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Billet de blog 9 novembre 2020

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Ne tombons pas dans le piège d'une fausse polarisation

La tragédie de Conflans-Sainte-Honorine et celle de Nice ont un but évident: porter atteinte à l'unité des français. Malgré les injonctions répétées, force est de constater - si l'on s'en tient à la simple teneur des échanges dans les médias - que la division est bien là et l'objectif des terroristes semble en partie atteint. Mais la réalité du débat est ailleurs.

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Le débat médiatique qui continue de s'offrir à nous suite à l'effroyable assassinat de Samuel Paty est irrespirable et indigne du moment que nous traversons. Non seulement il ne reflète en rien la réalité du débat sur la question de la liberté d'expression tel qu'il existe chez une large majorité de Françaises et de Français mais il ouvre la porte a un mal sournois : une polarisation qui risque de passer de la mise en scène à la réalité, tendant encore plus un pays à bout de souffle.

La tragédie du collège de Conflans-Sainte-Honorine et celle de Nice ont un but évident  : porter atteinte à l'unité des français. Malgré les injonctions à l'unité martelées sans cesse par Emmanuel Macron, force est de constater - si l'on s'en tient à la simple teneur des échanges dans les médias nourrie par les petites phrases des politiques - que la division est bien là et l'objectif des terroristes semble en partie atteint.

Mais la réalité est ailleurs. Si la France ressemblait à une chaine d'information en continu, elle serait divisée en deux camps bien distincts : d'un côté les partisans d'une laïcité intransigeante et liberticide et de l'autre ceux d'une version trop accommodante avec l'Islam politique. On distingue bien ces deux camps par les injures portées à longueur de plateaux télés: "collabos" contre "fachos", "islamophobes" contre "islamo-gauchistes".

Mais la France n'est pas Twitter. Elle ne se résume pas à cette culture du clash qui semble faire recette dans l'émission "L'heure des pros" mais qui ne représente qu'une petite minorité. Dans une étude parue cette année, Destin Commun montre que seuls 8 % des français disent utiliser Twitter régulièrement et que les plus grands utilisateurs quotidiens de la plateforme sont ceux dont le positionnement est le plus proche des extrêmes, particulièrement à droite. Sur YouTube, media privilégié de diffusion des contenus extrêmes de tous bords, les utilisateurs les plus assidus sont l aussi ceux qui sont le plus à gauche ou le plus à droite.

Cette domination écrasante de la conversation nationale par une France polémique inquiète les français qui sont neuf sur dix à ne pas se retrouver dans la tonalité d'un débat public jugé trop agressif. Pire, ils sont près d'un tiers à penser que cette situation s'est empirée depuis la crise du COVID-19. Cette fatigue est due au fait que ces oppositions mises en scène masquent à la fois des points de consensus, par exemple sur la réponse ferme à apporter à la menace du terrorisme islamiste, mais aussi des opinions moins tranchées.

Les travaux que nous menons depuis 2017 sur la question de la polarisation en France, aux États Unis et dans les grandes démocraties occidentales nous font penser que le camp des ambivalents est nettement plus grand que celui de ceux qui, plus visibles et bruyants, ont un avis tranché voire même un intérêt à la surenchère dans un camp comme dans l'autre. Pour ceux dont les avis sont plus mesurés, la vive émotion suscitée par l'assassinat du professeur d'histoire n'appelle pas mécaniquement à exprimer fortement un avis politique définitif sur la place de la religion dans la sphère publique. Il ne s'agit pas là d'un renoncement ou d'une compromission mais bien d'une forme de mesure bienvenue.

La gravité du crime de Conflans et la nécessité du débat qui lui fait suite ne doit pas nous faire oublier que ce décalage entre le miroir déformant que nous tendent les médias et les réseaux sociaux et la réalité est dangereux tant le risque de débordement est fort, en particulier par temps de crise. Il pointe en creux deux dangers principaux. Le premier est celui d'un affrontement qui dépasserait la mise en scène télévisée pour s'ancrer durablement dans la réalité si on laisse champ libre aux seules voix les plus extrêmes. Le deuxième danger est celui d'une lassitude qui gagne inexorablement une majorité dégoutée par une conversation nationale qui ne lui ressemble plus. La France ne sera alors plus divisée entre les "pour" et les "contre" mais entre une minorité polémique qui participe encore au débat et une majorité épuisée qui aura éteint la télévision. 

La recherche en psychologie sociale parle de "polarisation affective" pour décrire le phénomène selon lequel des groupes s'étant formés autour d'un moment ou d'un sujet donné se rassemblent et se radicalisent autour d'autres sujets pour former progressivement une "méga-identité", immuable et durable.

A regarder les États-Unis, on constate bien les effets nocifs de ces méga-identités (on y parle d'identités empilées ou "stacked identities") qui transforment le port du masque ou la lutte contre le réchauffement climatique en bataille identitaire. Hélas, même l'élection de Joe Biden ne mettra pas fin à cet état de fait tant les méga-identités américaines sont profondément ancrées dans les deux camps.

Oui nous devons être unis dans la réponse aux nombreuses menaces auxquelles notre pays fait face, y compris celle bien réelle du terrorisme islamiste. C'est ce qu'attendent les français sans ambivalence selon les dernières études d'opinion sur cette question. Mais ne pouvons-nous pas être unis sans être un ("we are one" nous dit le Président de la République en anglais sur Twitter mais il oublie l’autre moitié de la chanson  «but we are not the same») ?. Cette injonction totale force les avis tranchés et s'avère épuisante pour une large majorité de français tant elle ne permet pas la nuance et transforme les débats et les désaccords si nécessaires à la vie en démocratie en detestations coriaces.

Mathieu Lefèvre est co-fondateur de More in Common et de sa branche française, Destin Commun.

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