A l’heure où la réforme des retraites est entre les mains de multiples de trois, hors Trinité, neuf « Sages » désignés pour neuf ans par trois personnes (président de la République, présidente de l’Assemblée nationale et président du Sénat), il ne nous reste qu’à prier, debouts, pour la résurrection des consciences. Comprenez que nos troubles musculosquelettiques nous empêchent de nous abaisser… Mais notre vue, oui notre vue, est toujours celle de rapaces! Horde de hiboux grand-duc aux corps massifs, aux ailes et serres puissantes, capables de 360 pour repérer les mots habilement désossés par nos politiques, telle cette saillie de Victor Hugo affichée sur le site de l’Assemblée nationale: « Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé ! » (Détruire la misère, 9 juillet 1849). Alors, dites-nous, qu’y a t-il de consolidé en matière de santé avec cette réforme des retraites?
Si la santé dépend, comme le décrète l’OMS, non pas seulement d’un état général et physique satisfaisant, mais d’un bien-être global de la personne, tout à la fois physique, mental et social, alors la santé des Français à l’épreuve de la réforme des retraites initiée par le gouvernement Macron doit nous questionner à bien des égards. La gronde - pour ne pas écrire révolte - qui déchausse ces dernières semaines les pavés de nos agglomérations démontre la profonde défiance du peuple à l’égard de cette mesure. Les revendications, aussi nombreuses que variées, parce que s’inscrivant dans un contexte général de crise, brûlent toutes d’une même flamme. Le report de l’âge légal de la retraite se voit déboulonné avant même d’être statufié car, ni identifié ni vécu comme marqueur de bien-être et donc de santé pour les mercenaires à l’oeuvre et au charbon cinq, voire six jours sur sept. Comment le pourrait-il d’ailleurs lorsque le travail, en dépit de son incroyable pouvoir de création et de réalisation de l’être, est réduit à un vulgaire rapport de marchandisation, bénéfice et rendement?
Que veut dire travailler plus et plus longtemps pour ceux et celles ( aides à domiciles, aides-soignants, livreurs, chauffeurs, agents d’entretien, ou de sécurité, caissières), dont l’exécution de tâches pénibles et répétitives s’allie non pas aux charmes de la réussite et du confort, mais à la précarité, l’invisibilité et aux inégalités en tout genre? Rappelons que 40% de la population résidant dans les quartiers populaires vit sous le seuil de pauvreté. Un taux atteignant 80% dans certaines villes. Et bien que certains s’évertuent à nous convaincre que ces espaces sont la part oisive de l’hexagone, ils sont en réalité, les fragments fragiles et précieux de la France des travailleurs. Travailleurs aujourd’hui épuisés et confinés dans des espaces crucifiés par des « politiques de la ville » soigneusement étudiées pour bâtir des écosystèmes cloisonnés et étanches. Au milieu de ces amas de béton, écoles, commerces, services publics et associations naissent et évoluent dans une forme de consanguinité sciemment encouragée. Système au sein duquel, le « lépreux » continue d’agiter sa crécelle aux portes des grandes villes pour tenter, trop souvent vainement, d’y pénétrer. Très vite et en ordre défait, les ruraux ont rejoint les prolos. Mais n’en doutez pas, le nombre croissant de pauvres hères ne change rien à la règle: personne ne rentre sans pedigree.
Le travail de documentation par l’image du réalisateur et scénariste Edouard Bergeon porte un éclairage cru sur la vie de nos campagnes et le profond mal-être du milieu agricole. Dans ces documentaires, l’Amour vache ou Les Fils de la Terre, il apparait clairement combien les familles d’éleveurs font face à une détresse sans nom. Travaillant dur pour gagner peu, leur solitude est profonde. Dépression, anxiolytiques, addictions, hospitalisations forcées, suicides, endettement, isolement traversent leur quotidien comme les vaches leurs prés. Une souffrance aiguë dont le sommet de l’Etat semblait avoir pris la mesure. En novembre 2021 était ainsi présentée une feuille de route de « prévention du mal-être et d’accompagnement des agriculteurs en difficulté ». Pourtant, moins de deux années plus tard et alors que 43% des agriculteurs sont désormais âgés de plus de 55 ans et que plus de 210 000 parmi eux sont appelés à prendre leur retraite au cours de la décennie à venir, il leur est annoncé la prolongation de leur peine afin de participer à un effort collectif servant au financement d’un modèle économique et social dont ils sont les dindons. Comment concevoir et tolérer que la personne désespérée, jamais justement rétribuée pour son labeur et littéralement broyée par un marché toujours plus vorace puisse acquiescer en silence lorsqu’une flopée de « premiers de cordée » ajoute à leur calvaire une année, huit mois ou même simplement un trimestre supplémentaire?
