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Billet de blog 2 août 2024

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Mon #Metoo hôpital : en finir avec l’esprit carabin

Alors qu’éclate le #Metoo hôpital, je souhaite, par ce récit de mes six années d’études de médecine, mettre en lumière les mécanismes à l’œuvre dans la culture carabine et à quel point ceux-ci peuvent être délétères. Mon propos n’est pas de dénoncer des personnes en particulier, mais de lever le voile sur un univers permissif, qui conduit aux agressions sexuelles.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Deuxième année
Je viens d’avoir 18 ans et d’aussi loin que je me souvienne j’ai toujours voulu devenir médecin. La première année n’a pas été simple, mais j’ai pu compter sur le soutien de mes proches et de mes amis de lycée pour réussir le concours.
Me voilà donc en 2e année, réputée facile, année du relâchement et de tous les excès.
Il est d’usage pour les nouveaux admis d’être « parrainés » par les 3e années, afin de les initier aux us et coutumes carabins. Les filles sont parrainées par les garçons et vice versa. Pour créer ces paires, un questionnaire circule au sein de la promo. Parmi les questions me viennent pêle-mêle : le tour de poitrine, la position sexuelle favorite et le nombre de partenaires. On doit bien sûr y ajouter notre photo. Une sorte de Tinder avant l’heure…
Moi je suis assez timide, un peu fleur bleue, presque pudique. Je n’ai jamais eu de relation sexuelle, ce qui a fait l’objet de quelques discussions embarrassantes au sein de mon groupe. Je me souviens avoir joué la carte de l’humour en notant sur la feuille « Error 404. Page not found ».
L’étudiant qui me choisit comme « fillotte », je le connais déjà. Il est beau, il est populaire, il est plus âgé. Nous nous sommes déjà embrassés à une soirée alors que j’étais au lycée, mais nous n’étions pas allés plus loin à ma demande. Il me plaît, mais je sais qu’il est en couple avec une étudiante.
Quelques jours plus tard, pour financer le bureau des étudiants, toute la promo est envoyée vendre des gâteaux en centre-ville, dans des déguisements soigneusement choisis par ces fameux « parrains ». Au milieu des schtroumpfs et autres sirènes, en quoi suis-je déguisée ? Prostituée. J’accepte de porter cette tenue pour le moins dévêtue sans broncher, ça fait partie du folklore. Et puis, j’ai la chance d’avoir un long manteau qui me permet de me camoufler.
Par un jour pluvieux d’octobre, vient le fameux « WEI » : le weekend d’intégration. Autrement dit un weekend où les 3e années peuvent humilier les 2e année en toute légitimité. Plusieurs bus sont affrétés pour amener les quelques 400 étudiants sur le lieux.
Les réjouissances commencent sur le trajet : on demande aux candidates à la couronne de « Miss Chaudière » de se mettre « à poil ». Les garçons sont encouragés à faire « l’hélicoptère » et un concours de la plus grande chaîne de soutien-gorge fait rage entre les différents bus. A l’arrivée, après quelques animations bon enfant, commence le parcours du combattant des bizuths : jets de farine, lait, nourriture pour chien, ingestion d’alcool, d’huile, café ou autres pour nous faire vomir. Les plus récalcitrants auront le droit à un lavement rectal, ou à leur pénis dans la moutarde.
Les festivités se poursuivent et on déroule le classement de la promotion, invitant les 1er, 69e et dernier du classement à montrer (au choix, on est sympa) leurs fesses ou leurs seins.
Puis la soirée démarre, l’alcool fort coule à flot, servi dans des poubelles. Tout le monde danse, tout le monde s’embrasse. L’ivresse monte. Mon parrain, très alcoolisé lui aussi, vient me voir pour me demander si je veux passer « un moment ensemble ». Il sort en premier et me demande de compter jusqu’à dix avant de le rejoindre à l’extérieur.

