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Billet de blog 10 mars 2025

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L’écologie n’est pas un jeu d’enfants

La sensibilisation à l'écologie et à la démocratie en milieu scolaire est contre-productive. En prenant l’exemple de la biodiversité de la montagne de Lure, nous voyons rapidement que l’action des enfants est limitée, car la notion de « propriété » lui est aussitôt opposée. Et la propriété est une affaire d’adultes, qui nécessite des débats philosophiques et modifications législatives conséquentes.

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La sensibilisation en milieu scolaire fait appel à de nombreux mots chantants : liberté de penser, démocratie, égalité homme/femme, respect de l’environnement, et autres paix, santé, bonheur-pour-tous. Comment un professeur pourrait-il ne pas être séduit par une si noble mission ? Peut-être parce que l’efficacité de cette approche donne des effets contraires à ceux escomptés et parce que, dans le fond, c’est aux adultes qu’il revient de mener le combat.

En prenant l’exemple de la biodiversité de la montagne de Lure, nous voyons rapidement que l’action des enfants est limitée, car la notion de “propriété” lui est aussitôt opposée. Propriété mal-comprise, mais fierté des adultes, qui nécessiterait d’être redéfinie philosophiquement et juridiquement, comme cela se fait dans d’autres régions du monde où la défense de l’environnement est portée devant les tribunaux. Pour faire avancer les luttes, nous proposons ici la notion de “biens transversaux inaliénables”, mais c’est une discussion d’adultes.

Illustration 1
Un Apollon lors d'une sortie scolaire © Matthias Egiziano

En complément de l’article précédent, intitulé “L’éducation et le principe de non-contradiction”, je poste une photographie prise lors d’une sortie scolaire en juin 2011 dans la montagne de Lure. Le papillon que nous apercevons est un Apollon ; je ne saurais vous dire avec certitude s’il s’agit d’un Grand (Parnassius apollo) ou d’un Petit (Parnassius phoebus), car le cliché n’est pas suffisamment précis. L’impression était celle d’un papillon de grande taille. Mais il est venu se mettre sur notre chemin à l’improviste. Si la sortie avait eu lieu uniquement avec ma classe, j’aurais pris le temps de photographier l’animal convenablement, sous tous les angles. Mais j’étais avec des collègues d’autres écoles du secteur et la journée n’avait pas été programmée avec un objectif entomologique. Il faut savoir que le chronomètre et moi, ça a toujours fait deux et quand un papillon passe par là, ça fait dix mille. Le petit imprévu a donné lieu à une conversation de ce genre-là avec les collègues :

“Matthias, on a un emploi du temps à tenir, tu te souviens ?”

“Oui, mais juste deux minutes pour voir un papillon, un Apollon je crois, là, je ne sais pas si…”

“Le bus va nous attendre pour le retour et il a une autre tournée à faire après nous !”

“Mais c’est un Apollon, quand même… Mais attendez, quoi…” 

Le contexte étant ainsi rappelé, vous voudrez bien excuser, j’espère, la qualité médiocre de la photographie.

Bien des années après, comparant ce souvenir à des évènements plus récents qui se rapportent à la même montagne — bagarres autour de l’abattage des arbres et de leur remplacement par du photovoltaïque — je me dis que j’étais à l’époque complètement à côté de la plaque (ou à côté du panneau). Pourquoi vouloir faire connaître aux élèves le nom des bestioles que l’on croise en chemin ? Pourquoi tenter d’identifier plus précisément l’espèce ? C’était un peu une manie chez moi, je faisais les présentations : “Nicolas et Julie, voici Apollon ! Apollon, voici Nicolas et Julie.” Ainsi, un autre jour dans la cour de l’école, dame Mante religieuse étant venue sans invitation particulière, je l’avais délicatement posée dans les petites mains des enfants, chaque petit volontaire à tour de rôle.

