Texte: Khadija Haidari, professeure d’université à Kaboul
Traduction du dari: Mathilde Weibel
Billet paru le 31.12.2022 sur le site de la revue en ligne Nimrokh.

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Il y a un mois, mon mari a rapporté à la maison un canari. Dans une cage couleur pistache, avec sur les côtés un emplacement pour les graines et un autre pour l’eau. Il était heureux de posséder un canari et il voulait partager son enthousiasme avec sa mère et moi. Mais ni elle ni moi n’étions particulièrement intéressées, nous n’avions d’ailleurs aucune envie d’avoir un canari à la maison. Il nous a dit : « vous verrez, il vous plaira quand il commencera à chanter ! » Je ne me souviens pas si c’était à l’heure du déjeuner ou du dîner que le canari a commencé à chanter. Il avait une belle voix, mais qui ne m’a pas touchée. Mon mari, ravi par la voix du canari, a tenté de me comprendre. Je lui ai dit que je n’appréciais les chants des oiseaux que dans les parcs, et que si je voulais un jour avoir un canari, ce serait pour le libérer afin qu’il puisse retourner là d’où il vient. Je pensais au conte Le Marchand et le perroquet de Rumi.
Exactement un mois après, la nouvelle a sifflé comme une bombe dans les médias afghans : « Jusqu’à nouvel ordre, les filles n’ont plus le droit d’aller à l’université ». Cette annonce nous a tous cloués sur place. J’avais l’impression d’avoir été plongée dans des abîmes de ténèbres. Pour moi, c’était la chute de Kaboul qui se répétait. Pour la deuxième fois, je devrais rester à la maison et j’allais perdre mon travail. Mais à ce moment-là, plus qu’à moi-même, je pensais à ces beaux canaris à la voix si mélodieuse qui seraient forcés de rentrer dans leur cage.
Le mercredi, premier jour de l’interdiction d’étudier pour les filles, je ne suis pas allée à l’université. Je sentais que c’était un mauvais jour et je me suis dit qu’il valait mieux rester chez moi. Ce jour-là, l’une de mes étudiantes m’a envoyé un message pour me demander pourquoi je n’étais pas présente dans la salle d’examens. Je lui ai répondu que je ne me sentais pas bien et que j’avais préféré rester à la maison. Elle m’a répondu : « vous avez bien fait de ne pas venir, Madame. C’était horrible. Nous étions toutes en pleurs ». Ce message m’a fait réfléchir, et j’ai imaginé ce qu’il adviendrait de chacune de mes étudiantes.
L’une d’entre elle s’appelle Poya (« dynamique, puissante, vivante ») et je lui avais dit un jour : « tu es aussi dynamique que ton prénom, tu ne t’arrêtes pas un instant ! » Poya avait ri et même dans la salle d’examen, son sourire ne l’avait pas quittée. Comment une Poya enfermée chez elle, sans université, sans cours privés, sans loisirs, et même sans parcs, pourrait continuer à vivre ? Que deviendront son corps, son âme si vigoureux et dynamiques ? Elle chantera sûrement des chants magnifiques dans sa cage… Mais qui entendra sa voix, à part quelques autres prisonnières ? Je sais que sa voix demeurera mystérieuse et énigmatique pour les autres, et que rares seront ceux, s’ils existent, qui comprendront ce qu’elle chante ou ce qu’elle veut exactement. Car la plupart des gens, ici, se satisfont d’avoir du pain et des graines.
Nous en sommes tous arrivés à la certitude que le monde n’entendait pas notre voix. Et quand bien même il l’entendrait, sa beauté n’y change rien et on en arrive à l’idée que si le canari était libéré de sa cage, il serait chassé par les mains d’un enfant joueur ou par celles d’un homme armé, et disparaîtrait. Le monde en est lui aussi arrivé à la conclusion que l’environnement naturel du canari était la cage, et qu’il ne devait surtout pas être libéré de ses chaînes s’il voulait rester en vie. C’est l’avis de la plupart de ceux qui connaissent ou aiment le canari.
L’une de mes étudiantes, qui s’appelle Tabasom, a interrompu ses études en milieu de semestre et n’est plus jamais venue à l’université. Quand j’ai demandé à ses camarades de classe les raisons de son absence, elles m’ont répondu : « Après l’attentat du centre éducatif de Kaj, sa famille ne l’a plus autorisée à venir ». Il y a des familles comme celle de Tabasom, qui, pour garantir la sécurité de leurs enfants, préfèrent les garder en cage, et prennent soin d’eux en leur fournissant eau et graines. Mais je sais qu’au fond de leur cœur, tous les canaris rêvent de liberté. Ils veulent d’immenses jardins verdoyants. C’est leur nature. Mais pourquoi ? Quand, qui a pour la première fois enfermé un canari dans une cage ? Dans quel but ? Pour le contempler ? Pour entendre sa belle voix ? Ou pour le protéger ? Les propriétaires de cages et ceux qui y sont enfermés invoquent certainement des raisons différentes, et se justifient par n’importe quel prétexte. Mais le cœur du canari ne veut rien d’autre que la liberté.
Quand le canari chante de l’intérieur de sa cage, c’est une chanson triste qui n’apporte pas le bonheur à ceux qui ont connu la liberté. Le canari doit être libre. Il doit chanter dans un grand jardin verdoyant. Alors, peut-être, rendra-t-il de nombreux cœurs heureux.
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