Eloge de l’inattendu
Dans Une journée particulière d’Ettore Scola, Sophia Loren rencontre par hasard Marcello Mastroianni en cherchant son oiseau qui s’est échappé de sa cage. Rien de les prédestinait à se croiser. Elle, jeune femme en cage, enfermée dans son appartement, dans sa vie de ménagère, de mère de famille nombreuse, de femme trompée par un mari rustre, emmurée dans son admiration convenue de Mussolini et dans les convention d’un monde fermé sur lui-même. Lui, journaliste engagé, homosexuel, cultivé, rêvant d’un monde meilleur où l’on peut s’aimer et penser, étouffé par ce monde qui l’exclut et l’étouffe.
Dans nos bulles filtres actuelles, où l’on ne rencontre que des gens qui nous ressemblent, où l’on ne lit que ce qu’on pense déjà, où l’on nous propose uniquement des produits en rapport avec ce que l’on a déjà acheté ou cherché, une telle rencontre n’est plus possible. Mais grâce à cet oiseau qui s’échappe, ces deux personnages se rencontrent, se confrontent, s’attirent, d’entendent, résonnent et se transforme. Elle lui donne son énergie de vivre. Il l’ouvre à une pensée à laquelle elle n’avait jamais imaginé qu’il était possible de penser.
L’inattendu. C’est ce qui fonde les histoires et l’Histoire. Sans la survenu de l’inattendu, pas d’histoire. N’importe quel écrivain ou scénariste le sait. Tout le monde en a fait l’expérience, et pourtant curieusement nous avons tendance à nous en méfier.
Quand j’avais 25 ans, je suis partie voyager en Afrique, au Cameroun plus exactement. Voir une amie. Le hasard m’a fait alors croiser le chemin d’un jeune homme qui lui aussi voyageait et qui est devenu, quelques mois plus tard l’homme qui quelques années après est devenu mon mari et le père de mes enfants. Rien de très original je le reconnais. Le hasard a mis au même endroit au même moment une jeune médecin et un jeune homme en cours de formation sur la maintenance des bateaux. Ce deux jeunes personnes très différentes, par leur formation, leur éducation, leur parcours personnel, leurs centres d’intérêts. J’aime cette malice de l’inattendu, qui nous a confronté et nous a amené à nous confronter encore et encore et je l’espère longtemps, à cette altérité assez radicale et qui, par une alchimie heureuse, a donné naissance à trois enfants et à un amour qui se renouvelle sans arrêt.
J’aime l’inattendu et le hasard. Rien d’autre ne permet de changer, de grandir, de se remettre en question, de douter toujours, d’expérimenter encore et toujours, sans savoir ce qui en ressortira ni quand. Rendre le monde et l’autre indisponible. C’est l’injonction d’Hartmut Rosa. Une posture d’ouverture confiante à la confrontation et à l’attente que cette écoute/réponse attentive et curieuse face germer de la nouveauté.
Ce qui est en germe en revanche avec la logique algorithmique, c’est justement la fin de l’inattendu. Puisque le principe qui sous-tend la production de la connaissance et si possible l’encadrement de nos conduites, c’est la logique qui prétend que demain sera tel qu’aujourd’hui. Je me sers des données recueillies hier et j’en infère ce que sera demain. Je rentre des critères, je les mouline selon une recette que je choisis et en fonction de ces données rentrées et des critères d’évaluation que j’ai choisi, j’en ressors une conduite à tenir ou un produit, ou une idée, ou une évaluation et tenus comme vrais, puisque calculés et donc tenus comme objectifs, cadrant avec ce que je suis sensé être et de ce fait être encore et encore. Comme un écho de moi sans arrêt renouvelé, un moi immuable et sclérosé. Quelle tristesse que serait fin de l’inattendu !
La fin de toute histoire ! Par chance, on peut toujours compter sur les facéties de la vie, même si lorsqu’elles surviennent, on se trouve bien démunis. Espérons, et ce n’est pas impossible, même si peu probable et peu plausible, mais tout de même possible, que nous saurons en tirer des leçons d’humilité.