Mathias Gibert (avatar)

Mathias Gibert

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 novembre 2018

Mathias Gibert (avatar)

Mathias Gibert

Abonné·e de Mediapart

Lo luec d'enluec : chemins d’utopie dans la littérature occitane contemporaine

Récit d'un « hivernage » scientifique dans une île perdue au sud de l'Océan Indien, Lo luec d'enluec (Trabucaire, 2017) de l'écrivain marseillais Thierry Offre est avant tout une expérience éco-poétique de déterritorialisation de la langue, qui fait dialoguer la terre et l'écriture hors des sentiers battus.

Mathias Gibert (avatar)

Mathias Gibert

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

« Non-fiction narrative » de Thierry Offre, Lo luec d’enluec (« Le lieu de nulle part », en occitan-provençal), est avant tout un beau défi : celui de mettre en scène la rencontre entre une langue profondément liée a la cité phocéenne, un provençal « hyper-marseillais », populaire et vivant, se rapprochant de celui du grand poète Victor Gelú (1806-1885) et une île non habitée, située au Sud de l’Océan Indien, loin de tout contact avec le monde humain, un archipel français minuscule, perdu dans les « mers du sud » et dont le nom n’est jamais cité. Il s’agit d’un territoire éloigné de tout, un « lieu de nulle part » où le séjour devient l’occasion d'une singulière expérience écopoétique voire même écopolitique de déterritorialisation et re-territorialisation de la langue, sans jamais perdre de vue le chemin de la liberté et de « l'utopie » dans tous les sens du terme:

« Un uelh, l'uelh dau monde benlèu... Un uelh que naseja, un quauqua ren eissit de la man d'ailà dau Tropic dau Capricòrne, un uelh que fa garri-babau per ti dire la vidassa, pretenciosament... Aquesta vida en rebat de la Tèrra, dau Cièle e d'aquesteis Aigas que dien aquí (deliciosament) les eaux territoriales» (p.5) [Un œil, l’œil du monde peut-être... Un œil qui pointe le bout de son nez, un quelque chose qui vient de ce côté-là du Tropique du Capricorne, un œil qui nous éblouit comme un miroir pour dire cette chienne de vie, prétentieusement... Cette vie en reflet de la Terre, du Ciel et de ces Eaux que l’on appelle ici (délicieusement) « les eaux territoriales. »]  

Un des objectifs de ce livre est de bâtir un espace nouveau, celui d’une langue occitane vivante, actuelle et accordée au diapason de ce « mond dau finimond » (monde du bout du monde). Dans la ligne d'un Rotland Pecot (1949 - ) et de ses Portulans (1978-1980), dans un provençal populaire, exigeant et riche, avec sa langue vagabonde et cosmopolite, Thierry Offre fait exister et émerger ce monde naturel ignoré de son « terroir » d'origine. Un terraire nòu [terroir nouveau] pour reprendre le titre de l’œuvre du poète Jòrgi Rebol (1901-1993), qui recherche la tonalité propre au ciel et aux eaux de cet océan, avec sa faune, ses gorfous sauteurs, ses otaries, tout son bestiari, indifférent, ou plutôt sans crainte de la présence humaine, sans doute par manque d'expérience de notre sauvagerie.

« (Gracchus) aviá mandat lo lec quauqueis mesadas avans ambe un article que denonciava lo baile qu'aviá ordonat d'agantar de gòrfos sautaires, manlevats dins son bauç, quasi au nis, de gòrfos qu'un zoo de Montpelhièr lei comandèt. Èra coma un gat qu'a begut de vinaigre, Gracchus. Lo títol èra en promièra pagina: Moïse sauvé des zoos, ambe la fòto de l'aucèu qu'aviá capitat de s'enfugir, escaisnommat Moïse» (p.11)[Gracchus avait ouvert le bal quelques mois plus tôt grâce à un article qui dénonçait le chef de district, lui qui avait ordonné que l’on capture des gorfous sauteurs, pris dans leurs rochers, quasiment dans leur nid, des gorfous qu’un zoo de Montpellier avait commandés. Il était comme un chat qui a bu du vinaigre, dépité, Gracchus. Le titre de son article, en première page tonnait: Moïse sauvé des zoos, avec une photo de l’oiseau qui avait réussi à s’enfuir, surnommé Moïse.] 

