ce film, La Haine. Il n’y a pas que les voyous qui haïssent. Que fait la mairie, le maire, les assistantes sociales ? Leurs statistiques sans doute. On approche de la fin de l’année. On évalue les projets. On attend la note, la promotion.

Il ne faisait pas partie du projet.

Alors j’ai ouvert ce livre écrit par Jonathan Swift, l’auteur des voyages de Gulliver. Là il s’agit « Du bon usage du cannibalisme » ((éd. Monde Diplomatique, les liens qui libèrent)). Je venais d’avoir le rédacteur en chef de France3. « Pas assez drôle votre histoire.  Et j’en ai tous les jours des histoires comme cela. Les gens doivent prendre conscience – sans moi. Appelez François Courbet ça lui plaira peut-être…la pauvreté ça fait peur, j’ai autre chose à faire, faire sourire… essayez France Bleue aussi. ». Fin de la conversation. Le livre de Jonathan Swift ? Une proposition tout autant absurde que révélatrice du réel : manger les enfants des pauvres. Ouvrage de pure fiction, il exprime toute la cruauté que notre société a vis-à-vis des pauvres : les donner en pâture aux riches. Pour lire leur histoire, pour continuer à être riches…

Je ne téléphonerai pas à Courbet, je vous lègue cette histoire.

Maryse Emel

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