Et quand on trouvait une araignée derrière des cartons de livres, je récupérais l’animal vivant, si possible dans un bocal transparent, en essayant de ne lui abîmer aucune patte. Mais les araignées des cartons, les Tégénaires, n’ont pas les jolies couleurs de leurs cousines des champs et elles rencontraient alors peu de succès auprès des jeunes gens (je ne considère pas que les gris suraigus puissent marquer un “succès”). Je pensais assumer mes fonctions d’enseignant, tout simplement. Eh bien, pas du tout ! Je n’ai fait que mettre cette génération en contradiction avec tout l’appareil d’État, car pendant que nous faisons les belles leçons, ou quelques années après, le préfet signe un arrêté qui accorde à une entreprise privée une dérogation à l’interdiction de détruire l’écosystème fragile de Lure. Les enfants dont on aperçoit les chaussures sur la photographie sont adultes maintenant ; j’espère qu’ils ne participent pas trop vivement à la défense de leur montagne. On n’instruit pas des enfants pour qu’ils aillent ensuite se faire aplatir le nez.

Notre pays se moque de Lure comme des autres écosystèmes ! Des élus locaux aux représentants nationaux, de l’exécutif au législatif et au judiciaire, en passant par les lobbys industriels et financiers, tous les détenteurs d’un quelconque pouvoir ne voient d’abord dans cette montagne qu’un tas de pognon. Exit l’Apollon et les autres papillons qu’il m’est arrivé de photographier ici : la Diane, la Proserpine, le Citron de Provence, l’Aurore de Provence, la Piéride gazée, le Petit Paon de nuit, la foultitude d’Azurés et de Zygènes… Exit les autres petites bêtes, le Rhinocéros, le Cerf-volant, le Capricorne, l’Empuse rose, l’Araignée-coccinelle, la Thomise Napoléon de diverses couleurs et tutti quanti. L’inventaire entomologique de ce lieu serait plus long encore que la liste des commissions urgentes écrite après le versement du salaire mensuel.

Bien évidemment, les tenants du photovoltaïque dans la montagne affirment que leur projet ne gêne aucunement la vie sauvage. C’est juste une petite parcelle. Et puis une autre, et une autre… Ils nous font le coup de la belle-mère : on accorde un ongle, ils arrachent le bras. Les parcelles aménagées en usine photovoltaïque (et les routes pour y accéder) sont des trous dans l’écosystème. Il est pour le moins étrange que les humains persistent à s’imaginer l’espace naturel selon les deux dimensions de la carte du cadastre ; la planéité du concept de propriété escamote la troisième dimension. Mais les papillons de grande envergure comme le grand Apollon, ou le Machaon et le Flambé qui fréquentent aussi les lieux, sont les princes des courants d’air. Ils volent principalement en planeur, contrairement au Citron, par exemple, qui lui, a un battement d’ailes rapide (et je ne vous parle pas du Moro-Sphinx dont le vol est comparable à un hélicoptère ; mais non, je n’en parle pas).

Bref, les planeurs glissent sur les masses d’air. Mais si vous faites des trous dans la masse d’air qui chapeaute la végétation… si vous créez des zones de béton et de verre où l’air va s’échauffer beaucoup plus en journée et se refroidir la nuit… vous transformez la balade de l’Apollon en parcours du combattant. Ah ça, on peut dire qu’il ne sera pas en grande forme pour séduire sa belle ! La vie d’un insecte ressemble à ces personnages de jeux vidéos qui doivent courir sur des plateformes qui se désagrègent au fur et à mesure ; le décor s’effrite, s’écroule, se réduit comme peau de chagrin et le personnage insuffisamment entraîné doit sauter de plus en plus loin. De même, le papillon doit sauter par-dessus des trous, de plus en plus nombreux, mais il n’a pas de seconde chance, lui ! Et quand l’espèce affiche Game Over, c’est définitif pour les siècles et les siècles.

