Le mardi 9 février en 2016, Yves Sintomer, professeur de science politique de l’université Paris 8 expliquait lors d’une conférence à Londres que la France est le pays occidental présentant le plus de risque d’une dérive autoritaire. Dès 1997, le philosophe allemand Ralf Dahrendorf prédisait d’ailleurs « Le vingt et unième siècle pourrait bien s’avérer le siècle de l’autoritarisme ». Dans cet article, on gardera comme référence les définitions de deux des pionniers de cette tendance politique.
Juan Linz définit l’autoritarisme dans Régimes autoritaires et totalitaire paru en 1975, par une apathie ou dépolitisation de la population, un pouvoir aux mains de peu de personnes, une absence de contrôle des pouvoirs, et de légitimité, ainsi qu’une restriction des libertés individuelles.
Dans son Traité de Science Politique paru en 1985, Guy Hermet donne deux autres attraits: les gouvernants en places ne soumettent pas véritablement leur pouvoir aux aléas d’une compétition ouverte lors de l’élection, et l’expression publique de désaccords est réprimée plus ou moins ouvertement.
La France ne remplit pas les « critères » prédéfinis (en temps normal). Mais paradoxalement, ces définitions semblent vieillissantes par rapport à l’évolution de la société française. Nous ne sommes pas confrontées à un « système » ou « régime » autoritaire comme l’ont dépeint ses théoriciens, mais peut-être à une simple évolution de la démocratie, qui aurait certes un penchant autoritaire.
La France présente-t’elle donc de réels symptômes de l’autoritarisme et quels sont-ils ?
Les racines autoritaires de la France, la constitution semi-présidentielle et la police nationale :
Aujourd’hui, selon Jean-Pierre Azéma, un pionnier de l’histoire de Vichy, et de l’école historique Rémondienne, qui fait autorité, l’Etat Français était un régime autoritaire, et non fasciste. Par conséquent, en tant qu’expérience la plus récente d’un autoritarisme à la française, il s’avère intéressant d’analyser ce qu’il nous reste de Vichy, ainsi que de le comparer à ce qui peut être fait aujourd’hui. Cécile Desprairies publie en 2012 L’héritage de Vichy - Ces 100 mesures toujours en vigueur. Elle y dresse alors un portrait de ce que nous a légué l’Etat Français et le Maréchal Pétain. Il faut reconnaitre que l’oeuvre législative durant ces quelques années d’occupations est très riche et diversifiée, allant du smic à la pratique du handball. Certaines, peuvent être jugées plus contestable et pertinente dans notre sujet : notamment la loi du 23 avril 1941 qui instaure une police nationale dans toutes les communes de plus de 10 000 habitants. Une police d’Etat, directement sous les ordres du ministère de l’intérieur, qui peut prendre le pas sur les polices municipales. C’est un instrument exécutif fort pratique pour un régime qui serait autoritaire. Le statut de Président Directeur Général nous vient également de la politique vichyiste. Bien que non politique dans une certaine mesure, cette mesure est calquée sur le modèle maréchaliste, visant à renforcer la
responsabilité et les pouvoirs du dirigeant de l’entreprise face aux contre-pouvoirs.
La Ve République, est une sorte de régime hybride entre présidentiel, et parlementaire, à la base prévu pour une personnalité : le Général de Gaulle. La constitution de 1958 répond à un manque de stabilité et d’exécutif fort. Dans son article 50, le principe de responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale est clairement établi. Mais le président peut également dissoudre la chambre basse. Pourquoi entend-on sans cesse parler de monarchie présidentielle, ou de régime semi-présidentiel ? Comme dit auparavant, le Général de Gaulle voulait un pouvoir exécutif fort. En effet, le président de la République est la clé de voute des institutions. Le gouvernement peut encadrer et rationaliser l’action du parlement depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, notamment en choisissant l’ordre du jour des deux chambres, et de légiférer par ordonnances. De plus, on a tendance à penser que le premier ministre est toujours issu du Parlement. Pourtant en 1962, Georges Pompidou est nommé chef du gouvernement alors qu’il n’a jamais exercé de mandat parlementaire, et est surtout, un proche collaborateur de de Gaulle. Le président de la République peut également contraindre le gouvernement à la démission, sans l’avis de l’Assemblée Nationale.
