Retour sur Albert Camus,
ou
le seul Appel antifasciste et antilibéral qui compte,
maintenant.
Par Matthieu Baumier
Nous sommes entrés dans l’année Camus, un temps de commémoration de l’écrivain et de son œuvre. Un certain président, entouré sans doute de trop de mauvais conseillers, a eu la petite idée d’essayer de récupérer l’événement. Une petite panthéonisation, cela ferait bien dans le cursus. Difficile. Personne ne croyant que ledit président ait lu l’intellectuel, l’écrivain. Du reste, on se demande bien en quoi Camus serait « utile » à Nicolas Sarkozy quand la Princesse de Clèves, disait-il, ne sert à rien. Ce n’est pas pour en rajouter mais, quand même, nous sommes entrés dans une ère de ridicule. C’est aussi de cela, d’ailleurs, dont parle l’essai de Jean-Luc Moreau consacré à Camus, sans que son auteur en soit forcément conscient, nous y reviendrons.
Commémoration, donc. Services de presse mobilisés, expositions, documentaires, un ou deux livres par éditeur… Une histoire banale en somme. Du coup, on s’inquiète. A peine les opérations débutent-elles sur le théâtre de l’année Camus que l’on est déjà lassé de tous ces livres qui arrivent, on ne pourra du reste pas tous les lire. On craint la multiplication de biographies, certaines datées et dépassées, des essais « à la Camus » et autres ouvrages dont la fonction n’est autre que de vendre un petit peu. On n’en voudra pas aux éditeurs, vouloir vendre c’est aussi leur métier finalement. L’oublier, au prétexte d’une quelconque « pureté » est une posture minable. Jean-Luc Moreau, dont on a lu avec bonheur les récents essais consacrés à Sartre et à Simone de Beauvoir, ne donne pas une biographie de plus. Nous l’en remercions, bien que cela ne nous étonne pas. Moreau est un critique littéraire et un écrivain fin et les écrivains ayant finesse ne tombent pas dans les pièges tendus par les commandes de leurs éditeurs, ils les contournent, jouent de la guérilla littéraire. On attend un essai grand public et hop on se retrouve avec un livre apportant une vision neuve, une autre mise en perspective. Ce livre aurait pu paraître n’importe quand, pas seulement à l’occasion d’une commémoration, et c’est le premier compliment, loin d’être mince sous notre plume, que l’on peut lui faire.
Moreau s’interroge sur la position ou posture, cela dépend des avis, prise par Camus à compter de la parution de L’Homme révolté, accentuée par celles de L’étranger et de La Peste. L’Homme révolté pose une question qui fait polémique dès sa parution. Et même avant car, Moreau le montre bien, Camus a intelligemment préparé la venue de ce livre par divers articles, dont une position sur la poésie de Lautréamont. Evidemment, cette position prise après guerre revenait à entrer sur le terrain de Breton et des surréalistes, du moins sur un territoire que Breton s’était attribué. Le patron des surréalistes avait besoin de redorer son blason et celui du groupe, l’occasion était trop belle pour la rater. Il faut dire que la référence faite par Camus à la célèbre phrase de Breton sur l’acte de sortir dans la rue un revolver dans la main, référence insistant sur l’année 1933, pouvait laisser penser à Breton que Camus proposait une comparaison entre ce qu’il considérait comme un nihilisme et la montée de la barbarie nazie. Breton a répondu, Camus est entré dans le débat. Naissance d’une polémique dans la république des lettres, chacun y ayant finalement, et stratégiquement, intérêt. Cette polémique est moins connue que celle qui a vu Camus affronter Sartre, elle n’est pourtant pas moins importante. C’est ce que montre Jean-Luc Moreau, entrant dans les détails, analysant les textes et les réponses, s’intéressant à des sources que nous ne lisons plus guère. En cette époque, la question est importante. Camus ne supporte pas une critique faite par Jeanson sur son livre. Il apprécie peu, surtout, que son honnêteté intellectuelle soit mise en cause. On lui reproche d’user de textes mal ou vite lus, ainsi qu’une certaine confusion de pensée. Rigolo avec le recul. Qui se souvient de Jeanson ? Il y a les Jeanson, et l’auteur de ces lignes, et les Camus ou Breton. Nous ne jouons évidemment pas dans la même cour.