Dans ma naïveté, j’espère secrètement qu’il va m’embrasser. Mais les choses ne se déroulent pas exactement comme je les avais imaginées. Contre des poubelles, il me plaque, m’embrasse et baisse mon pantalon. Je ne réagis pas, j’ai le cerveau embrumé. Il force mais ça ne passe pas, c’est un peu douloureux.  Puis me vient une pensée absurde : au moins ce sera fait, je ne serai plus vierge. Je panique un peu, que va-t-il penser de moi si je ne participe pas ? Je tente un geste maladroit vers lui. Il me retourne contre les poubelles. Je glisse dans un murmure « pas là, pas comme ça ». La suite n’est que brouillard.
Voilà donc, comment s’est passée ma « première  fois » au pays des carabins.
Je retrouve les autres à l’intérieur, je souris. Il m’aime bien, je ne suis plus vierge, il n’y a pas de drame finalement. La soirée touche à sa fin, c’est déjà le matin. On fait le chemin ensemble pour regagner nos tentes. Il me demande si « il ne m’a pas fait trop mal » et si « il peut me toucher les seins ».
Le lendemain l’alcool redescend. Je commence à réaliser ce qui s’est passé. J’ai mal, j’ai honte, je saigne un peu. J’essaie d’en parler à une amie mais je n’ose pas lui raconter les détails, je lui dis même que je préfère avoir perdu ma virginité avec lui plutôt qu’avec un inconnu. C’est dire l’estime que j’ai pour moi-même.
S’ensuit une période très sombre. Je n’arrive pas à m’endormir le soir et je me lève très difficilement le matin. Je passe un temps fou à me préparer, je change plusieurs fois de tenues, je me maquille, je me démaquille. Rien ne va, je suis laide. Au moment de sortir pour aller en cours, je fais parfois des crises d’angoisse. J’ai l’impression que tout le monde me regarde, mon cœur s’emballe, je dois rebrousser chemin. Je ne vais presque plus à la fac.
Je m’alcoolise énormément lors des soirées (aux thèmes variés du type « SM », « putes et macs », « blanc et moulant »), jusqu’à faire des black-out. Lorsque j’ai bu, ma langue se délie, je lâche quelques bribes de l’histoire à des amis qui ne comprennent pas toujours mes dérives. Je ne leur en veux pas, moi non plus je ne me reconnais pas.
Je confronte plusieurs fois mon parrain qui finit par sortir un rageux « bon ça va, je t’ai pas violée !». Le mot est lâché, mais pas par moi. Je n’avais jamais envisagé l’évènement sous cet angle, et d’ailleurs je ne savais pas comment le qualifier. Après tout, je n’ai pas clairement dit non et il n’a pas usé de violence physique. A l’époque, on parlait beaucoup moins du consentement et de la notion de viol par surprise.
De toute façon, dans cette histoire c’est moi la coupable et certains de ses amis ne se gênent pas pour me le faire savoir à coups de « c’est dégueulasse ce que t’as fait » (sous-entendu « coucher » avec un étudiant en couple).
Je n’en parle pas du tout à ma famille. Ma mère s’inquiète des résultats de mes partiels, je botte en touche, je m’énerve un peu. Ils doivent se dire que je fais ma crise d’ado à retardement.

Bien entendu je rate l’ensemble des examens. Je me mets au vert chez mes parents l’été pour réviser et je passe de justesse les rattrapages. Le médecin responsable pédagogique me convoque pour comprendre ces si mauvais résultats. Je lui explique que je ne me sens pas à ma place, que je doute de mon orientation. Peut-être une fac d’anglais ? Il est à l’écoute mais je n’ose pas lui parler de la culture carabine, du sexisme ambiant, de mon mal être, parce qu’au fond, je me sens responsable d’avoir été irresponsable. Il me propose de passer en 3e année mais je refuse, je préfère redoubler et mettre une distance avec ma promotion.
Il m’oriente vers un stage en Angleterre pour m’encourager à rester sur la voie de la médecine.

Deuxième année bis et troisième année
Je sors peu à peu la tête de l’eau, je me remets au travail. Des liens se sont brisés, ma confiance est ébranlée mais mon groupe d’amis ne me lâche pas pour autant.
Arrive cette parenthèse anglaise, où je retrouve un peu de ma valeur dans le regard d’autres qui n’ont pas d’a priori sur moi. J’y rencontre un gentil garçon, on s’entend bien, il est très prévenant. Il vient même un weekend en France pour me rendre visite. Au moment d’aller nous coucher, je ne peux pas le laisser me toucher, je tremble et je me réfugie dans la salle de bain pour pleurer.
Des amitiés se créent en dehors du milieu médical, véritable bouffées d’oxygène qui me remettent sur pied. Je reprends le sport, je respire enfin.

