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Billet de blog 5 avril 2025

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Encore un naufrage meurtrier au large de Lesbos

Un naufrage a fait sept morts, dont trois enfants, jeudi 3 avril. Selon des témoins, il s’agirait d’un pushback ayant mal tourné et dont les garde-côtes grecs seraient en partie responsables. L’un des survivants, qui a perdu sa femme et son enfant, est accusé de trafic d’êtres humains, dans une tentative des autorités de couvrir leurs crimes.

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Jeudi 3 avril à l’aube, un énième naufrage a eu lieu au large de l’île grecque de Lesbos, plus précisément près du village de Skala Sykamnias. Selon le média Sto Nisi, sept personnes ont été retrouvées mortes : trois femmes, un homme, un petit garçon et deux petites filles, tous d’origine afghane. Les garde-côtes ont quant à eux annoncé avoir sauvé 23 personnes. Un autre enfant est toujours porté disparu.

Responsabilité des garde-côtes grecs

 Plutôt que de naufrage, peut-être faudrait-il plutôt parler d’un crime. De nombreuses témoins évoquent une possible responsabilité des garde-côtes grecs, et donc de l’Union Européenne, dans cette nouvelle tragédie. Sur sa page Instagram, le secouriste Iasonas Apostolopoulos rappelle que :

-La mer était très calme au moment de la tragédie ;

-Le naufrage a eu lieu juste avant que le bateau en plastique ne touche aux côtes grecques, et pas avant ;

-Le bateau des garde-côtes présent sur place et visible sur les photos diffusées dans les médias porte le nom Lambro 57, numéro LS-602. C’est un bateau connu pour des actions violentes envers des réfugiés, qui a participé à de nombreux pushbacks documentés par le passé dans la même zone.

Selon le journaliste Giorgos Moustafis, les garde-côtes auraient délibérément percé le plancher du bateau avec un harpon pour le détacher, faisant en sorte que les passagers se noient.

Pushbacks

Pour rappel, les pushbacks sont les refoulements illégaux auxquels se livrent régulièrement les garde-côtes grecs dans la mer Égée en toute impunité et avec la bénédiction des institutions européennes. Il s’agit de repousser les bateaux de réfugiés en pleine mer, de percuter leurs embarcations, de les remorquer vers les eaux turques et de les laisser à la dérive en pleine mer.

Le 23 mars dernier, l’ONG Aegean Boat Report dénonçait sur sa page Facebook un pushback violent perpétré par des garde-côtes grecs au large de Rhodes, d’un bateau transportant 64 personnes, dont plus de 30 enfants. Selon l’organisation, qui était en contact avec les passagers du bateau, des hommes masqués ont attaqué les victimes avec des bâtons, les ont tenues en joue, et leur ont ordonné de leur donner leurs effets personnels (sacs, argent et téléphones). Certains passagers ont réussi à cacher leur téléphone, ce qui leur a permis d’appeler à l’aide. Ensuite, les garde-côtes les ont tirés vers les eaux turques, où ils les ont abandonnés. Informés, les garde-côtes turcs sont intervenus et ont trouvé les 64 personnes qui dérivaient au large de Sarigerme, district de Muğla.

Le bateau responsable de ces violences est le même Lambro 57 que celui repéré à proximité du bateau qui a fait naufrage ce jeudi 3 avril. La scène du 23 mars a été filmée. Sur les images, on voit des hommes cagoulés frappant les passagers du bateau au large de Rhodes et les renvoyant vers les eaux turques.

Désinformation

Le lendemain de l'événement du 23 mars, les garde-côtes turcs ont annoncé qu’ils avaient « attrapé 35 migrants illégaux (29 enfants) » et deux « passeurs suspectés » dans le district de Muğla, sans mentionner le pushback. Cette tentative de couverture par les garde-côtes turcs des actes illégaux commis par leurs collègues grecs peut s’expliquer par l’accord UE-Turquie entré en vigueur en 2016 et qui consiste, concrètement, à payer le gouvernement turc pour qu’il garde les réfugiés chez lui (9 milliards d’euros avaient déjà été versés à la Turquie l’an dernier).

Illustration 1
© Aegean Boat Report
Illustration 2
Lors du pushback du 23 mars dernier © Aegean Boat Report
Illustration 3
© Aegean Boat Report

Les pushbacks sont extrêmement fréquents en mer Égée. Samedi 22 mars, un groupe de 19 personnes en ont subi un autre au large de l’île grecque de Chios. Un autre groupe de 36 personnes, qui était arrivé à Lesbos le même jour, a été retrouvé par les garde-côtes turcs alors qu’il dérivait sur deux canots de sauvetage au large de Dikili (Turquie).

Faut-il le rappeler ? Ces actes sont illégaux. Selon les Conventions de Genève, toute personne est autorisée à demander l’asile politique dans un pays tiers. Remettre en mer des personnes en détresse alors qu’elles avaient déjà mis le pied en Europe, au terme d’une traversée éprouvante, constitue une violation de ces Conventions, qui protègent en théorie les civils et les naufragés.

Criminalisation des survivants

Retour à Lesbos. Ce samedi 5 avril, on apprenait que non contents d’avoir causé la mort de sept personnes y compris des enfants, les autorités grecques ont arrêté un père de famille qui vient de perdre sa femme et un de ses enfants dans le naufrage, l’accusant d’être un passeur parce qu’il aurait tenu la barre du bateau et serait dès lors responsable de la mort de sept personnes au moins – parmi elles, sa femme et son enfant. Pour couvrir leurs crimes, les autorités accusent une de leurs victimes, un homme triplement affecté par l’événement qu’il vient de vivre car ce père de famille a non seulement survécu à un naufrage traumatisant, mais il vient de perdre sa femme et son enfant. Séparé de son autre enfant survivant, il a été placé en détention.

Les derniers justes 

Samedi 5 avril, un groupe mené par l’intersyndicale de Lesbos a témoigné à Mytilène sa solidarité avec les naufragés et les victimes des guerres impérialistes dans le monde entier. Une pancarte disait : « Ils ont fait de la Méditerranée une mer de morts. Le système de la pauvreté et des profits a fait naufrage ». Pour eux, les responsables de tous ces morts sont les responsables politiques grecs au pouvoir, le parti de droite Nea Demokratia, et l’Union Européenne.

Yannis Afiriou, directeur du Centre du Travail (syndicat interprofessionnel) de Lesbos a déclaré : « Encore un naufrage. Encore des morts. Une fois de plus, le détroit entre notre île et l’Asie Mineure, s’est transformé en cimetière liquide. Qui est responsable ? encore une fois, les trafiquants ? Ce sont les politiques qui forcent les êtres à quitter leurs maisons qui sont responsables. Ceux qu’ils ne parviennent pas à tuer dans leurs pays, ils les noient sur le chemin. Nous devons être solidaires. Nous devons crier, montrer que le seul pouvoir est la solidarité entre les peuples. Nous sommes à leurs côtés ».

Un autre orateur a évoqué le génocide en cours à Gaza, avec la bénédiction des pays européens et de la Grèce, qui met ses ports à disposition pour l’acheminement d’armes vers Israël. Derrière lui, un homme réfugié et son fils de sept-huit ans étaient assis sur une marche de béton et regardaient passer les voitures devant le front de mer. Au micro, l’homme disait : « sept personnes sont mortes et un petit enfant est toujours porté disparu au large de notre île ». Le petit garçon bien vivant regardait la mer qui charriait le corps du petit garçon de son âge qui aurait pu être lui. Je ne sais pas s’il comprenait le grec. Il s’est levé, il a regardé autour de lui et il est parti.

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