Le naufrage mercredi 14 juin au large des côtes grecques d’un bateau transportant 750 personnes est le plus meurtrier en Méditerranée depuis des décennies. Le bateau de pêche était parti de Tobruk, en Libye, cinq jours plus tôt, avec à son bord femmes, hommes et enfants principalement originaires de Syrie, du Pakistan et d’Égypte. Le bateau était plein à craquer. Il semble que les hommes aient voyagé sur le pont et les femmes et les enfants dans les cales. Si les secours ont pour l’instant retrouvé 79 corps sans vie, près de 650 personnes pourraient avoir péri. Les 104 survivants sont des hommes. Il semble que les femmes et les enfants se soient retrouvés enfermés dans les cales et aient tous péri.
Au petit matin le 13 juin, les passagers du bateau en détresse ont contacté l’activiste italienne Nawal Soufi, qui a partagé sur sa page Facebook : « Je viens d’être informée par le groupe de migrants à bord du bateau en détresse de 750 personnes que six personnes étaient mortes et deux autres dans un état critique. J'espère de tout mon cœur qu'il s'agit d'un malentendu ou d'un moyen d'accélérer l'intervention des secouristes. J'espère du fond du cœur que quelqu'un aura tort ». Au fil de la journée, la jeune femme continue de recevoir les appels désespérés des occupants du bateau. Ils lui apprennent que le capitaine les a abandonnés en pleine mer et qu’ils n’ont plus d’eau.
L’ONG de sauvetage en mer Alarmphone a informé les garde-côtes grecs de la présence du bateau surchargé le 13 juin à 16 :53 CEST. Les autorités grecques, italiennes et maltaises auraient été informées plusieurs heures plus tôt. Aucune opération de sauvetage n’a été mise en place. Ce n’est qu’après le naufrage du bateau que les autorités grecques se sont empressées de publier la nouvelle et de secourir les survivants. Cette manière de ne pas porter assistance aux naufragés et de laisser les gens mourir en mer avant d’intervenir est courante.
Parmi les survivants de la tragédie, trente personnes ont été transportées à l’hôpital de Kalamata et les 70 autres ont été installés dans un ancien entrepôt dans le port, gardé par des militaires armés. Si les survivants avaient été européens, ils auraient été accueillis par des médecins et des psychologues, une cellule de crise aurait été mise en place, ils auraient été entourés et protégés. Mais ce sont des « autres », des étrangers. Pourquoi se fatiguer à les traiter comme des êtres humains ? On ne peut d’empêcher de repense au magnifique poème de Sergio Guttila, Si c’était ton fils, dont une traduction avait été publiée ici en 2019.
Si c'était ton fils
Tu remplirais la mer de navires
Et de n'importe quel drapeau.
Tu voudrais que tous ensemble
À des millions
Ils fassent un pont.
Pour le faire passer.
[…]
Si c'était ton fils, tu te jetterais à la mer,
Tu tuerais le pêcheur qui ne prête pas le bateau,
Crierais pour demander de l'aide,
Aux portes des gouvernements qui se ferment
Pour revendiquer la vie.
Si c'était ton fils aujourd'hui, tu serais en deuil,
Tu détesterais le monde, tu détesterais les ports.
Pleins de ces vaisseaux immobiles.
Tu détesterais ceux qui les gardent inaccessibles.
[…]
Mais ne t'inquiète pas, dans ta maison tiède.
Ce n'est pas ton fils, ce n'est pas ton fils.
Tu peux dormir tranquille
Et surtout serein.
Ce n'est pas ton fils.
Ce n'est qu'un fils de l'humanité perdue,
De l'humanité sale, qui ne fait pas de bruit.
Ce n'est pas ton fils, ce n'est pas ton fils.
Dors bien, bien sûr.
Ce n'est pas le tien.
