Matthias Delescluse

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Billet de blog 22 mars 2023

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La (contre) réforme des institutions universitaires comme modèle post-démocratique?

Ce texte (mon premier) est une réaction épidermique aux évènements politico-institutionnels des derniers jours et à l'apathie du monde académique qui devrait pourtant jouer son rôle dans le débat public et mobiliser toutes ses forces au service de la société. En est-il seulement encore capable?

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On peut bien sûr considérer que la lutte contre la (contre) réforme des retraites n’est pas une priorité, au moment où la dernière synthèse du GIEC1 est publiée. Au contraire, on peut considérer que s'occuper des retraites de manière si ouvertement inégalitaire et autoritaire n'augure rien de bon quant à la manière dont seront traitées les conséquences du dérèglement climatique, ce dernier ne pouvant être traité indépendamment des inégalités2. Dans tous les cas, le régime de la cinquième république révèle de manière toujours plus éclatante son caractère de monarchie élective. L'article 49.3 est sous le feu des projecteurs, et le parlement se révèle chaque jour comme une vulgaire chambre d'enregistrement pour le président de la république et le gouvernement, au point de choquer certains parlementaires de la « majorité minoritaire » eux même.

Dans ce contexte, le milieu de l'enseignement supérieur et de la recherche se mobilise en moyenne assez peu et semble regarder de loin le conflit social se dérouler. Comment expliquer le peu de mobilisation, le peu de discussions même, au sein de la communauté académique ? Position de sage au dessus de la mêlée ou résignation du vaincu ? L'hypothèse dans ce texte est bien celle de la résignation mal cachée par la position du sage (ou du conservateur, selon le point de vue). La LPR est en effet passée par là, et en même temps les politiques de grands établissement. Parmi les conséquences délétères de ces réformes venues, non pas des parlementaires, mais de l'institut Montaigne3, on trouve la "gouvernance" des grands établissements et leur CA à la botte du président4. A partir du moment où la communauté académique a accepté la fin de toute tentative de démocratie universitaire (sans être dupe sur son existence réelle auparavant) et l'abandon des outils de gestion collégiale, n'est-il pas logique qu'elle ne réagisse pas à l'utilisation abusive des particularités de la 5eme république ? Finalement, l’équivalent d’un CA composé de 39 % d’élus5 seulement et un sénat académique consultatif est l'outil rêvé de l'actuel monarque présidentiel, aussi bien que de certains académiques lobbyistes du « gouvernement des experts »6. Si l'on s'en accommode dans son milieu professionnel, n'est-on pas résigné à l'accepter pour la nation toute entière ?

Évidemment, on peut élargir ce raisonnement à de nombreuses professions. Nous passons tous une part significative de notre temps au travail, en particulier les cadres7 (le coeur de l’électorat LREM) et les non salariés8, donc nous acceptons de passer une part importante de notre vie dans des organisations non démocratiques, soit en vendant notre temps, soit en espérant pouvoir influer sur le cours des choses (le métier-passion entre dans cette catégorie, surtout à l’université). Il y a sans doute un rift grandissant entre ces deux catégories d’actifs : ceux qui considèrent leur travail comme alimentaire et ceux qui y trouvent encore un sens. Comme pour tous les clivages, les institutions démocratiques sont supposées gérer cette diversité d’intérêts et de perception, ainsi que les conflits qui traversent la société, sans aucunement les nier. L'université est supposée être un lieu de débat et de libre pensée sur ces questions comme sur bien d’autres. La liberté académique, bien qu’affaiblie, doit permettre d’irriguer la société d’un regard indépendant et rigoureux sur la réalité du monde. Toutefois, chercher le consensus scientifique ne doit pas amener à dire qu’il existe nécessairement un consensus politique dans la société9. L’idéal démocratique et l’idéal universitaire souffrent tous deux de l’étouffement du politique, dans le sens général d’une incapacité de discuter ce pourquoi nous faisons société. Dans un cas, parce que l’économie néo-libérale supplante le politique, paradoxalement par pure hégémonie idéologique (TINA, « there is no alternative »), dans l’autre parce que les scientifiques pensent souvent qu’exprimer leurs opinions nuit à l’objectivité de leur science10, ou au moins à la perception de cette objectivité par la société. Pourtant, c’est plutôt l’étouffement de l’expression politique qui peut permettre aux charlatans de gauche et de droite de désigner la recherche académique publique, en un seul bloc, comme l’ennemi (par exemple vendue à Big Pharma ou remplie de militants terroristes). Pourquoi avoir peur de faire apparaître que les mêmes conflits parcourent la société et le monde académique ?