Le modèle présidentiel choisit pour la Ve République peut être propice à un certain manque de légitimité. Ce manque ne faiblit guère avec le fameux article 49.3 de la Constitution. Celui-ci entraine une suspension de discussion à la première lecture d’un texte de loi à l’Assemblée Nationale (soit budgétaire, soit sur un autre texte mais alors qu’une seule fois par an). Les députés peuvent toujours déposés une motion de censure, mais sur 87 utilisation depuis 1958, cela n’a pu aboutir qu’une seule fois, en 1962. Elle est souvent décrite lors de son utilisation comme une entrave à la démocratie, et ses utilisateurs s’en défendent en évoquant son statut constitutionnel.
Ainsi le modèle de la Ve République entraine souvent des crises de légitimité au cour des mandats. Le phénomène est encore plus présent aujourd’hui avec l’éclatement des partis politiques où bien souvent le vote est l’expression du choix « le moins pire », plutôt que « le meilleur ».
Rappelons également un point qui semble étonnant, mais parfaitement explicable : la constitution russe de Eltsine de 1993, a été largement inspirée de la Constitution française de la Ve République. On a souvent tendance en France à désigner Vladimir Poutine comme un autocrate autoritaire. C’est donc dans la pratique que le caractère autoritaire se joue.
Les critères de Hermet
Y-a t’il une réelle concurrence lors des élections ?
Certes les partis politiques sont éclatés, mais une certaine élite politique s’est formée. C’est l’objet d’étude du livre de Bourdieu La Noblesse d’Etat, qu’il publie en 1989. Le sociologue y compare les structures sociales de la monarchie et de la République pour y prouver l’absence de changement fondamental. On parle également depuis longtemps de la caste qui s’est formée autour de l’ENA ou Polytechnique. On connait depuis un certain temps une montée du populisme, dont chaque parti se veut « anti-système », et souhaite faire un peuple plus souverain, plus actif. Il y a en faite chez ces populistes, une volonté d’une démocratie illibérale selon Pierre Rosanvallon, c’est à dire, une « culture politique qui disqualifie en son principe la vision libérale ». Ce dernier explique également le 31 août 2018 sur France Inter que le populisme est une sorte de politique d’offre, descendante, et non plus une politique classique de la demande, où la politique vient du bas. Emmanuel Macron entretient d’une certaine manière des partis populistes, car ces derniers vivent sur une « communauté de répulsion » à l’égard d’un ennemi désigné : le système. Y-a-t-il donc une réelle concurrence lors des élections ? Oui dans le sens où l’éventail politique est diversifié, et sociologiquement non, dans le sens où comme dit plus haut, on retrouve, sans arrêt une certaine classe ou élite politique. La crainte d’une aristocratie a survécue depuis l’Ancien Régime, qui ferait passer ses intérêts avant l’intérêt commun. Selon Olivia Leboyer dans son article L’élite politique : paradoxe de la démocratie, qu’elle publie dans la revue Le Philosophoire en 2016, cette classe qui s’est formée est contradictoire. En effet, alors que le peuple se plaint d’un manque de représentativité, il est cependant impossible qu’un seul candidat aux élections, ressemble à toute la société française dans sa diversité et origine sociale. Olivia Leboyer rejoint Le peuple introuvable de Pierre Rosanvallon, où il rappelle qu’un peuple n’a jamais un seul visage. Le sentiment de ressemblance s’incarne alors dans la force de la croyance de ce qu’incarne un personnage politique. Et non dans une recherche de proximité comme l’ont fait Nicolas Sarkozy, François Hollande, ou plus anciennement Giscard d’Estaing.