Depuis les travaux de Louis-René Villermé nous le savons, les états de santé sont différenciés selon les classes sociales. « Les enfants d’ouvriers ont dix fois plus de chances d’être obèses que les enfants de cadre, les cadres vivent dix années de plus que les ouvriers sans limitations fonctionnelles… » (1) Ainsi, prétendre que l’inégalité devant la mort n’est pas concomitante à l’inégale répartition des richesses est un mensonge éhonté. Mais très chers précaires pourquoi s’en inquiéter? Quelle importance qu’un ouvrier sur quatre et une ouvrière sur dix meurent avant 65 ans? (2) Pourquoi tenir compte de la convergence entre risque élevé de cancer, surmortalité et patients à bas statut socio-économique? (3) Quel avantage à retenir et intégrer que les classes populaires sont davantage victimes de mortalité précoce et d’une vieillesse en mauvaise santé? La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) souligne qu’entre 2016 et 2017, les 10% les plus modestes de la population française ont plus souvent développé une maladie chronique que les 10% les plus aisés, à âge et sexe comparables: 2,8 fois plus de diabète, 2,2 fois plus de maladies du foie et du pancréas, 2,0 fois plus de maladies psychiatriques, 1,6 fois plus de maladies respiratoires chroniques, 1,5 fois plus de maladies neurologiques ou dégénératives et 1,4 fois plus de maladies cardioneurovasculaires. (4) Des disparités s’expliquant par un accès aux soins très hétérogène, la littératie en santé et les comportements individuels. L’association Banlieues Santé le fait d’ailleurs très justement valoir en écrivant: « La médecine n’a jamais été aussi poussée et croît en performance mais aussi en inégalités: déserts médicaux, écart d’espérance de vie et chances face à la maladie corrélé à la CSP, préventions et messages de santé publique qui ne passent plus. » Cependant, comprendre et atténuer ces contrastes implique de considérer avec soins les conditions de vie et de travail des français.
Mais qu’avons-nous fait? Pourquoi n’avons-nous pas tenu compte des signes d’alerte concernant la direction que prenait cette réforme? Sans doute n’avions-nous pas envie de voir. Avec candeur, nous voulions apprécier les élans positifs qui s’offraient à nous. Nous en avions besoin. Le discours de l’ex ministre Marisol Touraine pour défendre sa mesure phrase de généralisation du tiers payant en 2016 en est un exemple. « Il n’est pas acceptable que les Français les plus précaires diffèrent leurs soins faute d’argent. La santé doit être vraiment, concrètement, accessible à tous, et pas seulement sur le papier. La loi améliorera l’accès aux soins pour tous en généralisant le tiers payant. » Mais le tiers-payant n’a jamais été une médecine. Il n’épargne ni maladies chroniques, ni souffrances, ni mortalité précoce. Alors, au regard de ce qu’il est en train de se jouer, nous sommes en droit de nous demander si les directives institutionnelles ont vraiment pour but la prévention des maladies et la préservation des corps chancelants et rompus de ceux qui triment. Exploiter jusqu’à la cassure semble davantage le plan. Laisser les contingents de pauvres survivre, tandis que d’autres vivent. Analysé sous cet angle, le tiers-payant n’a d’autre vocation que de ménager les « forces vives » jusqu’à ce que la pipe casse. Attention, ce n’est pas une affirmation; tout juste une interrogation… Mais si la réponse tenait en un oui cinglant, alors quelle preuve d’iniquité de la part du gouvernement Macron dans sa gestion du capital santé de notre population.
Mais au fond, rappelons-nous que ce n’est plus un secret pour personne, la France se singularise en Europe par l’importance de ses inégalités de Santé. Et ça n’est pas cette réforme des retraites qui changera la donne. Une révision de nos droits qui accentue les écarts en précipitant la part fragile et usée de notre peuple dans un gouffre dont elle ne saura s’extraire. Il ne restera plus alors, pour ceux qui l’ont voté qu’à jeter la dernière poignée de terre sur les ensevelis vivants. Pardon de nous en émouvoir.