Ce que Camus accepte mal, c’est que sa position, voulue, d’intouchable soit mise en question. Traitant de la révolte, entrant ainsi en confrontation avec la notion de révolution alors fort à la mode, Camus est vite perçu comme prenant une posture morale. Alors, Jean-Luc Moreau pose les bonnes questions dès le début de son essai, en « perspective » : « Camus a-t-il toujours su faire preuve de cette rigueur morale sur laquelle se fonde en grande partie sa réputation ? S’est-il toujours gardé de recourir au jugement d’autorité que sa stature lui permettait, en veillant à ce que son opposant ne se sente pas d’emblée mis dans une position d’infériorité ou superbement ignoré ? A-t-il réellement pris en compte les critiques formulées à son encontre, jusqu’à en suivre l’argumentation, ou n’y a-t-il vu que l’occasion ou la nécessité de réaffirmer ses thèses – incomprises, puisque soumises au doute ? ». Voilà le dossier ouvert par Moreau, loin de toute biographie répétitive, un dossier qui permet au lecteur d’explorer un pan méconnu, voire inconnu, de la personne Albert Camus. Car la polémique n’oppose pas seulement Breton à Camus. D’autres critiques fusent au sujet de L’Homme révolté, ainsi celle conduite par le libertaire Leval au sujet de l’usage fait de Bakounine par Camus. Ce volet de l’enquête menée, Moreau s’intéresse ensuite aux relations établies entre Camus, Bataille, Barthes et Raymond Guérin. Il ressort de cette étude que Camus, loin d’être l’intouchable que nous voulons aujourd’hui percevoir, était surtout au cœur des débats, de ce que l’on appelait encore le combat des idées.
Cet essai est une réussite qui réjouira tout lecteur prêtant intérêt à Camus, ainsi que toute personne se passionnant pour l’histoire récente des lettres. Il a cependant une portée plus grande, laquelle échappe peut-être, nous le disions d’emblée, à son auteur, ce qui n’est aucunement un reproche. En montrant la vigueur et l’importance du combat des idées autour des écrits de Camus, particulièrement les parties consacrées à Lautréamont et Sade, Moreau donne à lire notre époque, ici et maintenant, un peu comme par un effet de miroir. On sort de ce livre avec d’autres interrogations, des questionnements très graves au fond, du genre : que reste-t-il aujourd’hui du combat des idées ? Y a-t-il encore un combat dans les lettres ? Et même, que reste-t-il des idées ? On perçoit en lisant les échanges et la confrontation, de cette époque pourtant proche, à quel point notre monde intellectuel s’est écroulé, bavardant en tout sens pour ne plus dire grand-chose. Pire encore : peut-être disons nous quelque chose mais alors cela n’est plus audible dans l’intense bavardage, se prétendant culture, dans lequel le libéralisme stupide actuellement à l’œuvre nous a enterrés. On comprend mieux le fatalisme qui, aujourd’hui, tient lieu de milieu des lettres, cette ambiance qui veut que l’on joue à s’affronter et à débattre dans un temps où il semble bien que ni confrontation ni débats ne soient possibles, et que ce jeu se fasse en sachant qu’il se fait n’est pas le moindre critère de définition de notre misère quotidienne. A l’époque dont parle Moreau, l’enjeu d’une polémique autour de Lautréamont, sur la question de la révolte mise en perspective par rapport à celle de révolution, était un enjeu majeur, qui posait question et engageait toute la société à travers ses intellectuels et ses écrivains. Et aujourd’hui ? Peut-être faut-il mettre cette situation au triste compte d’un libéralisme capable de faire table rase de l’intellectualité réelle, apte à intégrer spectaculairement tout acte intellectuel, littéraire ou même simplement culturel, en son sein, un peu comme une sorte de mante religieuse. Il y a certainement là une part de vérité. Sans doute faut-il aussi considérer l’incapacité que nous avons, intellectuels et écrivains, à investir d’autres champs que ceux du nombril du petit individu médiocre que nous sommes devenus, en particulier le champ de l’engagement. Les idéologies et les projets utopistes seraient morts, répète notre fatalisme. Mais regardons-nous du bon côté ? Autrement dit, où sommes-nous, écrivains et intellectuels, tandis que le Vivant se meurt sous les coups de notre propre oppression, la nôtre, à nous, enfants et collaborateurs du libéralisme monstrueusement destructeur de tous les écosystèmes ? Quelle position morale prendraient des Sartre et des Camus maintenant ? Lequel des deux monterait à la tribune des Ecologistes, et même des Verts, pour lancer un Appel aux écrivains et intellectuels de notre temps. Ni Sartre, ni Camus, plutôt Jeanson ou d’autres du même acabit, cependant je me permets de le lancer cet Appel, en un temps où le nain qui nous gouverne prétend récupérer Camus : l’Appel au front des écrivains et des intellectuels pour l’écologie, le seul combat antifasciste et antilibéral qui, maintenant, compte.
Jean-Luc Moreau, Camus, l’intouchable, Ecriture, 2010, 260 pages, 19 euros