L’expression publique : focus manifestation
À certains égard, la crise des Gilets Jaunes en octobre 2018 a été le glas d’une révolte. Originellement pour protester contre la taxe carbone, le mouvement s’est transformé en incarnant l’expression publique d’un désir de plus de justice sociale. Dans notre étude c’est la gestion des manifestations qui est intéressante d’étudier. Outre les violences policières et peu importe la manière de les regarder, le mouvement a vu un dispositif policier inédit en France. En effet, à partir du 8 décembre, l’acte IV du mouvement des Gilets Jaunes voit la mobilisation de 89 000 agents. De plus, il y a une généralisation des arrestations pour des motifs flous, des dispersions, ainsi que des tirs de LBD. Cela traduit une volonté de décourager la mobilisation. En mars 2019, le préfet de police de Paris Michel Delpuech est limogé car jugé trop laxiste. Le journal Libération fait alors une enquête sur son successeur, Didier Lallement, ancien préfet de Bordeaux. Les sources de l’enquête, des anciens
collaborateurs bordelais du préfet, disent de lui « Avec lui c’est la politique de la terreur », ou encore « si le gouvernement l’a choisi, c’est clairement pour une reprise en main musclée». Didier Lallement créé d’ailleurs la polémique à plusieurs reprises, lorsqu’il annonce par exemple que la police fait correctement son travail dans un contexte où Loïc Prud’homme, député La France insoumise, disait avoir été matraqué lors d’une manifestation en mars 2019. Fin avril 2019, un rapport de l’Observatoire girondin des libertés publiques, qualifie les stratégies de maintien de l’ordre du préfet de « politique d’intimidation ». En novembre 2019, il répond à une militante Gilet Jaune « Nous ne sommes pas dans le même camp ». On peut y voir une métaphore dans un certain sens de la société actuelle.
La politique d’intimidation du préfet ne lui est pas propre. Il était en effet surprenant que peu après l’assassinat de Samuel Paty, Gérald Darmanin ait lancé une vague de perquisitions visant à intimider une mouvance islamique. Cela peut même rappeler la guerre contre le « terrorisme » des américains au lendemain des attentats du 11 septembre. Une action contre un concept, est flou, et surtout, n’a pas réellement de fin.
Plus récemment, Didier Lallement, lors de l’affaire Michel Zecler, annonce un soutient financier aux policiers mis en examen, alors qu’une vidéo ayant fait le tour de la société prouvait leur culpabilité. Qui plus est, cette affaire intervient alors que la scène politique et sociale se divise sur le projet de loi dit Sécurité Globale. Rappelons que concernant cette loi, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a rappelé la France à l’ordre et se dit inquiète, notamment de l’article 24, interdisant la diffusion d’images de policiers.
Les critères de Linz
La restriction des libertés individuelles
En décembre 2019, Eugénie Mérieau, professeur invitée de Harvard, intervient sur la chaine youtube de Mediapart, pour parler de son nouveau livre : La dictature, une antithèse de la démocratie - 20 idées reçus sur les régimes autoritaires. Elle explique alors que ce qui l’a motivée à écrire ce livre, c’est un parallélisme entre le mouvement des Gilets Jaunes, et les manifestations de Hong Kong. Ainsi, elle s’énerve de la différence dans leur traitement médiatique et trouve plus intéressant de les comparer. En effet, la dissimulation de l’identité en manifestation, un des articles de la loi anti-casseur d’avril 2019, n’a pas été censuré par le conseil constitutionnel. Alors que dans la Chine autoritaire, cette mesure a été jugé attentatoire aux libertés publiques.
Les régimes d’exception s’avère également être un autre point intéressant à étudier
L’Etat d’exception est prévu dans l’Etat de droit selon la loi n°55-385 du 3 avril 1955. Cependant, celui- ci est voté par décret, donc unilatéralement par le conseil des ministres, sans concertation ou validation populaire. En y ajoutant à ça le débat sur la
légitimité aujourd’hui, une décision pareille qui octroie autant de pouvoir et pouvant restreindre en plus beaucoup de libertés individuelles, donne forcément un air de régime autoritaire. Récemment, nous avons connu deux formes d’Etat d’exception : l’Etat d’urgence vis-à- vis de la menace terroriste de 2015 à 2017, et l’Etat d’urgence sanitaire actuel. Le philosophe italien Agamben compare la montée du totalitarisme en Allemagne (par les voies légales) avec le déclenchement de l’Etat d’urgence, qui ferait glisser l’Etat moderne, vers un Etat de Sécurité, restreignant les libertés individuelles. L’article 16 de la Constitution octroyant tous les pouvoirs au président est également critiquable, mais reste une mesure d’exception, et limitée dans le temps.
Il est également à noter qu’il y a une digression au sein des contre-pouvoirs. En effet, d’une part les syndicats ont perdu en réputation, d’autre part les médias sont sans cesse contestés dû à une prétendue prise de position et accuser de relayer des fake news.
