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Billet de blog 8 septembre 2023

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Schizophrénie à Lesbos

La mer avale les corps vulnérables, les innombrables réfugiés noyés et mardi dernier, le jeune Antonis Karyotis, 36 ans, jeté à la mer au Pirée par des employés d’une compagnie de ferry. Les autres, ceux qui paient, ceux qui servent à quelque chose, elle les accueille généreusement.

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A Lesbos, pour autant qu’on suive un peu l’actualité, il est impossible de ne pas avoir l’impression par moments de devenir schizophrène. Ici, quatre réfugiés meurent dans le naufrage d’un bateau en plastique qui transportait vingt-trois personnes, et sur lequel ils espéraient rejoindre les côtes européennes, la sécurité et la paix. Ce n’est que le dernier d’une longue série noire de naufrages et de morts au large de l’île grecque. (Quelques exemples parmi des dizaines d'autres, ici, ici, ici, ici et ici). 

Là, au camp de Kara Tepe, qui veut dire « montagne noire » en turc, des enfants déshydratés dorment à même le sol sur les graviers brûlants, à l’ombre des tentes, cherchant en vain un peu de fraîcheur dans l’été qui s’éternise. Des femmes seules dorment dans une tente ouverte aux quatre vents. 

Illustration 1
Tente des femmes seules, camp de Kara Tepe, Lesbos, septembre 2023. © Now you see me Moria

Au même moment, de l’autre côté de l’île, à Molyvos, on fait des salutations au soleil et on organise des ateliers de « pleine conscience par la dégustation de vin », dans le cadre du festival international de bien-être Euphoria. A Skala Eressos, station balnéaire du sud-ouest de l’île, le centre de méditation OSHO propose une session de « danse extatique » et de « sound healing » avec des bols tibétains, « une méthode de guérison influencée par les pratiques chamaniques de la culture inca », peut-on lire sur l’annonce de l’événement. Quelques semaines plus tôt, on pouvait y participer à une « cérémonie du cacao invitant l’esprit du cacao pour guérir ».

Illustration 2
La plage de Skala Eressos © Mathilde Weibel

A Skala Eressos, les touristes anglaises, néerlandaises et allemandes font du nudisme sur les plages paradisiaques et le soir, elles boivent des spritz entre femmes. Dans les épiceries de la petite station balnéaire, on trouve du lait d’amande, de l’huile d’olive extra vierge locale (nom de la marque : Sapfo), de la purée de noisettes et des gâteaux sans gluten. La semaine prochaine, le cinéma en plein air diffusera le film Barbie.

 Au camp de Kara Tepe, on continue de faire la queue sous un soleil de plomb pour une barquette de nourriture sous plastique, déjà à moitié avariée en raison de la chaleur.

Illustration 3
Camp de Kara Tepe, Lesbos, septembre 2023. © Now you see me Moria

Il y a toujours autant d’enfants. Sur le compte Instagram « Now you see me Moria », qui partage des photos du quotidien au camp et des conditions de vie déplorables de ses habitants, une photo est publiée : celle d’une femme cachée par une pancarte, et sur laquelle il est écrit, en farsi et en anglais : « Nous sommes torturés mentalement tous les jours ».

Illustration 4
"Tous les jours nous sommes torturés mentalement". Lesbos, camp de Kara Tepe, septembre 2023. © Now you see me Moria

Tout ceci se passe sur une île de 1632 km2, peuplée de 83'000 habitants. Alors il y en a, des raisons de devenir schizophrène.

Et pour autant, les réfugiés seraient-ils mieux traités si les Anglaises ne venaient pas profiter du paysage paradisiaque de l’île pour faire des retraites de yoga ? Si les centres de méditation annulaient leurs « cérémonies de guérison » ? Les naufrages cesseraient-ils si les vacanciers ne mettaient plus un pied dans la mer ? Non. Peut-être même que toutes ces cérémonies chamaniques permettront d’inverser le climat délétère qui s’installe dans le pays, entre racisme, justification de la violence envers les plus vulnérables, et même meurtres.

Parce qu’en dézoomant un peu l’image, on verrait encore Antonis Karyotis, 36 ans, jeune homme atteint d’autisme, jeté à la mer sans ménagement au port du Pirée par des employés de la compagnie de ferry « Blue Horizon ». Ils l’ont laissé se noyer là, sous leurs yeux, sans réagir. Depuis combien de temps déjà avaient-ils perdu toute humanité.

Alors oui, peut-être qu’à coup de salutations au soleil et de danses extatiques, l’amour vaincra. Peut-être que l’être humain retrouvera des principes profonds, entraide, fraternité, respect de la vie, que sais-je. On y croit. On doit y croire.

Simplement, parfois, en nageant dans la mer transparente, on y pense, aux vies qu’elle a emportées et aux corps qu’elle charrie.   

Illustration 5
Eressos. Un soir de septembre. © Mathilde Weibel

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