Ainsi nous savons bien qu’il y a un écart entre les arguments affichés et les conséquences réelles. Les décideurs engagent même des experts en communication pour maquiller les faits. Et puis, ils font semblant de poser une norme protectrice ici, qu’ils s’amuseront à enfreindre là, là et là. Par exemple, l’État impose à toutes les communes sans exception l’obligation d’inscrire dans leur PLU (plan local d’urbanisme) les trames verte et bleue censées permettre le déplacement des espèces sauvages sur terre (verte) ou dans l’eau (bleue). Ces corridors n’existent que sur le papier. On en parle parfois aux enfants, mais on autorise les trous dans la montagne ; dans d’autres paysages, on autorise l’arrachage des haies pour faciliter le déplacement des tracteurs, ou pour une nouvelle autoroute, un agrandissement de l’aéroport, un parking, etc. Alors, la trame verte, c’est pour quand ? Personne n’est dupe. Les enfants eux-mêmes comprennent plus ou moins rapidement à quelle société ils ont affaire. Alors pourquoi ne pas leur dire la vérité dès maintenant ?

Bien sûr, quand la séquence pédagogique se fait au grand air, elle a au moins l’avantage de rendre sur l’instant l’enfance plus agréable et les élèves plus attentifs et éveillés, tandis qu’un apprentissage du saccage de la nature, avec burin et tronçonneuse à la main, rendrait immédiatement les enfants gagas et incapables de la moindre concentration. Néanmoins, je m’interroge sur l’effet de notre pédagogie sur le long terme. Et la réflexion posée à propos des séances d’écologie s’étend aussi à toutes les autres séquences de sensibilisation qui sont au programme des écoles : non-violence, respect des autres, tolérance des différences, égalité, laïcité, etc. Ces divers apprentissages sont parfois menés simplement sur un support de photocopies à coller, cocher, compléter, colorier (en vert ce qui est “bien”, en rouge ce qui n’est “pas bien”), les émotions des enfants ne sont alors pas beaucoup bouleversées. Mais certains professeurs y mettent un peu plus d’engagement et de sincérité, et à ce moment-là, il peut se produire un “truc” au fond des élèves, quelque chose qui était dans leur sensibilité et qui remonte, comme une petite graine qui osait timidement éclore et qui se décide tout-à-coup à lancer une tige vers le soleil ; le “truc” qui remue au fond, c’est tout simplement leur humanité. Et c’est mignon comme tout quand elle brille soudain dans leurs yeux, plus beau encore qu’un vol de Chardonneret élégant au-dessus des genêts en fleurs. Mais après cela ? La jeune pousse va se prendre la grêle sur la tête.