Les hivernants, dont la vie quotidienne est décrite, sont des Réunionnais et des Français de métropole, toujours menacés par la folie et l’errance. Ces Français sont souvent des scientifiques qui travaillent afin de mieux comprendre la nature qui les entoure (météorologues, ornithologues, géophysiciens) mais pas seulement : ils sont en compagnie d’un médecin, de maçons, cuisiniers, plombier, menuisier, tous ceux qui assurent l’assistance indispensable…Au long du récit, des problèmes moraux se posent : que faire de cette colonie de bovins importée autrefois de France et de Madagascar par un « bochier de l'èime aventurièr » [un boucher à l’esprit aventurier] dont l’installation fit faillite et dont les animaux, maintenant adaptés et en surnombre, sont sur le point de détruire le fragile équilibre écologique de l'île? D'où provient ce taux d'acidité dans l’air, aussi haut que dans les bassins miniers d'Europe, au beau milieu de ce nulle part, sans qu’aucune cause anthropique n’y soit identifiable? La sensibilité de l'auteur, on pense à Romain Gary dans Les racines du ciel, ne manque pas toutefois d'ironie et réussit à donner un sentiment profond de l’extrême fragilité des êtres (humains et non-humains) autant que de la difficulté de leurs relations:

«Cu es lo mostre? D'aquesta volontat de dominacien, n'i a pron. Farem mai lei còmptes, leis ivernants! Segur que fau contunhar a bel èime la predacien, que l'òme dèu contunhar lei trafecs, lei sagatatges d'elefants, de tigres ò de balenas! Siam de senhors, siam d'una umanitat que senhoreja. Es pas de bòn faire per vosautrei ce que fai rebuta a la predacion, que fai d'empachas a vòstra libertat...» (p.104) [Qui est le monstre ? Cette volonté de domination, basta ! Nous ferons à nouveau les comptes, nous, les hivernants ! Bien sûr qu’il faut continuer sans retenue cette prédation, n’est-ce pas ? L’homme doit continuer dans ses trafics, ses massacres d’éléphants, de tigres ou de baleines ! Nous sommes des Seigneurs, nous sommes d’une humanité qui domine sans scrupule et c’est pas bon pour vous, toute cette force qui résiste à la prédation, ça entrave votre liberté...]

La liberté... C’est finalement un thème central de cette expérience libertaire que propose Lo luec d'enluec: celle de pouvoir se déterritorialiser et reterritorialiser librement dans sa langue, dans son parler, contre les idéologies prétentieuses et les entreprises de prédation des êtres, des territoires et de leurs vies. Ainsi se dessine le cadre d'une Utopie (dont le sens est bien d’être l'ou-topos le « nulle part »), le lieu de la «liberté libre» comme dirait le poète, et s’explique l'importance de cette référence à la légende de Libertalia, « la legenda d'aquel Misson, un gentilòme provençau que lancèt sus un isclon aquesta utopia de vida insulara libertària. » (p. 74) [La légende de ce Misson, un gentilhomme provençal qui lança sur un îlot cette utopie de vie insulaire libertaire] une société cosmopolite fondée par des pirates à la fin du XVIIe siècle sur une île proche de Madagascar:

« Coma aquò foguèt possible? - Èra un equipatge de marins mutinats, e quand toquèron tèrra, reinventèron una vida sociala ambe leis insulars d'origina, prenguèron fremas, si mestissèron dins la comunautat, es pas a nosautres que podrà capitar aquò... Elei demorèron ailà a viure toeis ensems pendent de temps, balhant au monde entier, sensa va voler, una brava leiçon d'utopia, coma un pantai... » (ibid.) [Comment cela a-t-il été possible ? - C’était un équipage de mutins et quand ils touchèrent terre, ils réinventèrent une vie sociale avec les insulaires d’origine, ils prirent femme, se métissèrent dans la communauté, c’est pas à nous que ça pourra arriver, ça... Ils restèrent là-bas, en vivant tous ensemble pendant un temps, donnant au monde entier, sans le vouloir, une belle leçon d’utopie, comme un rêve...]

Utopie littéraire? Existence condamnée à la rêverie ou au rêve de quelques innocents? Peut-être... Mais peut-être que le chemin de l'utopie aujourd’hui, c’est encore de pouvoir écrire, lire et penser en occitan-provençal avec Thierry Offre, tant sur l'écologie, la relation entre les humains, les humains et les non-humains, que sur la langue et le territoire, enfin, penser la fragilité des êtres, la fragilité des mondes et leur désir inépuisable de liberté.

Liens:Thierry Offre, Lo luec d’enluec, éditions Trabucaire, 2017

https://trabucaire.com/catalogue/nouveaut%C3%A9s-novetats/lo-luec-d-39-enluec-detail

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.