« Quand tu poses ton pied sur un bateau en plastique pour traverser la mer, c’est comme si tu entrais dans ton propre cercueil. Tu es forcément prêt à mourir », me dit Amir, qui a effectué la traversée entre la Turquie et Lesbos il y a cinq ans et n’a jamais oublié la peur ressentie ce jour-là. « Mais qu’on te remette sur un canot en pleine mer alors que tu avais déjà atteint le rivage européen, c’est pire qu’une insulte, c’est un outrage à ta force de vie. C’est comme si on te disait qu’on s’en foutait que tu aies survécu à la traversée. On te rejette dans la mer comme un déchet, hurlant dans un grand éclat de rire, allez, essaie encore ».
Dimanche 9 janvier 2022, dans l’après-midi, une embarcation en plastique transportant vingt-cinq personnes dont dix-sept enfants, toutes originaires d’Afghanistan, est arrivée sur l’île grecque de Lesbos, à proximité de la plage de Tsonia. Ses occupants savaient qu’ils risquaient d’être renvoyés directement en Turquie s’ils étaient trouvés par la police, ils se donc sont cachés et ont fini par contacter l’organisme norvégien Aegean Boat Report, dont le fondateur, Tommy Olsen, recense depuis 2017 les arrivées de réfugiés sur les îles grecques de la mer Egée.
A 22 heures 45 ce soir-là, un appel à l’aide est lancé sur la page Facebook de l’organisme : les vingt-cinq réfugiés étaient toujours dehors, gelés et apeurés. La température frôle actuellement les zéro degré la nuit, et l’île est assaillie par des vents violents. Malgré les dizaines de commentaires solidaires sous la publication, personne, sur place, n’a pu intervenir. En effet, toute personne apportant de l’aide à ceux que le gouvernement grec considère comme des « immigrants illégaux » risque d’être arrêtée. Alors, depuis quelques années, les actions individuelles ou collectives de solidarité sur les côtes ont cessé, et personne ne se risque plus désormais à apporter ces biens ô combien suspects – une bouteille d’eau, une couverture ou un paquet de biscuits – à ceux qui viennent de traverser la mer au péril de leur vie. Petit à petit, on a instillé à Lesbos un climat de suspicion et de peur qui empêche les bonnes volontés d’agir au nom de principes pourtant acceptés de tous, solidarité, humanité, droit d’asile[1].
Le groupe de réfugiés et ses dix-sept enfants et bébés – les plus jeunes âgés de quelques mois seulement – a donc passé la nuit dehors, dans des vêtements trempés, sans eau ni nourriture. Au matin, ils ont commencé à marcher vers le village le plus proche, espérant y trouver de l’aide. Ce sont des policiers armés, à bord de véhicules civils, qui les ont accueillis en tirant en l’air afin de les forcer à rester groupés. Ils les ont gardés sur place pendant plus d’une heure, les ont fouillés et ont confisqué leurs effets personnels – sacs, papiers, argent et téléphones. Puis, vers midi, un grand van blanc a été aperçu par des villageois, un type de véhicule civil ayant déjà été utilisé lors d’autres refoulements illégaux. Le groupe de réfugiés avait disparu.
Ils ont roulé pendant plus d’une heure, puis on les a faits sortir du véhicule. Un bateau les attendait. Des hommes masqués et armés, en uniformes noirs, les ont forcés à monter sur une petite embarcation avant de les transférer sur un plus grand bateau – celui des garde-côtes grecs. Ces derniers leur ont dit qu’ils les emmenaient à Athènes. Une fois que tout le groupe avait été transféré sur le bateau, les hommes masqués les ont recouverts d’une bâche en plastique pour éviter qu’ils ne soient aperçus du rivage
Sept à huit heures plus tard, le bateau s’est arrêté. Un canot dépourvu de moteur a été mis à l’eau, et le groupe a été forcé d’y monter. Ceux qui n’obtempéraient pas assez vite y étaient jetés de force. Un bébé, jeté par les garde-côtes grecs, est tombé à l’eau. Il a heureusement pu être rattrapé par ceux qui voyageaient avec lui.
Il était environ 22 heures lundi soir quand le groupe a été abandonné en pleine mer sur ce canot de plastique. Une heure plus tard, il a été secouru par les garde-côtes turcs, ce que ces derniers ont confirmé peu après minuit, informant Aegean Boat Report qu’ils avaient retrouvé et sauvé ce même groupe de réfugiés qui dérivait sur un canot en plastique au large de Seferihisar, à près de 200 kilomètres de Lesbos.
Deux bébés et une fille de 13 ans ont été immédiatement transférés à l’hôpital. Les bébés souffraient de problèmes respiratoires, de fièvre et de vomissements, et la jeune fille avait le pied cassé en raison de la violence utilisée par les garde-côtes grecs pour la pousser sur le canot de plastique en pleine mer. De nombreux autres membres du groupe présentaient des bleus, des traces de coups et des blessures.
Depuis 2020, on parle de « pushbacks », ou refoulement illégaux, au large des îles grecques. C’est ainsi qu’on décrit le fait de refouler des personnes qui viennent demander l’asile en Europe, qu’elles soient interceptées en mer ou sur le sol européen, comme c’est le cas pour le groupe de dimanche dernier. Depuis près de deux ans, ces agissements illégaux sont de plus en plus courants. 152 « pushbacks » ont été recensés au large de Lesbos en 2020, 217 en 2021. Si on additionne les refoulements opérés au large de toutes les îles de la mer Egée, ce sont 15'803 personnes qui ont été refoulées illégalement en 2021 et empêchées de demander l’asile en Europe.
Pour lire le rapport complet de l’incident, et obtenir des informations quotidiennes sur les refoulements illégaux opérés en mer Egée, voir :
[1] Exemple : en 2016, Sarah Mardini, nageuse et sauveteuse professionnelle syrienne, arrivée à Lesbos un an plus tôt sur une embarcation de fortune, s’engage auprès d’une ONG à Lesbos pour porter secours aux nouveaux arrivants. En 2018, elle est arrêtée et accusée (avec 23 autres personnes) de « trafic de clandestins », de « blanchiment d’argent », d’« espionnage » et d’« appartenance à une organisation criminelle ». Placée en détention préventive pendant trois mois, elle sera remise en liberté sous caution en décembre 2018. Son procès commence en novembre 2021 en son absence, puisqu’elle est toujours privée de séjour sur le sol grec. Le procès finira par être reporté. Elle encourt 25 ans de prison.