Il y a 13 ans, je faisais cours à Saint-Avold, dans l'Est de la France, en Moselle.
J'aimais beaucoup le lycée Charles Jully, ses élèves, ses professeurs. Je les retrouvais avec joie.
J'habitais à Nancy, à quelques kilomètres, la ville où je suis né, car je voulais rester auprès de ma mère, de mon frère et de ma nièce. Deux fois par semaine, il me fallait prendre le train à 5h20. Je me levais à 4h20, mettais mon costard cravate, traversais la ville endormie ou noctambule, à l'heure où les boîtes de nuit relâchent leurs foules joyeuses.
Parfois, le train allait vers Sarrebruck, en Allemagne. Des douaniers entrèrent dans le wagon. Ils me contrôlèrent, ainsi qu'un autre homme. Personne d'autre. J'ai demandé : "pourquoi seulement nous deux ?" Le policier a souri sans me regarder. Il est sorti. Avec l'autre homme, nous avions une chose en commun. Laquelle ? Vous le savez.
J'ai précisé que j'étais en costard cravate. L'autre homme, je m'en souviens, l'était aussi. Que j'allais travailler. Lui aussi, cela se voyait. Que j'étais tout tranquille, à 6h du matin, au seuil de ma journée au lycée. Je crois même que j'étais derrière mon ordinateur à peaufiner mon cours, comme j'avais l'habitude de le faire à ce moment-là. Le contrôle n'aurait pas été plus légitime si j'avais été en jogging. Je ne l'étais pas. L'abus n'en était que plus flagrant. Je crains bien qu'on m'ait signifié quelque chose, plutôt qu'on ait cherché à prévenir un crime, que, selon toute apparence, je n'allais pas commettre. L'Etat semblait me dire : "On t'a à l'œil."
Quand l'historien Patrick Weil m'a parlé de sa campagne pour mettre fin aux contrôles de routine, j'ai pensé à cette humiliation. L'immense majorité des personnes issues de l'immigration visible en ont vécu de semblables. Elles se souviennent de ce jour, de cette nuit où un policier a, fort inutilement, douté de leur honnêteté, en public, quelquefois devant leurs proches, leurs enfants. Elles se souviennent de cet instant où la France leur a, à travers cet agent, fort inutilement rappelé qu'elles venaient d'ailleurs, qu'à ses yeux ce serait toujours le cas, quoiqu'elles fassent. Rappel cruel, idiot. Evitable.
Je me demande à quoi peuvent bien servir ces contrôles "de routine", dans quelle mesure pareille stigmatisation peut être compensée par des objectifs de sécurité, qui, je l'espère, ne reposent pas entièrement sur ce genre de procédures hasardeuses, stigmatisantes, et dangereuses.
Leur résultat en matière de prévention des crimes et de recherches des malfaiteurs est loin d'être établi. Surtout, on peut se demander si, outre qu'elle humilie les innocents, cette pratique n'est pas criminogène, quand elle confine au harcèlement, comme c'est le cas pour une partie de nos concitoyens des quartiers populaires. Le sentiment de rejet concourt à la violence.
À New York, il y avait 686 000 contrôles en 2011, année où les contrôles de routine ont été interdits. Il y en a aujourd'hui 11 000 par an, menés dans le cadre d'opérations bien précises. Dans le même temps, le nombre d'infraction a chuté, lui aussi. Tout le monde se satisfait des deux résultats. On peut attendre de la police républicaine qu'elle fasse autre chose de son temps. Son travail, à elle aussi, est difficile, respectable quand il a pour objet la protection de toutes et tous, et pourquoi pas le lien social, si on lui en donne les moyens.
Je veux qu'on discute de la fin des contrôles de routine. Qu'on entende bien qu'il s'agit d'une souffrance, quelquefois quotidienne, pour qui est soupçonné sur la base de son apparence, si souvent de sa couleur de peau. Qu'on se demande si la police républicaine n'a pas mieux à faire que de chercher ainsi une aiguille dans une botte de foin, dont on brûle certaines pailles. Cela signifierait fixer aux policiers des objectifs à la baisse en la matière. Outre la fin de la stigmatisation, il pourrait résulter de la fin des contrôles de routine une plus grande efficacité en matière de prévention des infractions. Les agents seraient, dès lors, comme le suggérait il y a quelques années une enquête du Défenseur des droits, plus attentifs à qui ils arrêtent, au lieu de s'en remettre si souvent au faciès pour opérer.
Nous avons besoin d'apaisement. Tout ce qui nous l'apportera sera le bienvenu.