Et si le passage du Mythos au logos nous avait paradoxalement rendus plus vulnérables à la survenue de l’aléa ? Et si le passage des mots aux chiffres, nous avait fragilisés ? Et si le passage de la fatalité à la probabilité était une des causes de ce déboussolement actuel ?
Je m’explique. De tout temps, l’homme a cherché à connaître son futur. Dans l’antiquité, il consultait l’oracle. Souvent, il essayait de lutter contre le présage, et de cette lutte sont nés la plupart des récits mythologiques fondateurs, comme celui d’Œdipe, probablement toujours inégalé. L’histoire a été une succession de moyens permettant d’interpréter des signes, d’anticiper, d’accéder au futur, avec des moyens fantaisistes et imprégnés de croyance.
L’avènement des mathématiques, des théories de probabilités, autour du XVIIème siècle a été un tournent. Machiavel dès le XVIème siècle proposait déjà d’anticiper chaque alternative possible pour se préparer au mieux au futur. L’histoire moderne peut probablement être définie par cette volonté de préciser, de quantifier, de prévoir au mieux ce que sera le futur, pour mieux s’y préparer.
C’est donc probablement ce qui fait le succès de la pensée hégémonique actuelle, fondée sur les mathématiques, qui prétend – et réussit la plupart du temps à – anticiper précisément ce que sera le futur. Ne parle-t-on pas maintenant de médecine prédictive, préventive, de précision ? N’est-ce pas toute la prétention de la génétique, que de prédire à l’avance ce que sera notre devenir physiopathologique et dans quelle probabilité, c’est-à-dire de rapporter notre devenir individuel à des chiffres exprimant des possibles ?
Nous nous sommes petit à petit donc, éloignés des expériences, des mots, des existences narrées et vécues, ressenties et incarnées, pour nous rapprocher de chiffres, de logiques, de logos, de modélisations mathématiques, ayant comme but, d’établir ce que sera notre avenir.
En oubliant probablement que ces modèles sont par définition des anticipations fondées sur des paramètres simplifiés et choisis par définition, décontextualisées, puisque tout modèle est de fait nécessairement faux et décontextualisé, pour pouvoir être utilisé. Nous avons confié notre sérénité à ces modèles mathématiques probabilistes. Les chiffres sont devenus nos nouveaux doudous, nos nouveaux anxiolytiques. Un risque faible est rassurant. Cette naïveté savamment entretenue au moyen de quantité de représentations visuelles, de courbes, c’est-à-dire de moyens d’accès simples et simplistes, à ces résultats chiffrés présentés comme la vérité, puisqu’issue des mathématiques, science on ne peut plus vraies et incontestable, nous rattrape aujourd’hui.
Nous prenons conscience du fait que les chiffres n’ont pas ce pouvoir magique de prévoir et construire l’avenir. Qu’à un risque faible peut correspondre une brisure de l’existence individuelle et collective.
Les récits, les mythes, avaient cette sagesse de nous prévenir. Ils nous racontaient l’hubris. Ils nous narraient l’imprévu, ils nous magnifiaient l’impuissance humaine. Par les mots, par ces récits d’existences mythiques ou historiques confrontées à l’aléa, à l’imprévisibilité de l’avenir, ils nous enseignaient l’humilité, l’insécurité, la possibilité de chercher et trouver des ressources pour faire face.
Le logos a construit des probabilités, en nous faisant croire, qu’à partir de ces probabilités nous pouvions choisir de construire des vies protégées de la contingence et de l’imprévu. En nous conduisant rationnellement, nous étions sensés nous prémunir, nous immuniser. Logique, chiffré, rationnel. Le mythe au contraire nous préparait à cet aléa inhérent à la vie. L’évolution est fondée sur la survenue de ces improbabilités totalement improbables. La vie elle-même était peu probable. La naissance de la conscience était improbable. Et pourtant elle est advenue. Nous sommes le fruit de l’improbable et pourtant nous continuons à vouloir imaginer que le futur est quantifiable et programmable. Nous avons cru que le progrès c’était de quantifier et que quantifier, mesurer c’était anticiper.
Si certains comportements, notamment physiques, ou même psychologiques ou sociologiques peuvent être modélisés, il n’en reste pas moins que le fondement même de la vie et de l’homme est le fait que la loi d’uniformité n’est pas applicable à la vie ni à l’homme. Nous fondons nos prédictions sur l’induction, en oubliant que l’induction est fondée sur le fait que demain sera identique à hier, que le cours de la nature est uniforme, condition nécessaire au fait de fonder une loi de constatations empiriques. C’est nier l’évolution, c’est nier la genèse même du monde, c’est nier la liberté de l’homme et sa possibilité d’agir différemment demain qu’il n’agissait hier - ce qui est le rôle et la finalité de l’éducation – c’est nier le processus biologique de mutation, c’est nier le fait que nos comportements individuels et collectifs modifient, diminuent ou majorent certains phénomènes biologiques, qu’il s’agisse de l’actionabilité de certains gênes ou de la diffusion de certains virus.
Cette crise mondiale est peut-être m’occasion de mettre à profit les réflexions d’Hartmut Rosa. Nous avions fondé notre environnement intellectuel, sociologique, écologique, urbain, économique, sur des logiques comptables, mettant accélération et croissance, c’est-à-dire les chiffres, au centre de nos logiques. Nous avons pensé cette accélération et cette croissance irréfutables, indéniables, invincibles. Cette accélération dans tous les sens du terme est exactement ce qui a permis la diffusion du virus, et ce qu’il a fallu stopper net pour empêcher ses ravages. Loin de moi l’idée de penser cette épidémie comme une punition, une revanche, dans une logique eschatologique ou téléologique. Simplement mettre en lumière le fait que ce sont justement les accélérations des transports, des contacts, la densification humaine… qui ont permis et amplifié la contagion.
Et paradoxalement, ou très logiquement, c’est en ralentissant, en s’éloignant, en s’isolant, que nous avons pu en ralentir les ravages. Hartmut Rosa[1] a conceptualisé l’accélération, comme phénomène totalisant, qui a infiltré l’ensemble des dimensions de nos existences, course effrénée et perdue d’avance, sans finalité autre que l’accélération en elle-même.
Il est probablement temps désormais de passer au deuxième phénomène qu’il a théorisé, la résonnance[2]. C’est-à-dire sortir d’une logique d’unifermisation de l’expérience conçue comme quête de compétitivité, pour entrer dans la relation, l’écoute ouverte, ouverte notamment à la transformation. La logique comptable, nous a laissé croire que l’imprévu est néfaste. La résonnance nous ouvre au récit d’une possibilité de transformation par l’écoute-réponse, dans laquelle les mots remplacent les chiffres, les possibles imprévus remplacent la probabilités prévisibles et programmées, l’imagination remplace la logique quantifiée.
Résonner pour raisonner dans une quête de finalité, de sens, autre que majorer des chiffres par d’autres chiffres. La maladie comme confrontation à l’incarnation des probabilités, comme rapport existentiel ou non plus probabiliste aux possibles.
[1] Rosa H. (2010) Accélération, une critique sociale du temps. La découverte
[2] Rosa H. (2018) Résonnance : une sociologie de la relation au Monde. La découverte