À l’occasion des manifestations s’opposant à la loi Sécurité Globale, le quotidien Charente Libre révèle qu’à la veille de l’une d’entre elle, le rédacteur du journal aurait reçu un appel d’un policier du renseignement de l’intérieur. Celui-ci lui aurait demander combien de ses journalistes viendraient couvrir la manifestation. La démarche, assez surprenante, peut être vue comme une menace à la liberté de la presse.
Une dépolitisation ?
D’une certaine manière, on peut parler d’une forme de dépolitisation de la société Française. Pas dans le sens où la politique n’intéresse plus la société, mais dans le sens où la société se prive de son expression politique la plus importante : le droit de vote. En effet, peu importe l’élection, on peut constater une relative croissance de l’abstentionnisme. Pourquoi cet abstentionnisme ? Un article du Centre d’observation de la Société du 16 mars 2020 explique, d’une part que dans l’imaginaire collectif, l’élection présidentielle semble être la plus importante, laissant législatives et municipales de côté. D’autre part : l’offre politique, les programmes des partis traditionnels ne se distinguent plus vraiment. D’où également la montée du populisme. Cela corrobore comme vu auparavant avec la critique de l’élite politique.
Simple évolution de la démocratie ou tournant autoritaire aujourd’hui ? La politique et la société est en constante évolution, alors que certains demandent la fin de la Ve République d’autres la défendent. Notre Etat est-il en pleine genèse vers un Etat autoritaire, ou policier ? Le caractère légitime du monopole de la violence de Weber est il toujours d’actualité ? Seul le temps nous le dira.
Bibliographie :
Introduction :
- https://www.nouvelobs.com/politique/20160213.OBS4610/yves-sintomer-la-france-peut-
evoluer-vers-un-regime-autoritaire.html
- https://cours.unjf.fr/repository/coursefilearea/file.php/235/Cours/08_item/indexI0.htm
Les racines autoritaires de la France : la constitution semi-présidentielle et la police nationale :
- Desprairies Cécile, L’héritage de Vichy - Ces 100 mesures toujours en vigueur, Armand Colin, 2012,
https://www.lepoint.fr/societe/ces-lois-que-vichy-nous-a-leguees-11-10-2012-1695073_23.php
- https://www.vie-publique.fr/fiches/38013-comment-caracteriser-le-regime-politique-de-la-ve- republique
- https://www.gouvernement.fr/l-article-49-3-comment-ca-marche
- https://www.vie-publique.fr/fiches/19581-revision-du-23-juillet-2008-la-fin-du-parlementarisme-
rationalise
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Police_nationale_(France)
- Tipsmark Bouchet Anne, La France de la Cinquième République, Editions Sciences Humaines, 2013,
p.9-15.
Les critères de Hermet
- Leboyer Olivia, L’élite politique : paradoxe de la démocratie, Le Philosophoire, 2016, p.75-86
- Pierre Rosanvallon : « ni social ni libéral, Macron a des aspects d’autoritarisme », Chaine youtube de
France Inter, 31 août 2018 : https://youtu.be/v-NhEb35ViI
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_Gilets_jaunes#Sur_la_composition_du_mouvement
- https://www.liberation.fr/france/2019/03/23/lallement-le-nouveau-prefet-qui-fait-flipper-les-
flics_1716932
Les critères de Linz :
- http://www.observationsociete.fr/modes-de-vie/vie-politique-et-associative/participationvote.html
- https://www.charentelibre.fr/2020/11/29/quand-cl-pique-darmanin-et-amuse-twitter,3678456.php
- https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/269427-etat-durgence-et-autres-regimes-
dexception-article-16-etat-de-siege
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Giorgio_Agamben#Philosophie_politique
- Mérieau Eugénie : Autoritarisme : les raisons d’un succès, sur la chaine youtube de Mediapart, le 7
janvier 2020, https://youtu.be/5x7mYQQqfrU
- https://www.vie-publique.fr/fiches/273931-les-pouvoirs-exceptionnels-definis-par-larticle-16-de-la-
constitution
Sur le sujet de manière plus générale :
- Fournier Lydie, Entre démocratie et autoritarisme, vers des régimes hybrides, Sciences Humaines,
mensuel n°212, Février 2010.
- Dabène Olivier, Geisser Vincent, Massardier Gilles, Autoritarismes démocratiques. Démocraties
autoritaires au XXIe siècle, La Découverte, 2008.
- Godin Romaric, La Guerre Sociale en France, La Découverte, 2019, « Vers la démocratie autoritaire »
p.177-232.