L'augmentation de la durée du travail, alliée à l'augmentation de la souffrance au travail11 n'est-elle pas le signe incontestable de la fin d'une certaine idée du progrès ? Les universitaires n’ont-ils donc rien à dire sur une réforme telle que celle des retraites ? Se cacher derrière le développement d’une techno-solution, ou bien derrière l’imparfaite nature humaine, ou encore la fatalité des limites physiques du monde permet-il vraiment d'éviter de prendre position ? La transformation des formations universitaires, centrées sur les savoirs, vers les compétences12, accompagnée de la rupture du lien  recherche-enseignement, de l’inflation des heures de cours et des activités extra-curriculum intégrées aux établissements, est-elle adaptée au monde à venir ? Au contraire, ces formations formatent-t-elles de jeunes professionnels comme le ferait une école de management? Quelle est la mission de l'université (au sens large) au XXIème siècle ? Faire progresser les connaissances ou sélectionner qui aura accès aux ressources à travers une méritocratie très discutable ?

Toutes ces questions, nous n'en discutons pas. La « gouvernance » des Idex nous bombarde de 49.3 et répondent à ces questions à notre place, sans motion de censure possible, à tel point que nous n'avons même plus la force de réagir et appliquons les décisions en espérant limiter les dégâts. D’aucuns penseront qu’il s’agit là d’états d’âme d’un gaulois réfractaire farci de biais cognitifs13 ! De réelles dissonances cognitives sont pourtant présentes à de nombreux niveaux. Que pèsent quelques actions pour le développement durable lorsque l’on fait financer une licence par BNP? Nous recevons des nouvelles quasi propagandistes de nos institutions, gavées de l’idéologie de la startup'nation, pendant que les emails syndicaux ne sauraient être présentés aux yeux délicats de certains collègues. Les informations sur les élections professionnelles, progressivement dépouillées d’enjeux, nous sont envoyées par les "Affaires juridiques". Après tout c'est normal, il est bien connu que ce qui est légal est automatiquement démocratique14, n'est-ce pas ? Finalement, le vrai but de la réforme des retraites, c'est peut être tout simplement la stratégie du choc, et la « néo-gouvernance » des institutions universitaires pourrait être notre avenir post-démocratique à tous. Quoi de plus normal quand tout ceci a montré son efficacité opérationnelle même sur les universitaires !

1 https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/

2 https://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2020-1-page-35.htm

3 https://www.institutmontaigne.org/publications/enseignement-superieur-et-recherche-il-est-temps-dagir (tout désagrément physique ou mental suite à la lecture de ce document n’est aucunement la responsabilité de l’auteur de ce texte)

4 http://democratie-au-coeur-de-psl.fr/

5 https://twitter.com/ContrePsl/status/1597971734577094661?s=20 (cliquer pour la source)

6 https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2012-3-page-137.htm

7 https://www.lesechos.fr/economie-france/social/malgre-les-35-heures-les-cadres-travaillent-presque-autant-que-dans-les-annees-1970-1149176

8 47.7h hebdomadaires pour les temps complets d’après la DARES https://dares.travail-emploi.gouv.fr/donnees/la-duree-individuelle-du-travail

9 https://www.lemonde.fr/blog/huet/2023/03/20/la-vraie-limite-du-giec-leconomie/

10 http://philosophiedessciences.blogspot.com/2020/06/la-science-est-elle-objective-1-valeurs.html

11 https://www.frustrationmagazine.fr/france-souffrance-travail/

12 https://www.cairn.info/revue-connexions-2004-1-page-25.htm#no4

13 https://www.youtube.com/watch?v=Z71oV00aqxk

14 «  lorsqu’on applique la règle de droit, lorsqu’on respecte les institutions, c’est par essence démocratique » ! Yael Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, BFMTV, 19/03/2023

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