Le rôle des garde-côtes grecs
Alexis Tsipras s’est rendu sur place. Dans une vidéo partagée sur les réseaux sociaux par l’activiste Iasonas Apostolopoulos, on voit l’un des survivants raconter à Tsipras que les garde-côtes grecs se seraient approchés du bateau et auraient tenté de le remorquer avec des câbles, à la suite de quoi le bateau aurait chaviré. A l’heure actuelle, l’objectif des garde-côtes grecs n’est pas clair, mais il semble plus que probable qu’ils aient tenté de tirer le bateau hors des eaux grecques, sans aucune préoccupation pour les vies humaines perdues. Ce ne serait pas la première fois que les garde-côtes grecs remorquent un bateau de réfugiés afin de le faire sortir des eaux territoriales grecques. En 2014, cette pratique, au large de l’île de Framakonisi, avait fait 11 morts.
Rappelons que le bateau avait quitté la Libye en destination de l’Italie, afin d’éviter coûte que coûte la Grèce. Les personnes qui empruntent la route extrêmement dangereuse de la Méditerranée clandestine savent pertinemment qu’elles risquent leur vie non seulement en prenant la mer, mais également si par malheur elles étaient interceptées par les garde-côtes grecs qui se livrent en toute impunité à des pushbacks meurtriers désormais largement documentés, y compris par le New York Times. Au même moment que les opérations de secours avaient lieu – trop tard – au large de Kalamata, un groupe de 19 réfugiés arrivé sur l’île de Kos appelait à l’aide, de peur d’être repoussé en Turquie. Ainsi, pour éviter la Grèce, les bateaux visent désormais directement l’Italie, que ce soit depuis la Libye ou même depuis la Turquie.
Déshumanisation
Face à la tragédie humaine, pourtant, certains oublient qu’il s’agit de centaines de victimes individuelles qui ont péri à nos portes. Des centaines de femmes, d’hommes, d’enfants, avec leurs rêves et leurs espoirs, qui avaient des parents et des enfants, des amis, combien de personnes en deuil. En Grèce, la journaliste Tatiana Stefanidou a affirmé sur Alpha TV que les victimes du naufrage étaient un poids pour la Grèce parce qu’elles monopolisaient les ambulances qui devraient revenir aux Grecs. Il y a quelques semaines en effet, trois personnes sont mortes car aucune ambulance n’était disponible pour les emmener à l’hôpital. Est-il nécessaire de rappeler que cela est une conséquence des coupes budgétaires imposées au domaine de la santé, le gouvernement préférant investir massivement dans la défense et la police plutôt que dans la santé et l’éducation ? Malheureusement, ce type de discours est extrêmement courant en Grèce. La déshumanisation des personnes qui sont prêtes à risquer leur vie pour l’espoir d’une vie sûre est un moyen aisé de faire accepter les politiques criminelles qui sont mises en place par l’Europe à leur égard.
Criminalisation des victimes
A peine arrivés sur la terre ferme, neuf Egyptiens ont été arrêtés par les autorités grecques et accusés d’être des passeurs responsables de la catastrophe. Fidèle à son habitude, l’État grec criminalise les victimes des tragédies qu’il aurait dû éviter et choisit de faire porter aux plus vulnérables la responsabilité immense des conséquences des politiques mortifères qu’il conduit. Tout comme après l’accident ferroviaire de Tempi, le 28 février dernier, immédiatement mis sur le dos des contrôleurs ferroviaires alors que la responsabilité du gouvernement dans la privatisation et la mauvaise gestion du système ferroviaire grec a été pointée par de nombreux analystes, les autorités grecques arrêtent régulièrement des survivants de naufrages en les accusant cyniquement d’en être les responsables.
A bord du bateau se trouvait, parmi les centaines de victimes, une jeune fille syrienne de vingt ans originaire de Deraa. Elle avait parlé au téléphone avec l’activiste Nawal Soufi, qui a ensuite reçu le message suivant de la part d’une de ses amies : « Cher Nawal, mon père fait partie des personnes qui participaient à ce voyage. Il nous a contactés depuis un numéro grec et se trouve dans un hôpital en Grèce. Nawal, nous n'oublierons pas cette tragédie. La fille qui était en contact avec toi avait 20 ans et était originaire de Daraa. C’était mon amie. Je n'oublierai ni ta voix ni la sienne. La boule dans ma gorge est trop grosse et la douleur est indicible. Elle était dans la cale avec sa famille et ils ont été enfermés. Une nécrologie a déjà été publiée pour elle et son frère. Que Dieu leur fasse miséricorde ».

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