Est-ce que l’on fait des citoyens ? Au lieu de renforcer la démocratie, les leçons de morale données dans les écoles ne contribueraient-elles pas à l’affaiblir in fine ? Il n’est nullement nécessaire de faire des suppositions pour répondre à cette question, car les premiers effets sont déjà autour de nous ! On peut les constater, les mesurer, en dresser des statistiques et diagrammes divers. Cela fait au moins deux décennies que le processus de sensibilisation-à-tout-va est enclenché dans les écoles – auparavant, on était davantage sur la grammaire et l’arithmétique quand même – et ce que l’on observe principalement est un désinvestissement de la sphère publique par la population, en particulier par les jeunes adultes, ceux-là mêmes qui ont été “sensibilisés”. La grande masse ne veut plus voter, ni se présenter aux élections, ni participer à un parti, ni adhérer à un syndicat, ni militer… Les associations aussi sont à la peine, les membres qui les font tourner vieillissent et ne trouvent pas de remplaçants. Les anciens services publics, charpente de l’État-Providence, torpillés par les élus de tous bords, peinent à recruter. Demandez à un jeune ce qu’est un service public. Au mieux, il vous répondra que c’est un numéro de téléphone avec une voix électronique qui nous prend pour des neuneus et est programmée pour que l’on abandonne la démarche. Et globalement, dans les évènements de résistance au photovoltaïque qui ont lieu dans la montagne de Lure, vous verrez surtout des têtes grisonnantes. Très peu, voire pas du tout, de jeunes gens. Bonne nouvelle ou mauvaise nouvelle ? À côté de cela, les comportements écologiques patinent. Le tri des déchets par exemple, est-il devenu un automatisme pour les jeunes ? Il serait intéressant d’avoir des statistiques rigoureuses à ce sujet, mais en attendant et à vue de nez, je dirais que les nombreuses séances de sensibilisation au tri en milieu scolaire n’ont pas laissé d’apprentissages plus pérennes que les séances de conjugaison du conditionnel présent ou de géométrie pythagoricienne. Peu de résultats, donc. Et si les jeunes adultes ont tendance à bouder la voiture, il semblerait que ce soit davantage pour des raisons financières et pour s’éviter des contraintes en cascade, que par souci de son empreinte environnementale. Il est vrai que, du temps de ma jeunesse, on pouvait bosser à fond un été ou deux et se payer ensuite une petite guimbarde dont on faisait ensuite l’entretien soi-même, vidange, bougies, réglage des fichus tambours de frein à l’arrière, peinture de l’aile à la mode de Gaston, etc. Aujourd’hui, une voiture est un produit hors de prix, techniquement fermé, elle n’est plus porteuse de rêve, c’est juste un truc “prise de tête”. Alors la leçon du professeur n’y est sans doute pour rien dans le recul des ventes.

Certes, des initiatives sont menées dans les recoins de la France pour faire vivre une démocratie autrement, mêlant un peu toutes les générations, celles qui ont été sensibilisées à l’école et les autres. Des collectifs citoyens se créent, des dynamiques locales travaillent hors système, des monnaies locales complètent le troc artisanal, des lieux d’échange et de partage font la nique au pouvoir financier. Sur les réseaux sociaux aussi, paraît-il, les jeunes inventent de nouvelles formes de lien et de contestation. Mais cette “démocratie alternative” a un peu l’aspect d’un absentéisme. On s’absente du circuit officiel pour aller faire autre chose ailleurs, hors du regard des institutions. Pendant ce temps-là, même réalisées dans le désintérêt général, les élections servant à pourvoir les postes de capitaines dans les institutions officielles n’en continuent pas moins à faire des dégâts. Et même si trois rentiers seulement se déplacent aux urnes, cela suffit amplement à faire tourner la machine. L’élu intronisé sous les ors de la République aura toute latitude pour signer des accords internationaux, plaçant sous la coupe des grands groupes industriels ces territoires que les collectifs citoyens voulaient gérer autrement, ainsi que pour déclarer la guerre à qui il voudra, avec la même facilité que s’il avait été porté par un vote massif. Le désamour des citoyens pour la France n’annule aucunement le (dys)fonctionnement institutionnel !

On peut comprendre la fatigue citoyenne, après tous les coups de matraque et les trahisons diverses. Moi-même, je peux bien avouer que tous ces ronflants rouffians, qui nous serinent à longueur de temps leur morale de circonstance, m’ont empatouillé les oreilles. Mais en fin de compte, la déception des citoyens rejoint la passion qu’éprouvent les chefs pour la destruction, et tout ça coule dans le même sens. Tout concourt à la même perte. Nous voyons s’emballer un cercle vicieux : abstention et retrait d’un côté, violence et décisions calamiteuses de l’autre. L’agora se vide inexorablement ; c’est à peine si l’on distingue dans un renfoncement de l’espace public une balle en caoutchouc et une gonade poilue se poursuivre encore en rebonds, vains témoins d’une tentative de dialogue avorté. Et voilà t’y pas que l’on nous parle d’une guerre en Europe ? Une “bonne”, bien sûr, et “inévitable”, tant qu’à faire ! Où sont passées les grandes idées et les bonnes volontés qui ont présidé à la création d’un espace de dialogue et d’échange sur notre continent ? Un pressentiment, dont je préfèrerais me défaire, me dit et me redit que toute une partie de la population est à ce point écœurée par l’hypocrisie des mots, qu’elle est prête à renoncer à la démocratie. Cela ne représente plus rien pour elle, elle s’en désintéresse et ne veut rien savoir de ce qui peut arriver. Certains vont voter pour des candidats qui ne cachent même pas leur détestation des principes démocratiques, les autres vont se contenter d’un haussement d’épaules : “Abandonner la démocratie, bin alors ? Pour ce que c’était. De t’te façon, faut bin mourir de qu’que chose ! Tant qu’on nous laisse le wifi…” Et je tiens à rappeler que ce n’est pas celui qui dit : “Attention, la peste arrive !” qui la fait venir.