Quatrième année
C’est le début des stages d’externat, direction la chirurgie viscérale. On entend les bruits de couloirs, on sait qu’un chirurgien a les mains baladeuses et aime se frotter aux étudiantes au bloc sous prétexte de montrer les gestes techniques.
Lors d’une opération d’une tumeur du pancréas, il demande à l’interne de toucher la masse. « Tu aimes quand c’est long et dur, hein ? ». Elle veut devenir chirurgienne, pas moi. Elle rit, pas moi.
Lorsque je m’essaie sans succès aux sutures, il me dit de ne pas tenir ma pince « comme une pince à sucre » mais je sais pertinemment qu’aux autres il conseille de la tenir « comme une bite ». Il a dû sentir que je ne partageais pas son « humour ».
Quelques années plus tard une étudiante portera plainte contre lui pour agression sexuelle. On découvrira qu’une patiente avait également été victime mais l’affaire avait été étouffée par la direction hospitalière et réglée à l’amiable.
Le vice-doyen défendra jusqu’au bout son confrère au motif que « c’est un bon médecin ». Le principal intéressé plaidera « l’esprit carabin». Cinq ans après le début de la procédure, il est condamné à deux ans de prison avec sursis et 5 ans d’interdiction d’exercice, décision confirmée en appel l’an dernier.

Cinquième année
Alors que je suis en stage de médecine interne, dans une ambiance pourtant bienveillante et studieuse, un jeune chef de clinique raconte une « blague » sur une prostituée qui s’est cassé le bras.  Le lendemain, à mon arrivée il demande devant tout le monde  « alors Mathilde, ça va ton bras ? ».

Sixième année
Stage de réanimation chirurgicale, le dernier avant le concours de l’internat. L’équipe est accueillante, c’est émotionnellement difficile mais passionnant. De garde, le chirurgien plasticien vient donner un avis. Il rentre dans la chambre de la patiente et lance à la volée « je te connais pas toi, t’es mignonne dis donc, t’as un mec ? ». La nuit en salle de garde, nous mangeons avec lui. Le toit de l’internat fuit : « tu sais, j’aimerais que tout s’effondre, comme ça je pourrais profiter de ton corps quand tu serais inconsciente».
Un autre jour, nous revenons du bloc. Dans l’ascenseur, un chirurgien commente l’attitude d’une infirmière « dis donc elle est tendue celle-là, ça lui ferait du bien un bon baobab dans le cul ».

Et après ?
Ces faits sont tous authentiques et vécus personnellement, j’imagine donc que nous sommes des milliers voire des dizaines de milliers à avoir vécu ces situations.
Alors, pourquoi on ne parle pas ? Etudiantes et étudiants, nous sommes constamment jugés sur notre participation au folklore. Ces comportements sont sans cesse encouragés et valorisés. La non-adhésion vaut exclusion tacite du club fermé de l’élite médicale.
Puis il y a « l’omerta ». Pourquoi parler alors que tout le monde, à l’université comme au CHU, sait déjà et ne lève pas le petit doigt ? Qu’est-ce que ça changera ?
Et comme l’a dit justement Karine Lacombe dans une interview, on relativise. Quand j’entends une patiente raconter son excision, ses viols répétés, la torture, je me demande de quoi on se plaint. Et puis je me souviens des pensées suicidaires de mes 18 ans. Je me souviens avoir failli abandonner le métier auquel je m’étais toujours destinée. Je me souviens de ma vie sexuelle bouleversée même quinze ans plus tard. Et je me dis que décidément ce n’est pas rien.

Voilà comment, de petites phrases « anodines » en petits gestes « anodins » on construit une mentalité, une rhétorique, qui nourrit l’esprit carabin et la domination masculine et permet à certains de s’autoriser le pire. Voilà comment on brise des vies et des carrières. Et il n’y a pas que les étudiantes en médecine :  les infirmières, aides-soignantes, secrétaires subissent le même sort. Les patientes aussi parfois.
Certain.es se demandent s’il faut séparer l’homme de l’artiste. Je suis persuadée qu’il ne faut pas séparer l’homme du médecin. Ce que fais l’homme doit être condamné, tant par la justice que par l’Ordre.

Pour terminer sur une note positive, j’ai bien sûr croisé sur ma route quantité de femmes et d’hommes bienveillant.es. Et depuis dix ans, je n’ai eu à subir aucune remarque sexiste, dégradante ou comportement déplacé. J’espère que le changement est en marche, et que les mesures prises par le Ministère de la Santé et l’Ordre National des Médecins seront à la hauteur des enjeux.

Finissons-en une bonne fois pour toute avec l’esprit carabin !

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