La solution existe pourtant : il faut mettre en pratique, concrètement, les valeurs qui sont au programme de l’école et qui, bien souvent, sont déjà inscrites dans les lois. Les enfants apprennent principalement par imitation, disais-je dans l’article précédent. La prise de décision, c’est pour les adultes – les enfants, eux, ils accompagnent. Ainsi, après que les adultes se soient informés, concertés, qu’ils aient décidé et qu’ils se soient mis au boulot, élus, préfets et juges compris, alors les enfants peuvent aider à la réalisation des projets, en mettant à contribution leurs petites mains et leur grand sourire. En agissant avec les adultes du village, ils se constitueront ainsi des apprentissages civiques particulièrement solides et des liens sociaux exempts d’angoisse.

Mais la mise en pratique du programme scolaire chez les adultes nécessite quelques modifications législatives, voire carrément des changements de paradigmes mentaux ; ce ne sont plus des débats pour enfants ! Je faisais mention de la trame verte, en exemple tout bête ; il faut replanter des haies, comme chacun le sait, mais pour cela, il y a un préalable, c’est que les autorités fassent comprendre à tous les propriétaires qu’ils doivent laisser le bord de leur terrain à la nature sauvage. En filigrane, cela remet en question la toute puissante notion de propriété. C’est un passage obligé, conceptuellement et juridiquement. Voyez, quand des enfants tentent de dire à quelqu’un qu’il ne doit pas arracher de son jardin les plantes-hôtes sur lesquelles les papillons pondent leurs œufs, les orties notamment, qu’est-ce qu’il répond ? “Je suis chez moi, j’fais ce que je veux !” Ou : “J’ai acheté le terrain, c’est pas vous qui allez faire la loi chez moi.” Comme si la pollution était un droit inclus dans le titre de propriété… De même, voyez dans l’actualité mondiale les luttes que mènent certaines populations pour la défense de leur environnement en s’opposant aux grands groupes pétro-industrialo-financiers : elles appuient leur procédure juridique sur des concepts qui cassent ou infléchissent l’idée de propriété forgée par la civilisation occidentale. Ici, on fait appel à une notion de “bien commun” ou “ressource inaliénable”, là on donne un statut de personnalité juridique à un fleuve ou une montagne, encore ailleurs on redonne une valeur juridique aux lois non écrites des premières nations qui vivaient (quasiment) sans propriété. Ces débats sont portés aussi à l’intérieur des Parlements.

En France aussi, on a su parfois poser des limites à la propriété et cela ne s’est pas fait sans échauffourées. Dans ce domaine, notre nation a privilégié l’approche en terme d’ “usages” : on est propriétaire, mais pas complètement, c’est plus ou moins selon s’il y a un intérêt supérieur… Ainsi, la loi Littoral définit une largeur de terre dont le propriétaire ne peut pas revendiquer l’usage exclusif ; et des usages y sont interdits, la construction notamment ou la simple pose d’une clôture, ce qui fait descendre le prix de ces parcelles et permet à l’État d’en racheter. Cette loi est venue dans le sillage d’autres tentatives juridiques, formant un continuum dont on peut remonter l’historique au moins jusqu’à Colbert. À chaque étape, on essaye de faire mieux, c’est-à-dire plus collectif, tout en s’appuyant sur les lois précédentes. Mais pourquoi nous sommes-nous arrêtés en si bon chemin ? Pourquoi déposons-nous soudainement toutes les espérances sur les générations suivantes, en leur léguant simplement les concepts de “bien” et “pas bien” pour lutter contre des intérêts privés qui nous effraient nous-mêmes ? Ohé, nous ne sommes pas à la fin de l’Histoire, nous n’avons pas encore une société parfaite, continuons ce travail philosophico-juridique.

Plus haut, je faisais référence à la troisième dimension. Dans la suite de cette idée, nous pourrions enregistrer dans la loi l’existence de biens transversaux inaliénables. Exemples de transversalité : celle du vent qui passe sur les parcelles de terrain mais qui n’appartient à personne, de la qualité de l’air, de l’écoulement de l’eau, de sa qualité, de l’abondance des nappes phréatiques, de la diversité d’espèces vivantes, de la promenade nocturne du hérisson, du vol de l’Apollon, de la nidification de la Proserpine, on pourrait même ajouter la transversalité des champs magnétiques. Dans certaines régions, on lutte contre le vent, mais cette lutte est collective ; dans ce cas-là, ce sont les anciens alignements d’arbres visant à limiter le vent qui peuvent être considérés comme un bien transversal que les propriétaires se doivent alors de respecter. Idem pour les paysages en restanques dans le sud de la France pour lutter contre l’érosion des sols, ou les végétaux qui stabilisent les dunes sur le littoral Atlantique. L’épandage de poison peut être considéré comme une attaque au bien transversal de la diversité d’espèces, tout comme l’introduction d’une espèce exotique invasive qui dévore les espèces endémiques. Vous voyez un peu l’idée de transversalité.

Sans attribuer une âme ou une vie individuelle à l’environnement — ça, ce serait plutôt l’approche en terme de “personnalité juridique” — il faut néanmoins reconnaître qu’il existe une dynamique globale. Lure n’est pas une personne, mais elle n’est pas pour autant réductible à un assemblage de parcelles cadastrées, isolables ; des éléments transversaux donnent un dynamisme à l’ensemble et ces éléments n’appartiennent à aucune parcelle en particulier, tout en s’appuyant sur chacune d’entre elles. Mine de rien, nous sommes en train de dire que le Tout ne se réduit pas à la somme des Parties, certes la Partie participe au Tout et si elle vient à manquer, le Tout va s’en trouver modifié, il va devoir s’organiser autrement, à condition qu’il ne lui manque pas trop de Parties ; mais le Tout a un ordre et un mouvement qui se surajoute à chaque Partie. Il faut abandonner ce mythe moderne du monstre de Frankenstein avec ces morceaux de cadavres cousus les uns aux autres, magiquement éveillés par une grosse décharge électrique.

Il faudrait que la loi reconnaisse clairement l’existence des biens transversaux, qu’ils soient listés pour chaque département ou chaque ensemble naturel, en concertation avec les habitants, et que soit fermement institué qu’aucun propriétaire ne peut les modifier, les altérer, les bloquer, les détourner ou en faire une exploitation exclusive. Bref, des biens inaliénables ; cette dénomination marquerait clairement une priorité dans les cas litigieux. Outre la loi Littoral, nous avons des lois qui tentent de protéger la qualité de l’air ou de l’eau, mais cette protection n’est pas suffisamment placée au-dessus de la propriété individuelle. Le scarabée Pique-Prune peut se vanter d’avoir bloqué une autoroute, lui, mais habituellement la nature a moins de chance dans les tribunaux français. Des méga-projets autant ruineux pour les finances publiques que pour l’environnement sont parfois contestés en justice par des collectifs d’habitants, car les lois permettent ces actions— vive la démocratie — mais les intérêts des grandes compagnies privées ont de grandes chances de l’emporter au final, surtout par leur capacité à payer des armadas d’avocats pendant de nombreuses années. C’est en-effet à l’usure que les luttes se gagnent. C’est le cas des procès qui ont lieu contre le photovoltaïque dans la montagne de Lure. Je vous laisse voir le compte-rendu dans la presse locale (Haute-Provence Info, La Provence, le Dauphiné libéré), mais ce n’est pas terminé. J’avais été choqué par la violence faite sur les opposants au projet et par le verdict d’un premier procès qui avait condamné quelques-uns à des amendes conséquentes, soi-disant parce qu’ils n’avaient pas respecté la propriété privée, alors que c’est le propriétaire lui-même qui avait défoncé son terrain et la biodiversité à laquelle il participait. Depuis, un procès en appel a redonné raison aux défenseurs de la nature. Qu’en sera-t-il du recours au recours ? Et puis la joie d’une victoire contre un projet à tel endroit va être douchée par l’annonce d’un projet similaire dans la commune d’à côté. La Justice française n’est pas limpide, elle est trop longue, trop de formalités permettent de louvoyer et les gens de bonne volonté s’épuisent à lutter contre l’État. Et pourquoi le préfet et les élus locaux ne se sont-ils pas rangés dès le départ du côté de la défense de l’environnement ?

Finalement, dans les marges du cahier des apprentissages législatifs de la petite élève prénommée France, le professeur écrit au stylo rouge : “Il y a des efforts, c’est bien, mais vous vous laissez dépasser par les évènements. Persévérez, en accélérant un peu le rythme ! Pensez à bien utiliser les outils qui vous sont donnés. Mobilisez vos points forts qui sont soulignés en vert.” Ou plus laconiquement : “Peut mieux faire ! Courage !” Pauvre petite France, elle en a du boulot à reprendre ! Mais aussi, elle s’est endormie pendant plusieurs trimestres, vivant sur ses acquis précédents, elle a fait ses caprices et elle a pris du retard, voilà le problème ! Allez, du nerf, on n’en est plus à Colbert ! Maintenant, elle se reprend en main ou elle est recalée ! Les mêmes observations peuvent être marquées sur son cahier de TP des apprentissages exécutifs. Notre pays dispose de forces de l’ordre en nombre et lourdement armées, bien motorisées, les moyens de fichage et de surveillance ne manquent pas, on a le cadastre, les impôts, les satellites… Mais quels sont les ordres de mission ? Quelles sont les priorités des dirigeants ? Combien de lois non appliquées ? Ainsi vous a-t-on dit que la trame verte concerne aussi les quartiers résidentiels ? Autour des belles villas, il faudrait casser des murs de clôture (bien souvent non-conformes au PLU qui définit une hauteur maçonnée maximale correspondant à trois rangées d’agglos), les diminuer ou aménager des ouvertures à la base permettant aux hérissons de se promener de gazon en gazon. Pas facile à envisager, alors que pour un demi-mètre carré planté d’un chou et d’un pétunia, on est parfois prêt à sortir le fusil ! Alors, de grâce, n’envoyez pas les enfants en première ligne ! Leur présence s’ajoutera après, à condition qu’un début de quelque chose ait commencé à se mettre en place. Courage monsieur le maire ! Le préfet est avec vous ! Et le juge également ! On pourra compter aussi sur le préfet pour diligenter ses services de contrôle auprès des centrales électriques, des décharges, des zones commerciales, des usines, des aéroports…

Ça y est, je me remets à rêver ! Mais quoi, ne dit-on pas que force reste à la loi ?

NB. Une première version de cet article, plus courte, a été publiée sur une autre plate-forme sous le titre “Éducation à la démocratie et après ?” au printemps 2024, donc avant la dissolution de l’Assemblée. Les élections législatives de juin 2024 ont révélé une situation un chouilla plus complexe que le désintérêt citoyen ici décrit.

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